3.5.3.2- De l’intention d’agir à l’action : les émotions et les affects

Le consensus, qui se dégage des travaux autour de la fonction générale des émotions dans le paradigme évolutionniste (Johnson-Laird, 1988 ; Nesse, 1990 ; Plutchick, 1984 ; Scherer, 1993 ; Tooby, 1987 ; Tooby et Cosmodes, 1990), consiste à les concevoir, non plus, comme à l’instar des agents désorganisateurs du comportement, comme ce fut traditionnellement le cas, ni uniquement comme des perceptions du corps, comme le faisaient Descartes ou James, mais plutôt comme des modes d’opération spécifiques de l’esprit/cerveau permettant la coordination des changements physiologiques, cognitifs et comportementaux. Les émotions sont conçues comme des programmes qui modifient le mode sous lequel fonctionnent les nombreux mécanismes qui composent l’esprit, de façon à harmoniser leur fonctionnement afin de résoudre les problèmes adaptatifs posés par les situations rencontrées.

Nesse (1990) filant la métaphore du programme écrit à cet effet : « A plusieurs égards, les émotions procurent pour l’esprit ce que les programmes procurent pour l’ordinateur […] Changer un programme change l’apparence de l’écran, les fonctions de certaines clés, l’utilisation de certains processeurs et l’accès à certaines informations. De la même façon, une émotion peut changer l’expression du visage, la réponse à des stimuli particuliers, la tendance à utiliser un mode ou un autre mode de pensée et la disponibilité de certains souvenirs. » (Nesse, 1990, p.269). Les émotions constitueraient à cet égard un antidote à l’embarras de richesses cognitives dont jouit l’humain. En effet, nos capacités cognitives nous permettent de considérer, pour chaque situation, une myriade de possibilités d’action. Mais, dans certains cas, cet avantage se transforme en désavantage, spécialement lorsqu’il faut agir rapidement. Dans ce cas, nous sommes en proie à ce que Fodor (1987) nomme le problème d’Hamlet, c'est-à-dire que nous ne savons pas quand nous devrions cesser de penser et commencer à agir.

A cet effet, Levenson écrivait : « Il y a clairement des moments où l’action est plus appropriée que la délibération, où répondre est plus approprié que considérer, où faire est plus approprié que planifier. Dans des situations ou l’hésitation pourrait avoir les plus terribles conséquences, l’émotion fonctionne en mettant de côté le traitement cognitif qui est trop encombrant, trop obsessif, trop indulgent avec lui-même [self-indulgent] et, ultimement, qui a trop de chance d’être inconclusif. » (Levenson, 1994, p.124) Les émotions sont donc conçues comme sélectionnant un nombre limité de modes d’action dont l’efficacité a été testée par le temps. Elles sont des moyens de faire face rapidement à un problème ou à une situation de façon adaptative en coordonnant et imposant un mode de fonctionnement à des sous-systèmes qui fonctionnent habituellement indépendamment les uns des autres, et ce, sans une longue délibération qui est habituellement le propre de la résolution consciente de problèmes.

Les recherches sur le substrat neuronal des programmes d’affects indiquent que ceux-ci se situent probablement dans les circuits nerveux du système limbique. Le rôle de ces structures sous-corticoles dans les émotions a conduit Maclean (1980) à faire l’hypothèse que celles-ci représentent probablement une façon phylogénétiquement plus primitive que celle du néo-cortex de traiter l’information importante et de diriger nos réponses. Cette hypothèse ne fait pas que postuler l’existence de deux systèmes, mais également leur indépendance possible.

Selon Ledoux (1994), une partie des fonctions du traitement émotionnel dépend d’une petite structure enfouie dans le lobe temporal : l’amygdale. Les animaux qui souffrent de lésions à cette structure peuvent répondre normalement aux caractéristiques perceptuelles immédiates ou remémorées des objets, mais pas à la signification émotionnelle de ces mêmes objets. La propension de la peur à mener à des comportements stéréotypées et à des modifications viscérales et squelettiques s’explique par la connexion qui existe entre les structures amygdaliennes et les systèmes du tronc cérébral qui sont impliqués dans le contrôle des comportements préprogrammées et spécifiques à l’espèce ainsi qu’entre les systèmes endocriniens et le système nerveux autonome.

Du point de vue neuroanatomique, les prérequis pour l’activation des réactions émotionnelles apparaissent donc minimaux et surtout indépendants du type de transformations qui caractérise habituellement les opérations cognitives supérieures. Les programmes d’affects peuvent être déclenchés directement par les inputs subcorticaux, c'est-à-dire avant que l’intégration perceptuelle n’ait eu lieu et que le système puisse se représenter complètement le stimulus. Il faut croire dans ce cas que le système peut s’activer à partir d’une information incomplète et fragmentaire. Comme l’écrit Ledoux : « [...] La vision d’une mince et sinuante, sur le chemin devant nous, suffit à déclencher des réactions défensives. Nous réagissons ainsi avant de nous être assurés que nous avons rencontré un serpent, et nous ne cherchons pas, à savoir, que les serpents sont des reptiles ou que leur peau peut servir à la fabrication de sacs et de ceintures : ces informations inutiles retarderaient une réaction efficace et rapide, susceptible de nous sauver la vie. Le cerveau a simplement besoin de stocker les indices élémentaires et de les détecter. Dans un deuxième temps, seulement, le traitement des informations de base par le cortex permet une vérification […] ou la neutralisation de la réaction de peur. »  (Ledoux, 1994, p.57).

On le sait, les aires sensorielles du thalamus sont également les portes d’entrée du néo-cortex de l’hippocampe où des représentations distales seront élaborées à partir des signaux sensoriels. Dépendant des aires, ces stimuli seront transformés en représentations d’objets, de concepts ou de contextes qui pourront toutes déclencher, via les structures amygdaliennes, un syndrome émotionnel. On peut donc comprendre que plus les capacités de traitement de ces aires augmentent, plus ce qui déclenchera une émotion pourra être varié et abstrait.

Cette distinction entre les provenances des inputs déclenchant les programmes émotionnels viendrait appuyer les thèses de Zajonc (1980,1984), qui maintient, contre Lazarus (1984), que les émotions et la cognition sont des systèmes séparés et partiellement indépendants et, par conséquent, que les réactions affectives peuvent survenir sans un encodage perceptif et cognitif élaboré, qu’elles peuvent être, en d’autres mots, précognitives. Bien entendu, la plupart du temps, l’évaluation émotionnelle et l’évaluation cognitive fonctionnement de concert, mais elles peuvent parfois fonctionner indépendamment l’une de l’autre. Dans le cas où le système émotionnel fonctionne indépendamment du système cognitif, nous avons affaire à une émotion qui apparaît soit sans raison, soit comme contraire à la raison. C’est cette approche qui expliquerait les comportements « anti-intentionnels » chez des individus qui ont exprimé au préalable leurs intentions favorables pour le comportement. Leur comportement « anti-intentionnel » est donc redevable à la force de l’émotion voire de l’affectivité.

A la lumière de ces travaux, on peut mieux comprendre la relative indépendance du système émotionnel vis-à-vis de la cognition, mais également, on peut spéculer sur la nature des interactions entre les deux systèmes.