1.2.2.4. Démarche expérimentale

Une expérimentation est une méthode « qui est fondée sur l’expérience scientifique ». Le mot « expérimentation » est défini par Richer et Gattuso (1981 : 12) comme « une observation des changements produits sur certains facteurs par la manipulation systématique d'autres facteurs ».Comme mentionné plus haut, la « philosophie des sciences » définit l’expérimentation comme une étude systématique d’un champ ouvert par l’ « observation ». Et une « observation »  est une constatation inopinée qui attire l’attention d’un chercheur et ouvre un champ d’expériences. C’est une « description méthodique d’un cas » :à partir de l’observation et sous l’aiguillage du désir ou du besoin de comprendre, le chercheur se met, en principe, à explorer méthodiquement le groupe de phénomènes dont un échantillon vient d’être observé .

Deux genres d’opérations sont la source de l’expérimentation et en interaction mutuelle : la naissance d’hypothèses et la succession des expériences.  Les hypothèses, nous l’avons dit (chapitre 1), sont d’abord et avant des interprétations possibles des significations présumées du phénomène observé. Le mot expérience, qui appartient au langage de la «  logique  » et des «  sciences  » a quant à lui plusieurs significations : il sert d'abord de désignation commune aux facultés de « l' entendement  » qui produisent la «  connaissance  » a posteriori des «  phénomènes  » et «  vérités contingentes  », c’est-à-dire aux «  sens  », à la «  conscience  », à la «  mémoire  ».

L'expérience en ce sens est opposée à la raison . Ensuite on a été naturellement conduit à nommer « expérience » la «  méthode  » qui résulte de l'emploi régulier des mêmes facultés. Expérience s'emploie enfin dans une acception plus étroite : faire une expérience désigne toute opération par laquelle on va, pour ainsi dire, au-devant des phénomènes de la nature, soit que, disposant à volonté de certains agents, on se contente de les mettre en œuvre pour reproduire les phénomènes tels que la nature les présente, soit qu'on change le milieu et les conditions dans lesquels ils s'accomplissent ordinairement.

Selon l’histoire de la philosophie, l’expérimentation constitue l’une des bases de la démarche scientifique . Cette démarche consiste à recueillir des informations sur un domaine d'étude et de confronter un modèle aux faits. Le mot « expérimentation » est par conséquent un terme technique, spécialisé, par lequel on découpe dans le champ de l’expérience en général -du contact avec la réalité- un mode spécifique d’accès : le mode scientifique. En cela, un expérimentateur est quelqu’un qui passe son temps à faire des observations avec pour objectif de fournir des données nécessaires à la vérification et à l’édification de la théorie. L'expérimentateur institue l'expérience de manière que, dans l'ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes observés. Il réfléchit, essaye, tâtonne, compare et combine pour trouver les conditions expérimentales les plus propres à atteindre le but qu'il se propose.

Sa démarche exige plusieurs étapes : une situation de départ, une formulation du problème ou des hypothèses, une phase de recherche qui englobe l’observation, la conception de l’expérience et la réalisation du montage, la mise en relation avec les hypothèses émises. Tout ce cheminement intellectuel  nécessite la mise en œuvre de certaines compétences que sont : la curiosité,l’esprit d’analyse, de synthèse, le sens de l’observation, l’imagination, la créativité, etc.

En règle générale, toute expérimentation est fondée sur trois opérations : l’expérience, l’induction (procédé logique par lequel on s’élève d’une relation reconnue vraie pour quelques cas expérimentaux à la formulation d’une relation générale, valable pour l’ensemble des expériences de même nature) et la vérification. Dans l’acception moderne des Sciences Expérimentales, l'expérimentation consiste à appliquer un test à un échantillon selon le principe de la standardisation. L’expérimentation serait l’ensemble des expériences imaginées et réalisées pour vérifier, éliminer ou rectifier des hypothèses.

