1.4.2 Méthodologie d’analyse du corpus

1.4.2.1. Approches théoriques

L’approche d’analyse du corpus s’inspire largement des présupposés théoriques prônés par l’analyse du discours de l’Ecole française. La tendance de l’« analyse du discours » défendue aujourd’hui est celle qui affirme d’emblée la dualité radicale du langage, à la fois intégralement formel et intégralement traversée par des enjeux subjectifs et sociaux. L’analyse du discours de l’Ecole française s’appuie crucialement sur les méthodes de la linguistique. Ses objets correspondent assez bien à ce qu’on appelle le plus souvent des formations discursives, en se référant plus ou directement à Michel Foucault, qui y voit :

‘« Un ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée les conditions d’exercice de la fonction énonciative ».’

Dans cette perspective, il ne s’agit pas d’envisager un corpus entant qu’il a été produit par tel sujet, mais en tant que son énonciation est le corrélat d’une certaine position socio-historique pour laquelle les énonciateurs apparaissent substituables. En fait la coutume de l’analyse du discours est de recourir à des typologies fonctionnelles (discours juridiques, religieux, etc.) ou formelles (discours narratif, didactique, etc.). L’analyse du discours s’occupe particulièrement des textes dans lesquels seuls les hypothèses heuristiques et des présupposés de tous ordres permettent de découper les unités consistantes. Elle s’interdit de quitter le champ de la linguistique mais elle ne s’enferme pas dans telle ou telle de ses écoles ou de ses branches.

Les manuels de référence en analyse du discours (Maingueneau, 1976, 1987, 1996) rappellent que l’analyse du discours n’est pas une partie de linguistique qui étudierait les textes de la manière que la phonétique étudie les sons, mais qu’elle traverse l’ensemble des branches de la linguistique puisque, « les fonctionnements discursifs socialement pertinents traversent la linguistique sans se soucier des frontières qui, à d’autres fins, ont pu être tracées entre syntaxe, sémantique et pragmatique ».

Maingueneau souligne aussi que face à un corpus, le chercheur n’a a priori aucune raison d’étudier tel phénomène plutôt que tel autre et de recourir à telle procédure plutôt qu’à telle autre. S’il décide de s’intéresser à certains objets, ce ne peut être qu’en vertu d’hypothèses qui elles-mêmes reposent à la fois :

  • sur une certaine connaissance de son corpus ;
  • sur une connaissance des possibilités qu’offre à l’analyse l’étude de tels types de faits langagiers. L’essentiel est d’expliciter autant que faire se peut les choix que de toute façon on est obligé d’opérer. Car c’est la prise en compte de la singularité de l’objet, de la complexité des faits discursifs et de l’incidence des méthodes d’analyse qui permet de produire les études les plus intéressantes.

Pour l’histoire, il est largement reconnu que c’est depuis la fin des années 1960 que s’est constituée dans le champ des sciences du langage une discipline spécifique prenant pour objet le « discours ». La plupart des ouvrages de référence partent du Cours de linguistique général deF. de Saussure publié en 1916 où il est constaté quele concept de discours n’est pas attesté. Saussure, à partir de sa distinction entre la langue (considérée comme système de relations ou, plus précisément comme un ensemble de systèmes reliés les uns aux autres, dont les éléments -sons, mots, etc.- n’ont aucune valeur indépendamment des relations et d’équivalence et d’opposition qui les relient) et la parole (ce qui relève des variations individuelles), considère que cette dernière, soumise au hasard et à la décision individuelle, ne relève pas d’une étude rigoureuse mais plus secondaire. Si bien que jusqu’en 1969 la recherche linguistique était orientée d’emblée vers l’étude des faits de systèmes (constitutif de la langue). Corrélativement, l’espace de manifestation effectif du langage (la parole), défini comme lieu de variations individuelles était exclu en tant qu’objet d’étude.

Quand une mise en cause de l’opposition saussurienne langue/parole s’est fait jour, cela a été pour faire droit à une réhabilitation de la parole comme domaine dont l’examen attentif révèle un ensemble de régularités qui le rendent digne d’une élaboration théorique. Cette remise en question est présente déjà en 1909 chez C. Bally (Traité de stylistique) où il expose les principes d’une linguistique de parole, ouvrant la voie aux recherches sur la relation du sujet parlant à son propre discours et sur l’importance du contexte dans la détermination du sens.

Dans le cadre du Cercle de Moscou (1915) et de la Société d’étude du langage poétique, les formalistes russes développèrent de leur côté une vaste recherche sur les structures narratives de la littérature orale et écrite. Leur influence et le travail de l’école de Genève ont maintenu depuis F. de Saussure jusqu’aux années cinquante le courant d’une linguistique de la parole, opposant à la fonction de communication essentielle pour l’étude de la langue, une fonction d’expression (phénomènes émotionnels, subjectifs, individuels) qui pose les problèmes de l’étude des énoncés supérieurs à la phrase, notamment de tout ce qui touche à l’énonciation.

Avec simultanément l’initiative de R. Jakobson et d’E. Benveniste, la linguistique structurale va peu à peu s’ouvrir au thème fondamentalement neuf de l’interlocution. Jakobson, dans le cadre des recherches sur la théorie de l’information proposa une formalisation de la communication fondée sur une schématisation du rapport émetteur (locuteur)/récepteur (destinataire). Les recherches de Benveniste sur l’énonciation et la sémiologie de la langue constituèrent une tentative notable pour surmonter au profit d’une autre conception de la prise de parole l’opposition saussurienne entre une instance collective (langue) et une instance individuelle (la parole).

