Conclusion générale

Nous avons reproché à la théorie de l’action planifiée d’Ajzen (1991) de ne pas toujours prévoir l’action à partir de l’intention, d’où l’urgence d’explorer l’effet des variables intermédiaires qui théoriquement peuvent en être la cause. La moindre des choses était donc de vérifier s’il était possible d’appréhender l’action à partir des variables autres que l’intention. La présente étude avait pour objectif d’explorer minutieusement les difficultés que rencontre l’intention dans l’accomplissement de l’action y afférente. Elle s’est ainsi intéressée à la problématique de la mise en acte de l’intention. Dans le but de décrire d’une part l’effet que l’intention exerce sur les autres variables dites d’action et d’autre part l’effet que ces variables exercent sur l’intention, dans la mesure où l’action ne s’accomplit pas d’une manière mécanique.

La recherche que nous avons menée s’est faite en deux temps : dans un premier temps, une échelle d’intention conformément aux grandes articulations théoriques et méthodologiques de la théorie de l’action planifiée a permis de mesurer les intentions des participants vis-à-vis du port du préservatif, et dans un second temps, un questionnaire comportant des questions fermées et ouvertes a permis de décrire l’influence des variables présumées de résistance au port du préservatif sur l’intention. L’enquête s’est déroulée dans les lycées, collèges et instituts de la ville de Yaoundé choisis au hasard. Trois cents quarante-deux participants ont été retenus pour l’analyse des résultats.

Les résultats obtenus pendant la première phase ont montré que les participants dans une très grande majorité (88%) manifestaient des intentions favorables au port du préservatif pour se protéger contre le VIH/Sida pendant les trois mois à venir. Il faut aussi mentionner que 6% des participants étaient indécis et 6% avaient manifesté des intentions plutôt défavorables au port du préservatif pour se protéger du VIH/Sida. Il nous a été donné de constater l’existence d’une corrélation très forte entre les variables de la théorie de l’action planifiée (normes subjectives, attitudes, contrôle comportemental perçu) et l’intention. En effet, le calcul de la matrice de corrélation a montré qu’il existait une corrélation statistiquement très significative entre l’intention de porter un préservatif et l’attitude vis-à-vis du port du préservatif, les normes subjectives sur le port du préservatif, le contrôle comportemental perçu sur le port du préservatif. C’est la raison pour laquelle l’intention de porter un préservatif a été retenue au détriment des autres variables de la théorie de l’action planifiée, ceci dans le but d’éviter la redondance.

Les résultats obtenus pendant la deuxième phase nous ont permis de nous rendre compte que 62% des participants ayant manifesté une bonne intention de porter un préservatif pour se protéger du VIH/Sida l’ont effectivement porté pendant leurs rapports sexuels. Par contre, 38% des participants ayant par ailleurs manifesté une bonne intention de porter un préservatif ont eu des rapports sexuels non protégés, c'est-à-dire n’ont pas porté un préservatif pendant leurs rapports sexuels. De même, le calcul du khi-deux de Pearson a permis d’identifier sept variables (pression psychosociale, contexte, inertie cognitive, force de l’affectivité, antécédents de l’objet, but de l’action et les circonstances) comme influençant la décision de porter un préservatif chez les participants. De ces variables, cinq (pression psychosociale, contexte, inertie cognitive, force de l’affectivité, antécédents) ont été inventoriées comme exerçant un effet statistiquement significatif sur la résistance à l’usage du préservatif chez des participants manifestant une bonne intention de porter un préservatif.

L’analyse des résultats, d’une manière générale, permet de conclure que l’action ne se déroule pas d’une manière mécanique. L’action psychosociale se réalise dans un système ouvert ou mieux encore dans ce que Lewin (1951) nomme « champs de forces ». L’action subit pendant sa réalisation l’influence d’autres variables d’action, c'est-à-dire des variables susceptibles également de provoquer, déclencher, organiser, contrôler et produire le comportement intentionnel. Il se produit donc un conflit entre l’intention et ces variables. L’accomplissement de l’action dépend extrêmement de l’issue de ce conflit. Car c’est la variable « victorieuse » qui assure l’accomplissement de l’action en lui donnant le contenu et la direction qu’elle souhaite. Il nous est permis de conclure que : de l’intention d’agir à l’action existent des variables qui autant que l’intention agissent sur le comportement intentionnel. Cela signifie que l’intention a bel et bien un pouvoir de prédiction sur l’action mais pour son accomplissement, elle ne doit pas céder aux pressions d’autres variables concurrentes. Elle agit selon trois principes : soit elle assure la suprématie sur l’action, soit elle est inerte ou totalement écrasée pendant la réalisation de l’action. Il existe également deux types de variables intermédiaires : celles qui facilitent la réalisation de l’intention et celles qui entravent sa réalisation.