Claude Bernard (réédité en 1984) remarquait que les grands expérimentateurs sont apparus avant les « préceptes » de l'expérimentation. D’après lui, les vrais inventeurs de la méthode expérimentale sont Galilée et Torricelli qui l'ont admirablement pratiquée. Par ailleurs, historiquement et philosophiquement c'est le raffinement de l'observation, c'est-à-dire le passage de l'observation banale à une observation devenue savante par le recours à un appareillage conçu de manière ad hoc, lié à un usage systématique du raisonnement hypothético-déductif et à l'expression de la physique en langage de dimension qui « préfigurera » l'approche expérimentale. Cette transformation va peu à peu éloigner le physicien du philosophe et de l'écrivain pour le rapprocher de l'artisan et de l'ingénieur et le changer du physicien de bibliothèque en un physicien de laboratoire.

Au début du dix-septième siècle, on voit les savants collaborer avec des ouvriers choisis pour leur habileté afin d'obtenir d'eux les instruments dont ils ont besoin pour leurs recherches. Puis les instruments se multipliant, devenant plus complexes et exigeant une dépense qui excédera bientôt les ressources d'un particulier, commenceront d'apparaître des laboratoires communs, à la charge d'abord des sociétés savantes qui s'organisent de façon officielle, plus tard de l'université. Solidairement va naître une industrie spécialisée d'appareils de physique. Ces appareils de diverses sortes répondront à des fonctions différentes, ou satisferont plusieurs de ces fonctions.

D'abord les instruments d'observation qui accroissent la portée de sens. Ultérieurement des instruments permettant non seulement d'étendre la portée de sens, mais de traduire en une manifestation sensorielle des phénomènes auxquels aucun de sens n'est adapté. Enfin des machineries plus ou moins complexes, avec des dispositifs qui permettent de produire artificiellement, dans des conditions plus ou moins favorables pour l'observation, le phénomène à étudier.

Selon Robert Blanché (1969 : 11), on peut ramener à trois traits dont l'union intime fera l'originalité de la méthode expérimentale en physique : l'usage du raisonnement « hypothético-déductif, le traitement mathématique de l'expérience et l'appel à l'expérimentation ». Robert Blanché n'imagine cependant pas que ce qui fait l'essence de la méthode expérimentale et la nouveauté de la science moderne par rapport à l'ancienne soit de remplacer le raisonnement par l'expérience. Le changement consiste, selon lui, dans une nouvelle manière d'associer raisonnement et expérience, une nouvelle manière de raisonner au sujet des faits de l'expérience, une nouvelle manière d'interroger l'expérience pour à la fois la soumettre au raisonnement et lui permettre de le contrôler.

Le mot expérimentala été employé pour caractériser cette science moderne. Cependant l'appel à l'expérimentation ne suffit pas, à lui seul pour conférer une valeur expérimentale à la recherche. Puisque principalement il y a l'attitude de l'esprit; parce que la différence fondamentale entre « faire une observation » et « recourir à l'expérience » répond à deux fonctions distinctes. « Faire une observation » c'est le point de départ de la méthode, la constatation du fait qui suggère l'idée. Cette constatation porte le plus souvent sur des phénomènes tels qu'ils s'offrent d'eux-mêmes à nous.

Rien n'empêche qu'une expérimentation soit expressément instituée pour rendre l'observation plus précise. Dans les deux cas, la fonction est la même : poser le problème. Mais après qu'une solution possible aura été imaginée à titre d'hypothèse plus ou moins vraisemblable, il faudra la contrôler, la mettre à l'épreuve, et pour cela recourir à l'expérience pour savoir si elle s'accorde. Mais il arrive que la nature la présente spontanément, rien n'est changé pour cela en ce qui concerne la méthode : on en est toujours à l'étape finale, celle qui décide de la solution au problème.

Cette séparation entre les deux fonctions de l'expérience : « susciter l'hypothèse » ou « la contrôler » est un trait caractéristique de « la méthode expérimentale »; et cette séparation coïncide ordinairement et assez naturellement, du moins au début de la science, avec la distinction entre l'observation brute et l'observation de laboratoire. De plus, lorsque les résultats théoriques obtenus à partir des premières observations sont eux-mêmes bien confirmés par l'expérience, ils deviennent à leur tour des sortes de faits sur lesquels en remontant d'un degré, on pourra maintenant bâtir, et ainsi de suite.