En France, c’est la discussion d’E. Benveniste des thèses de la philosophie analytique anglo-saxonne -particulièrement de la théorie des actes de parole de J. L Austin- qui contribua fondamentalement à sensibiliser le champ linguistique au thème pragmatique en contexte, thème que l’analyse du discours intégrera à mesure de ses développements.

Le terme« discours »apparaît nommément dans La psychomécanique du langage de G. Guillaume. Selon Maingueneau (2001),l’émergence d’un champ spécifique à l’analyse du discours doit être mise en perspective relativement avec deux dates qui marquent le renouvellement complet de la linguistique française. L’année 1960 consacre la formation de la Société d’étude de la langue française (qui compte parmi ses membres fondateurs et animateurs L. Wagner et G. Gougenheim auxquels se joignent les jeunes chercheurs J. Dubois, J.-C. Chevalier, H. Mitterrand). L’année 1962 voit naître le Centre de linguistique quantitative de Paris, embryon de la revue Langages (où se côtoient R. Barthes, B. Quémada, etc.).

Epistémologiquement c’est sous les effets conjugués de deux familles linguistiques (saussurienne et harissienne) que se comprend l’émergence de la notion de discours. Le champ d’investigation désigné par le discours et assigné par la formule « l’analyse du discours » pris en charge un horizon de recherche qui fît droit à l’articulation des productions langagières à l’espace social.Ainsi, officiellement, l'appellation « Analyse du discours » est la transposition en français du terme « discourse analysis », qui désigne la méthode mise au point par le linguiste américain Z. Harris pour étendre le distributionnalisme à des unités transphrastiques.

Philosophiquement, le noyau de ces recherches a été une étude du discours politique menée par des linguistes et des historiens avec une méthodologie qui associait la linguistique structurale et une « théorie de l’idéologie » inspirée à la fois de la relecture de l’œuvre de Marx par Althusser et de la psychanalyse de Lacan. Dans sa pensée, Louis Althusser voulait en effet poser les conditions d’un discours scientifique en rupture avec l’idéologie.

L’originalité d’Althusser consista à reprendre la topique marxiste. Il avança l’hypothèse de l’autonomie relative de la superstructure et de son action en retour sur l’infrastructure. L’objectif de sa réflexion fut de parvenir à dégager les mécanismes de toute idéologie, en montrant comment, par son mode de fonctionnement même, celle-ci contribue à la reproduction des rapports sociaux ; les appareils religieux, solaire, familial, juridique, politique, l’appareil syndical, l’appareil de l’information, l’appareil culturel constituèrent quelques-uns de ces lieux de diffusion de l’idéologie. Ces modèles philosophiques insufflèrent les impulsions théoriques de l’analyse du discours.

La perspective de l’analyse du discours développée en France et marquée par une orientation plus linguistique est la résultante des actions beaucoup plus décisives sur la constitution de l'analyse du discours, notamment celles de l’extension des procédures de la linguistique distributionnelle américaine qui ne se préoccupe ni des fonctions du langage, ni de la distinction théorique entre langue et parole, mais des énoncés qui dépassent le cadre de la phrase (nommés discours par Zellig S. Harris en 1952). L'analyse du discours est alors d’abord abordée comme conséquence du contexte théorique souvent très diffus qu'est le « structuralisme », comme mentionné plus haut, puis comme une tentative pour remédier aux insuffisances de la traditionnelle « analyse du contenu ».

C’est donc sur fond de refonte des études linguistiques françaises qu’il convient de comprendre les orientations spécifiques de l’analyse du discours. L’Ecole Française d’analyse du discours regroupe en un sens strict un ensemble de recherches qui ont été consacrées en 1969 par la parution du numéro 13 de la revue Langages intitulé « l’analyse du discours » et par celle de l’Analyse automatique du discours de Pêcheux (1969). La formation d’un domaine spécifique lié à l’étude de ce nouvel objet « le discours » est étroitement associée à certaines conditions historiques et culturelles, propres au contexte français. Ce domaine de recherche est la conséquence de la rencontre, à l'intérieur d'une certaine tradition, d'une pratique scolaire et d'une conjoncture intellectuelle :

  • la tradition, celle de l'Europe, qui a constamment histoire et réflexion sur les textes;
  • la pratique scolaire, sur laquelle s'est appuyé l'analyse du discours, c'est l'explication de textes, présente en France dans l'ensemble de l'appareil scolaire et universitaire;
    • la conjoncture intellectuelle d'où surgit l'analyse du discours, c'est le courant structuraliste des années soixante.

Pour mettre un terme à cette brève échappée théorique, on peut juste rappeler que l’analyse du discours reçoit des définitions très variées. Il existe des définitions très larges : « l’analyse de l’usage de la langue » (Brown et Yule 1983 : 1) ; « l’étude de l’usage réel du langage, par des locuteurs réels dans des situations réelles » (Van Dijk, 1885), etc. Néanmoins, ses présupposés théoriques servent de toile de fond à notre démarche. Et puisque cette investigation est envisagée en guise de contribution aux interrogations et réflexions menées par la composante ADD (Analyse de discours didactiques) du laboratoire ICAR 2, une réflexion sur les formations étudiant, sur les formations des enseignants de langues et sur la fabrication de dispositif(s) pédagogique(s), l’analyse du corpus devrait permettre d’identifier les différentes caractéristiques du cours magistral, pour préciser les hypothèses de travail et déduire des conséquences didactiques qui en découlent. Pour se faire, plusieurs concepts théoriques servent d’outils.