6.2- Discussion

La question de savoir comment et pourquoi les individus sont motivés pour adopter de nouveaux comportements et changer les anciens, est controversée. Une étude sur le changement ou la résistance au changement de comportement sexuel face au VIH/Sida dans un contexte où le Sida décime au quotidien des vies humaines et/ou le seul moyen de prévention reste le port du préservatif pour des personnes sexuellement actives s’avèreindispensable. La résistance au port du préservatif à l’ère du Sida reste une problématique préoccupante. Malgré de multiples recherches menées sur la question ces dernières années, aucune à notre connaissance ne s’est intéressée à la juxtaposition de la théorie d’Ajzen et la théorie du changement de comportement. En effet, la théorie de l’action planifiée d’Ajzen pose que l’intention est le facteur décisif qui peut garantir la production d’une action. Si tel est le cas, il est donc possible de penser que pour obtenir d’un individu un changement de comportement, il faut susciter en lui l’élaboration d’attitude ou plus précisément d’intention allant dans le sens du comportement à promouvoir. Dans le cadre de la lutte contre le VIH/Sida, le comportement à promouvoir est le port régulier du préservatif pendant les rapports sexuels. Cependant, l’intention de porter le préservatif ne conduit toujours pas à son port effectif.

Cette étude s’inscrit dans la problématique de la mise en acte de l’intention. Selon Ajzen dans son modèle théorique, l’intention, porteuse d’action, conduit automatiquement à la réalisation de la dite action. Dans cet état d’esprit, Ajzen considère que l’individu est insensible aux variables intermédiaires à l’intention d’agir et l’action. Pour lui, de l’intention d’agir à l’action, aucune autre variable ne peut prétendre exercer une quelconque influence sur l’action. La théorie de l’action planifiée d’Ajzen est d’une ampleur incontestable dans la prédiction d’un comportement, dans la mesure où la prévention, la production d’un comportement ne devrait plus surprendre l’individu. Un individu qui est psychologiquement préparé à réaliser un comportement est plus susceptible de le réaliser qu’un autre qui n’est pas psychologiquement préparé. En d’autres termes, un adolescent qui a l’intention de porter un préservatif a plus de chance de le porter qu’un autre qui n’a aucune intention favorable au port du préservatif. Nos résultats montrent que 62% des adolescents ayant l’intention de porter un préservatif l’ont effectivement porté. Cependant, 38% d’adolescents qui ont également manifesté l’intention de porter un préservatif ne l’ont pas du tout porté. Nous constatons que l’approche d’Ajzen ne s’intéresse pas du tout à l’action d’autres variables que nous nommons intermédiaires dans la transformation en acte de l’intention. Cela signifie que le contrôle que l’intention exerce sur l’action est dans certains cas minimisé, voire marginalisé, dans la mesure où l’intention n’est plus considérée lors de la réalisation de l’action.

Notre modèle de prédiction ou mieux de changement de comportement que nous allons présenter dans les paragraphes suivants veut compléter les travaux d’Ajzen et rendre son modèle plus rigoureux et plus efficace. Nous trouvons tout comme Ajzen que l’intention est une variable extrêmement importante dans le processus de prévention ou encore de prédiction. La prévention passe d’une part par l’élaboration des intentions favorables à la prévention, et d’autre part, par la faculté qu’a chaque individu à gérer l’influence que d’autres variables peuvent exercer d’une part sur l’intention et d’autre part sur l’action. Notre travail a bien voulu, dans un premier temps, appliquer le modèle d’Ajzen à l’acte sexuel, et dans un deuxième temps, identifier toutes les variables qui détournent l’intention de l’action. Autrement dit, recenser toutes les variables susceptibles d’agir directement sur l’action indépendamment de l’intention. Nous tenons à insister sur le concept indépendamment dans la mesure où, c’est en lui que nous puisons l’originalité de notre étude car de nombreuses recherches ont porté sur les causes de la résistance à l’usage du préservatif sans s’intéresser à la dynamique fonctionnelle entre ces causes présupposées et les intentions des individus influencés par ces causes.

Notre modèle ne se confond pas à celui des contextualistes. Il va au-delà de l’approche selon laquelle les gens sont des producteurs autant que des produits de l’environnement. En bref, les gens sélectionnent et façonnent leur environnement. Cette causalité réciproque des caractéristiques personnelles et environnementales est mieux prise en compte par une perspective transactionnaliste que contextualiste. Selon l’approche contextualiste, les influences socioculturelles agissent par les systèmes de soi (Self-system). Nous ne rejetons pour autant pas l’influence socioculturelle, nous pensons qu’il ne faut pas dissocier les structures mentales et prédictrices du comportement. Car l’élaboration cognitive, l’interaction, l’inertie cognitive, la force de l’affectivité, les antécédents d’une action ne doivent pas être pensés indépendamment de l’action.

Il reste très difficile d’expliquer un comportement humain comme la résistance à l’usage du préservatif face au VIH/Sida, sans prendre en compte les multiples variables qui le provoquent, le déclenchent et le déterminent. Même si le Sida pose un problème de santé physique, il pose aussi le problème de représentation, de perception de l’acte sexuel et des pulsions et satisfactions sexuelles dont l’assouvissement est parfois indispensable pour l’équilibre de l’individu et/ou du couple. L’étude de la résistance à l’usage du préservatif devrait également prendre en compte la nature subjective de la psyché humaine. La subjectivité proviendrait de la particularité des processus de traitement de l’information qui induisent une déformation du monde réel.