De cette conclusion, la résistance à l’usage du préservatif est due à la faiblesse de l’intention. Les adolescents qui n’utilisent pas le préservatif pendant les rapports sexuels ne sont pas toujours ceux qui ont des intentions défavorables vis-à-vis du port du préservatif. Ils ont de bonnes intentions d’utiliser un préservatif pour se protéger du VIH/Sida, mais pendant l’acte sexuel, leurs bonnes intentions cèdent aux pressions d’autres variables d’action. Le changement de comportement sexuel dépend de la faculté qu’a chaque adolescent à pouvoir gérer les pressions suscitées par ces variables intermédiaires. L’acte sexuel se réalisant dans une situation d’interaction, l’interaction entre les partenaires est extrêmement significative. Deux adolescents qui ont des bonnes intentions d’utiliser un préservatif ont plus de chance de réaliser leurs intentions que deux autres adolescents qui ont des intentions plutôt contradictoires. Dans le second cas, c’est l’intention du partenaire possédant la majorité psychologique qui se réalisera. Et l’intention de l’autre partenaire restera inerte, inoffensive ou totalement écrasée.

Nous pensons toutefois, qu’il serait tout de même intéressant d’explorer les problématiques suivantes pour mieux enrichir la théorie de l’action planifiée et l’effet des variables intermédiaires sur l’intention :

Notre étude comporte néanmoins quelques limites. La première est qu’elle étudie un comportement qui, sur le plan scientifique, est très controversé. Le comportement sexuel demeure un phénomène complexe, un objet d’étude ambigu pour le psychologue social. Le comportement auquel nous nous sommes intéressé est un comportement érotique qui serait acquis, pourrait être compris comme étant la recherche volontaire et consciente des plaisirs physiques intenses provoqués par la stimulation du corps (Prescott, 1996). En raison des caractéristiques particulières du système nerveux, un très grand nombre de stimulations et d’activités peuvent procurer des plaisirs physiques intenses. Potentiellement, le comportement érotique peut être très divers et très différent d’un individu à l’autre. Le rôle de l’érotisme est central et capital dans la manifestation du comportement sexuel. Le port du préservatif avant d’être cognitif est d’abord affectif. Car, il dépend des expériences affectives que les adolescents ont du rapport sexuel protégé ou non protégé. Même si sur le plan cognitif, le préservatif est une barrière au contact du VIH/Sida, sur le plan affectif, il est plutôt une barrière à la plénitude sexuelle. C’est la raison pour laquelle, associer le cognitif (intention) à l’affectif (action) a été une opération plutôt délicate.

La seconde limite de l’étude est que nous avons omis de mesurer l’intention des partenaires avec lesquels nos participants ont eu des rapports sexuels. La connaissance de leurs intentions devrait nous aider à mieux décrire le conflit interintentionnel qui se déroule dès lors que les partenaires ont des intentions contradictoires (contraires). Présentement, il nous est difficile d’en faire une description objective. Il est aussi vrai que parmi nos participants, il y en a dont les partenaires sexuels ont été retenus pour l’étude mais cette précision aurait été plus significative que dans son état actuel.

Une autre limite de notre étude est qu’elle étudie le comportement sexuel des participants ayant un niveau d’étude assez considérable. Il serait prudent avant toute inférence de savoir si les adolescents ayant un niveau inférieur ou supérieur à celui de nos participants réagiraient de la même façon aux variables intermédiaires. Car, rien n’exclut l’influence du niveau d’étude sur la formation des intentions, leur maintien et leur réalisation.

La dernière limite de l’étude est qu’elle s’est fondée sur une théorie conçue pour l’étude des comportements individuels et non des comportements sociaux ou psychosociaux. L’application de la théorie de l’action planifiée se faisait exclusivement dans des situations où les individus exerçaient une influence totale sur leurs intentions et sur leurs actions. Dans les actions psychosociales, l’individu perd ce contrôle sur l’action et le cheminement de l’intention n’est plus le même. Il est tout de même important de préciser que c’est dans ces limites que notre étude tire son originalité, dans la mesure où notre étude a permis d’une part de rationaliser l’acte sexuel en lui donnant une charge intentionnelle, et d’autre part à rendre possible l’application de la théorie de l’action planifiée à une action psychosociale. A cet égard, les prochaines lignes fourniront quelques recommandations qui, nous le souhaitons, pourront servir de guide au développement d’éventuelles méthodes de prévention et d’intervention dans le domaine de la lutte contre le VIH/Sida.

La lutte contre le VIH/Sida chez les adolescents devrait passer par l’élaboration des intentions favorables envers le port du préservatif. Dans cet état d’esprit, le préservatif devrait être défait des rumeurs qui l’entourent et surtout de la dimension affective qui l’accompagne. Le préservatif en soi n’est pas un objet affectif, mais plutôt un objet préventif, c'est-à-dire cognitif. Le constat que nous avons fait est que les promoteurs du préservatif ont participé à dépouiller le préservatif de sa dimension rationnelle en cherchant à l’associer au plaisir (« le préservatif fait durer le plaisir »). Ils ont aussi fabriqué des préservatifs corroborant à cette image mentale (des préservatifs plus fins, moins fins, etc.), étant donné que les adolescents pensent également que le préservatif diminue le plaisir, il serait plutôt souhaitable de parler leur langage. Les nouveaux messages de prévention devraient être dans l’ordre : « le préservatif diminue le plaisir mais protège contre le VIH/Sida ». Ce qui est mis en évidence, ici, c’est la protection, la sécurité, la prévention et non l’affectif (émotions et sentiments).

