3.1.2– Le manifeste de Watson

Si le passage du structuralisme au fonctionnalisme s’est opéré de manière insensible, la révolution behaviouriste est abrupte ; elle se veut et s’affirme en rupture totale avec le passé. Elle n’a cependant rien d’une création sui generis, et les signes avant coureurs de son apparition sont nombreux, en particulier : les courants philosophiques du positivisme et du mécanisme, la psychologie animale et le fonctionnalisme. Pour le courant positiviste, la connaissance n’est objective que dans la mesure où elle repose sur des faits observables par plusieurs personnes. L’introspection ne pouvant reposer sur un tel consensus, elle doit être écartée d’une approche scientifique du comportement. Le courant mécaniste est plus ancien ; il a élaboré une vision de l’homme-machine, mis en mouvement par des forces extérieures. Les concepts de stimulus (cause) et de réaction (effet), progressivement élaborés par les physiologistes, permettront le développement d’une psychologie de type mécaniste. La psychologie animale, à la veille du manifeste de Watson, a déjà singulièrement progressé. Loeb a proposé, au siècle précédent, sa théorie des tropismes élaboré sur un modèle strictement mécanique ; Thorndike aux Etats-Unis a établi la loi de l’effet et, à l’inverse de Romanes et Morgan, il recueille l’essentiel de ses observations au laboratoire.

C’est cependant Pavlov qui fournit à Watson la clé de voûte de son élaboration théorique, en établissant les principes du réflexe conditionné. Nous connaissons les expériences originales de Pavlov ; nous ne rappelons ici que l’essentiel de son paradigme expérimental de base : de la nourriture placée dans la gueule d’un chien entraîne une réaction salivaire. La salivation constitue une réaction inconditionnelle, c’est-à-dire inscrite dans la physiologie de l’organisme. La nourriture qui provoque cette réaction est le stimulus inconditionnel. Si l’administration de nourriture est régulièrement précédée par un signal (par exemple : le son d’une cloche), le chien, après un certain nombre de répétitions, salivera dès l’apparition du signal. Cette salivation survient avant que la nourriture lui soit présentée. Le signal initialement neutre, c’est-à-dire n’ayant aucun effet sur la réaction salivaire, devient capable de la provoquer par association au stimulus inconditionnel. Il est alors appelé stimulus conditionnel et la réponse salivaire est devenue conditionnée.

Enfin, bien que non totalement objective, la psychologie fonctionnaliste a déjà parcouru une partie importante du terrain dans la direction d’une psychologie davantage orientée vers l’étude du comportement et l’utilisation des méthodes objectives dans la collecte des données et le recueil des faits.

C’est dans ce climat particulier que Watson rédige en 1913 son manifeste, dont le retentissement fut et reste considérable. Les points principaux de l’article de 1913 peuvent se résumer comme suit :

Le but de la psychologie est la prédiction et le contrôle du comportement.Comme on le constate, rien de cela n’est en fait bien neuf. L’apport principal de Watson (1913) est d’avoir rassemblé en un tout cohérent des idées déjà existantes. L’aspect unique de son manifeste est son caractère provocateur : l’évacuation radicale du champ de la psychologie des phénomènes de conscience. Les méthodes utiles en psychologie et les seules recevables sont alors l’observation des comportements, l’analyse des réflexes conditionnés, le compte rendu verbal et les tests. Toutes ces méthodes existaient déjà, mais la manière d’envisager les faits recueillis est singulièrement modifiée. Ainsi, les résultats obtenus aux tests sont à considérer comme des échantillons de comportements et non comme des mesures ou des indicateurs de facultés mentales sous-jacentes. Le rapport verbal devient un comportement moteur objectivement observable ; il peut donc être analysé comme n’importe quelle autre réaction. De même, la pensée, considérée jusque-là comme un processus mental, est ramenée à la périphérie de l’organisme et se réduit à des comportements moteurs d’amplitude infime. La centration exclusive sur les méthodes objectives et le rejet de l’introspection change la manière de voir le sujet humain dans la situation de laboratoire. Dans le système structuraliste, le sujet est à la fois l’observateur et l’observé. Pour le behaviouriste, son rôle devient moins important : le sujet se comporte simplement, il devient l’objet d’une observation. Les éléments fondamentaux de l’observation sont d’une part le stimulus, d’autre part la réponse (toute contraction musculaire ou sécrétion glandulaire). Entre les deux, dans la filiation directe des travaux de Pavlov, existe une relation de cause à effet : l’organisme réagit au stimulus. Cette relation d’antériorité du stimulus sur la réponse permet la prédiction de la réponse, l’agencement des stimuli, le contrôle du comportement.

Une position aussi radicale et aussi mécaniste (« donnez-moi le stimulus et je peux prévoir la réponse ») ne devrait résister ni à la critique, ni même être suivie à la lettre de la part des continuateurs les plus orthodoxes du béhaviourisme watsonien. Il s’est en effet produit chez Watson un glissement insensible d’une position méthodologique à une affirmation théorique : ce qui est hors de portée de l’analyse (la parole intérieure, la conscience, la pensée, etc.) n’existe pas, ou exprimé autrement, ne peut être pris en considération.

Une partie très importante du courant néo-behaviouriste tentera de réintégrer le sujet comme élément intermédiaire entre le stimulus et la réponse, tout en s’efforçant de respecter les critères d’une analyse scientifique du comportement. Mais, à bien des égards, l’orientation de Skinner reste étrangère à ces écoles. Celui qu’on appelle souvent le behaviouriste radical et le continuateur le plus fidèle aux options fondamentales de Watson, occupe incontestablement une place à part dans la psychologie américaine contemporaine.

Si à la base du béhaviourisme watsonien on trouve le réflexe conditionné pavlovien, c’est Thorndike qui fournit à Skinner les éléments centraux de son analyse. Comme on l’a vu plus haut, pour Watson, les hommes et les animaux acquièrent de nouveaux comportements par le mécanisme du comportement pavlovien. L’environnement pousse l’individu à réagir d’une certaine façon et, dans une telle théorie, l’individu est essentiellement passif. C’est le schéma des psychologies stimulus-réponse. Cette théorie était difficilement tenable pour deux raisons. D’une part, certains stimuli semblent, par moment, ne provoquer aucune réponse. D’autre part, une fois la réponse émise, il est souvent difficile d’identifier le ou les stimuli déclencheurs. C’est cette approche qui constitue le socle de notre thèse.

L’ensemble des interactions entre ces trois éléments est regroupé sous le terme général de contingences de renforcement.