A partir d’un certain niveau de complexité de la structure cognitive, on observe l’émergence des comportements que l’on pourrait qualifier de « volontaire ». Bien que cette notion soit actuellement difficile à expliciter, il semblerait néanmoins dans la mesure du possible, nécessaire de la prendre en compte lors de l’étude de la réalisation du port du préservatif qui le plus souvent émanerait de la volonté des deux partenaires. Il est donc important, dans toute étude sur la résistance à l’usage du préservatif, de dissocier les variables subjectives des variables objectives.

Le concept objectif du comportement sexuel serait indépendant de la construction cognitive subjective d’un individu. Il devrait permettre de décrire, caractériser et nommer le comportement sexuel que nous avons étudié sous forme de changement ou de résistance au changement. Le concept subjectif du comportement sexuel quant à lui devrait rendre compte de la subjectivité et de la variabilité des perceptions et représentations humaines, existant en raison des spécificités des processus de traitement de l’information. Il devrait permettre de décrire, caractériser et nommer, dans une culture donnée et à une époque donnée, la perception subjective que les gens ont du comportement sexuel. La sexualité est un aspect peu exploré et mal compris du comportement humain. L’infection au VIH/Sida nous interpelle en ce que nous avons de plus intime et de vital. Les problèmes sexuels de ces dernières années nous montrent de plus en plus le péril dans lequel se trouve la jeunesse actuelle sexuellement active. Analyser la résistance à l’usage du préservatif reste une tâche complexe et délicate qui ne peut être achevée dans le cadre de cette étude. Aussi sommes-nous conscient que nous avons soulevé autant de questions que nous avons apporté de réponses.

Nous ne devrions pas perdre de vue que les comportements sexuels, à l’instar du port du préservatif est affectif, cognitif, social et même culturel. La rationalité et le contrôle d’un pareil comportement demeurent incertains. Notre étude sur la réalisation d’un comportement « anti-intentionnel» montre que de l’axe épistémologique (intention) à l’axe praxéologique (action) existent des variables susceptibles de détourner le fonctionnement psychologique des adolescents désireux utiliser le préservatif pour les conduire à une résistance totale à l’usage du préservatif pendant les rapports sexuels. Les travaux précédents et récents n’ont pas pu montrer comment à l’axe praxéologique s’effectuent de nouvelles élaborations cognitives qui sont suscitées par l’intervention des variables intermédiaires telles que : l’interaction (pression psychosociale), le contexte, l’inertie cognitive, la force de l’affectivité, les antécédents de l’objet. L’importance de la connaissance, de la manipulation, de la maîtrise et du contrôle de ces variables par les individus est indispensable pour sauvegarder la permanence cognitive (la permanence de l’intention) et le primat du cognitif (intention) sur l’affectif et le social pendant les rapports sexuels. Ce n’est qu’à ce titre que l’intention garderait permanemment la suprématie sur les autres variables d’action.

Il s’avère donc urgent, sur le plan théorique, d’explorer de nouvelles pistes de recherche suscitées par nos résultats. Nous trouvons nécessaire d’envisager des études sur le temps que met une intention avant d’expirer ; les variables qui entretiennent l’intention ; l’avenir d’une intention après que l’action s’est produite ; le genre dans la production d’une intention ; le niveau d’étude et la faculté d’élaborer, d’entretenir et de réaliser une intention.

Au plan méthodologique, nous avons utilisé la méthode d’enquête et nous avons mené une étude longitudinale et avons privilégié le questionnaire aux autres instruments de recherche. Une étude sur un aspect lié à l’intimité comme la sexualité (le port du préservatif) nécessiterait l’usage impératif des entretiens, dans la mesure où la sexualité est tabouée et ne pas porter le préservatif à l’ère du Sida devrait être considéré comme une aberration. Seuls les entretiens devraient garantir plus d’objectivité au niveau des réponses des participants. Cependant, il était également impératif à la lumière de notre problématique de repérer les adolescents sexuellement actifs avant d’envisager les entretiens. Le repérage devrait constituer un véritable obstacle dans la mesure où aucune variable physique ou externe à l’adolescent ne permet de statuer sur son statut sexuel, c’est-à-dire de dire s’il a ou non des rapports sexuels. C’est la raison pour laquelle une enquête à grande échelle sur un nombre important de personnes nous a semblé plus indiquée. Elle nous a permis de satisfaire aux grandes attentes méthodologiques de notre étude. Car, il fallait que les participants repérés puissent manifester des intentions favorables au port du préservatif, d’une part, et d’autre part, avoir des rapports sexuels trois mois plus tard. Les entretiens n’auraient pas facilité l’accomplissement d’une telle démarche.

Outre la méthode d’enquête que nous avons utilisée, la méthode expérimentale aurait été plus appropriée pour la réalisation de notre étude. Pour une étude qui porte sur l’influence des variables intermédiaires sur une autre dite principale, la soumission des participants aux expériences aurait été plus enrichissante pour une description objective des faits observés après manipulation. Il était impératif que nous créions des situations expérimentales. Il fallait créer des conditions expérimentales avec chaque variable présumée intermédiaire et contrôler suite à des manips les réactions des participants. A ce titre les résultats auraient apporté plus de précision. Toutefois, la création de ces conditions aurait nécessité que les participants aient des rapports sexuels dans notre laboratoire et sous notre contrôle. Les difficultés liées à une pareille mise en scène ne sont plus à démontrer.