Ian Hacking (1989 : 245) note que la « méthode expérimentale » a pendant longtemps été synonyme de « méthode scientifique ». Le scientifique se devait alors, selon l'image populaire, de porter la blouse blanche et de travailler dans un laboratoire. A partir de la révolution scientifique du dix-septième siècle, on déclara officiellement que l'expérimentation était la voie royale vers le savoir et l'on se moqua des étudiants qui argumentaient à partir des seules connaissances livresques plutôt qu'en observant le monde autour d'eux. L'expérimentateur devint quelqu'un qui va passer sa vie à faire des observations avec pour objectif, de fournir des données nécessaires à la vérification ou à l'édification de la théorie. Et expérimenter ne sera plus énoncer ou rapporter mais faire et faire avec autre chose que des mots.

Dans le livre de Hacking(1989 : 252) Liebig soutient que « l’expérience doit être devancée par la théorie, c’est-à-dire par une idée ». La déclaration de Liebig présente deux versions, une version faible et une version forte :

  • La version faible présuppose que l’on doit avoir quelques idées sur la nature et sur le dispositif utilisé avant de mener à bien une expérience.
  • Selon la version forte, l’expérience n’a de sens que dans la mesure où elle permet de vérifier une théorie concernant les phénomènes examinés. En d’autres termes, le théoricien pose certaines questions déterminées à l’expérimentateur et ce dernier essaie, par ses expériences d’obtenir une réponse décisive à ces questions-là et non à d’autres. Il essaie obstinément d’éliminer toutes les autres questions.

C’est bien avant l’expérience que le théoricien doit avoir fait son travail. Il doit avoir formulé sa question avec autant de précisions possibles. C’est lui qui montre la voie à l’expérimentateur ». Le fameux mot de Claude Bernard : « le fait suggère l’idée, l’idée dirige l’expérience, l’expérience juge l’idée » exprime en fait la même pensée : l'idée constitue [...] le point de départ ou le primum movens de tout raisonnement scientifique, et c'est elle qui en est également le but dans l'aspiration de l'esprit vers l'inconnu (Claude Bernard1984 : 54-55)

Cette conception de la démarche expérimentale est reprise aujourd’hui. Puisque du point de vue moderne, un savant complet est considéré comme tel quand il embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale.  Et quand, en accomplissant plusieurs opérations, 1°) il constate un fait, 2°) à propos de ce fait une idée naît dans son esprit, 3°) en vue de cette idée il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles, 4°) de cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu'il faut observer, et ainsi de suite. L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre deux observations : l'une qui sert de point de départ au raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion. Ce qui conduit à retenir le principe que l'idée a priori, ou mieux l'hypothèse est le stimulus de l'expérience et qu'on doit s'y laisser aller librement, pourvu qu'on observe les résultats de l'expérience d'une manière rigoureuse et complète.

Actuellement au sens le plus moderne du terme, une méthode est dite « expérimentale » si c'est le chercheur qui met en place les différentes conditions ou mises en situation qu'il veut tester et si c'est le hasard qui distribue les participants dans l'une ou l'autre des conditions de l'expérience. En créant une situation particulière qui, selon ses hypothèses, va influencer une mesure donnée, le chercheur s'assure de la causalité des événements.

Toutefois, si l'on se rapporte à l'histoire de la linguistique, c'est la linguistique structurale qui a adopté une démarche inductive; et c'est parce que cette démarche avait été faite que Chomsky par exemple a pu proposer des modèles de génération de phrases. Ce faisant, on affina son modèle pour qu'il soit de plus en plus conforme à la réalité. Les grammaires formelles actuelles s'inscrivent dans ce mouvement. Elles ne détrônent pourtant pas la linguistique structurale mais en constituent le prolongement. Elles adoptent un point de vue hypothético-déductive, car les paramètres pris en compte dépassent le cadre réducteur de « l'immanence de la langue ».

Notre investigation se situe sur ce versant hypothético-déductif. Nous nous proposons de trouver une modélisation ou plus modestement des éléments de théorie qui permettront d'asseoir théoriquement des pratiques enseignantes. L’étude du fonctionnement complexe du cours magistral est précédée de la formulation d’hypothèses sur l'impact de celui-ci sur la compréhension orale et la prise de notes dans les lignes qui suivent.