Si les adolescents rétirent le préservatif de ses dimensions affective et émotionnelle, il y a plus de chance qu’ils y pensent. Si l’intention conduit à l’action, la rationalisation du préservatif s’avère efficace pour la lutte contre le VIH/Sida. Dans le ratio cognitif / affectif relatif à un comportement comme le port du préservatif, il est plus évident que l’acte soit contrôlé par l’affectif, d’où la nécessité de dépouiller le préservatif de sa dimension affective pour épargner son usage de toute recherche de plaisir.

Nous avons également constaté que les adolescents qui ont eu des rapports sexuels non protégés étaient dans une situation d’inertie cognitive. Il est dès lors souhaitable de renforcer leurs élaborations cognitives en leur montrant au quotidien des images des personnes souffrant, mourant du Sida dans le but d’entretenir leurs bonnes intentions envers le port du préservatif. Dans les lycées, collèges et Instituts par exemple, il serait important d’introduire des rubriques « lutte contre le Sida », pendant lesquelles, les enseignants devraient dire la vérité aux adolescents en leur présentant des preuves concrètes. Ceci a pour effet bénéfique de renforcer leurs cognitions et aussi leurs bonnes intentions ou le changement de leurs mauvaises intentions sur la maladie et d’actualiser leurs intentions.

Les adolescents ont encore justifié le non usage du préservatif par la confiance au partenaire sexuel. Il est impératif de signaler qu’à l’ère du Sida, la confiance ne devrait pas exclure la protection, puisque les adolescents peuvent avoir confiance en un partenaire sérieux mais porteur du VIH/Sida. Le dépistage devrait précéder la confiance. De nos jours, ce n’est que le test qui permet d’évaluer la confiance du partenaire. Il est très urgent que les adolescents associent la confiance au test négatif du VIH/Sida. Même si ceci ne peut justifier en rien la fidélité du partenaire, dans la mesure où, un adolescent peut être infidèle à des partenaires sains. Le rapport sexuel non protégé ne doit être possible qu’au cas où un test de dépistage au VIH/Sida a prouvé la séronégativité des deux partenaires.

La recherche a aussi montré que les décisions en matière de sexualité (acte sexuel) sont habituellement le fait des hommes. Ainsi, les femmes doivent désormais savoir que le port du préservatif est bénéfique et préventif. Leur implication est pertinente pour freiner la grande vitesse que prend le Sida. Car, si toutes les femmes imposent le port du préservatif à leurs partenaires, ceux-ci seraient parfois obligés de le porter. Mais seulement, il reste encore un travail sérieux qui consiste à clarifier les rapports de genre et à défaire la sexualité féminine des normes sociales tributaires et fantaisistes. Ainsi, dans un contexte où le sexe est sujet tabou et/ou la sexualité non reconnue et réprimée des femmes est construite en opposition à celle exacerbée des hommes, il semble évident que les sociétés africaines doivent prendre conscience et reconnaître que ces normes contribuent à la vulnérabilité des hommes comme à celle des femmes. Dans cette perspective, pour limiter la vulnérabilité des adolescents au VIH/Sida, nous encourageons les interventions qui promeuvent la reconnaissance de la sexualité féminine. La valorisation de la sexualité féminine devrait apporter un nouvel assaut dans la lutte contre le VIH/Sida. L’autonomie dans la décision du rapport sexuel et du port du préservatif devrait être remise à la femme. La reconnaissance de la sexualité des femmes devrait à notre avis passer par celle de leur statut d’être humain à part entière, non seulement en ce qui concerne leurs devoirs et leurs responsabilités, mais aussi en ce qui concerne leurs droits, leurs besoins et leurs désirs. Cet exercice nécessite un partage de pouvoir entre les hommes et les femmes en matière de sexualité.

Parvenu à la fin de notre étude, nous trouvons judicieux de préciser que nos objectifs dans la majorité des cas ont été atteints. Cette étude a montré d’une part le rôle que peuvent jouer les variables intermédiaires dans la relation intention-action et d’autre part leur importance dans la prédiction de l’action. Elle a permis de comprendre que le rôle des variables intermédiaires était capital dans le processus de la mise en acte de l’intention. Elle a encore permis d’identifier des variables liées aux dynamiques relationnelles et sociales qui caractérisent le comportement sexuel. Elle montre également qu’il existe une dynamique fonctionnelle entre les registres affectif et cognitif et que cette dynamique dans le cas des comportements psychosociaux est déterminée par la qualité des relations qui lient les partenaires et aussi par la qualité des moyens que déploie chaque individu pour gérer les conflits psychologiques et psychosociaux que leur intervention crée. Il est aussi important de préciser que quatre hypothèses de recherche n’ont pas été confirmées, les prochaines recherches devraient apporter d’amples expliquations. Ces nouvelles pistes de recherche devraient permettre de mieux comprendre l’ensemble des processus psychologiques qui se dérouleraient entre l’intention d’agir et l’action de même que l’origine des conflits, leur organisation et leur structure.