Chapitre 2 Analyse du corpus

1. Modèles théoriques d'analyse du corpus

Pour appréhender les difficultés rencontrées par les étudiants pour comprendre les cours magistraux et a fortiori de les prendre en notes, nous nous sommes posée le problème général de la compréhension orale et plus particulièrement de la compréhension orale par les étudiants non natifs. Or la compréhension orale en langue 1 ou en langue autre que 1 n’est pas observable directement, c’est un processus essentiellement cognitif. Nous avons élaboré des hypothèses, pour construire une représentation de ce que ce processus de compréhension implique. Nous avons été amenée à construire des modèles plus ou moins formels à partir de nos observations des mécanismes mis en jeu, en inventoriant les paramètres qui nous paraissaient pertinents et en organisant ceux-ci en opérations mentales/cognitives.

Ces modèles mis au jour, il nous restait d’envisager d’examiner leur pertinence, leur pouvoir explicatif. Pour ce faire, nous allons effectuer des vérifications en utilisant des tests expérimentaux. Mais avant de passer à l’étape expérimentale, nous avons tenté de faire un état des lieux de la recherche actuelle dans le domaine de la compréhension orale. Cet état de lieux a permis de mettre au jour plusieurs propositions de définitions du terme modèle et plusieurs tentatives de formalisation de modèles théoriques d’analyse de la compréhension orale.

Le mode d'organisation de la mémoire et son fonctionnement dans les activités de traitement de l'information ont intéressé donc d’autres chercheurs qui ont proposé des modèles de compréhension orale à deux ou trois niveaux : mémoire à court terme et à long terme, réserve sensorielle, mémoire à court et à long terme (ibid. : 34). C’est dans cette perspective qu’en s’appuyant sur les exposés présentés par les chercheurs dans le cadre des conférences de l'ILA à Atlanta (1990), Witkin (cité par Claudette Cornaire) souligne que des nombreux modèles de compréhension orale élaborés depuis une quarantaine d'années sont redevables aux travaux menés par les cognitivistes et autres chercheurs qui se sont penchés sur le phénomène de l'attention et du décodage auditif, sur le mode d'organisation de la mémoire, sur les qualités de l'auditeur et sur le rôle joué par les connaissances antérieures.

Pour Oakland et Williams (rapporté par Witkin, 1971 : 12), des travaux sur l'attention et la mémoire (Sanders 1977, Bostrom et Waldhart 1988,) constituent des apports précieux dans le domaine des habiletés réceptives où le rôle actif de la pensée est mis en valeur. Des études sur l'attention ont porté sur l'habileté de l'auditeur à reconnaître les différents sons d'une chaîne sonores. Des travaux en thérapie de la communication au moyen d'observation portant sur l'écoute emphatique, l'engagement mutuel, la rétroaction et les concepts d'authenticité et de présence dans les échanges ont été également considérés comme constituant un apport non négligeable à l’appréhension du mécanisme de compréhension orale (Thomlison).

Cornaire(1990) cite quelques exemples de modèles qui sont présentés ci-dessous :

  • Le modèle de Mills (1974) intitulé "Master" se rangerait dans la catégorie des modèles simples. Ce modèle comprend seulement six grandes variables qui rendraient compte du fonctionnement d'un auditeur accompli. La première étape est une sorte de préparation mentale à l'activité d'écoute, le sujet prend la décision (1) de se concentrer sur le message et de réagir activement à l'information qu'il va recevoir (2) tout en maintenant un bon niveau d'attention (3). Pour atteindre son but (4), il lui faudra éliminer autant que possible tous les obstacles qui pourront se présenter (5). Il s'agit d'un sujet disposé à retenir l'information (6) véhiculée par le message.
  • Le modèle proposé par Demyankov contient les éléments suivants : l'acquisition du cadre linguistique de la langue en question, la construction et la vérification des hypothèses durant l'audition du message, la compréhension des intentions du locuteur, l'assimilation du contenu du message, la coordination des motivations entre le locuteur et l'auditeur afin de maintenir le contact verbal et la compréhension du ton du message.
  • Le modèle de Clarkpour qui le traitement de l'information se ferait selon plusieurs étapes : la mémoire à court-terme capte l'information sous forme de représentation phonologique, les éléments phonologiques sont immédiatement fragmentés en constituants possédant un contenu et une fonction ; les constituants serviront ultérieurement à construire une liste ordonnée de propositions représentant le texte ; les propositions viendront remplacer dans la mémoire à court-terme les représentations phonologiques, qui seront alors éliminées au fur et à mesure, et l'auditeur ne retiendra finalement que le sens global de chacune de ces propositions. Ce modèle, qui illustre les travaux menés dans le domaine de la perception et de la mémoire, présente clairement les opérations effectuées au cours d'une tâche de compréhension.
  • Le modèle de Goss met en jeu des étapes très marquées : la segmentation du signal sonore en mots et en énoncés, l'attribution d'un sens aux mots et aux énoncés, l'évaluation du message et son analyse critique à partir d'inférences. Goss souligne que la troisième étape sous-tend un niveau de compréhension plus profond qui dépend essentiellement des capacités intellectuelles du sujet. Il est dit que ce modèle demeure pertinent car il laisse entrevoir que la compréhension est un processus non seulement récursif, mais également interactif, entre le message et le locuteur.
  • Le modèle de Nagle et Sanders : c'est un modèle séquentiel où le registre sensoriel que l'on appelle aussi la réserve sensorielle capte d'abord les informations sous forme d'images sonores. Une seconde plus tard, ces images sont acheminées vers la mémoire à court terme qui découpe alors le signal en unités significatives (mots, énoncés) en fonction des données et des connaissances contenues dans la mémoire à long terme. Dans certains cas, les images captées par la réserve sensorielle peuvent s'effacer trop rapidement, et la mémoire à court terme est alors incapable d'établir des correspondances entre elles. Les inférences déclenchées par les éléments d'information qui viennent s'ajouter les uns aux autres en situation d'écoute constituent également un autre facteur qui peut nuire au bon fonctionnement de la mémoire à court terme.
  • Le modèle de Lhote : à partir des fonctions de l'écoute (encrage, repérage, déclenchement), Lhote (1995), phonéticienne de formation, a élaboré un modèle paysagiste de réception de l'oral applicable à la situation d'apprentissage d'une langue étrangère. Ce modèle tient compte de la variété des constituants de l'environnement sonore des échanges verbaux (voix, bruits, rythme, intonation, ton, silences). Le processus de compréhension qu'elle décrit se présente de la manière suite : dans l'écoute de la parole, la fonction d'encrage pousse l'auditeur à sélectionner et à arrêter son attention sur certains éléments, des mots par exemple. S'il bute sur un mot, le temps d'encrage, durant lequel il procède à des recherches en mémoire, devient alors excessif et limite le travail de repérage. Durant la fonction de repérage, l'auditeur fait certaines hypothèses qu'il valide par rapport aux suites sonores (sons, intonation), au sens du message et à ses connaissances emmagasinées en mémoire. Un bon auditeur sait équilibrer les fonctions de repérage et d'encrage. Le déclenchement qui se produit de façon rapide, résulte de la mise en œuvre simultanée des fonctions de repérage et d'encrage. Il se traduit par une compréhension juste ou erronée du message.

Rost (1990) quant à lui regroupe les modèles de compréhension en deux grands types : les modèles descriptifs, où l'accent est mis sur les compétences linguistiques nécessaires au traitement de l'information et les modèles séquentiels, plus limités, qui proposent des étapes très marquées de la prise d'information par le sujet. Il note que les constructions et les vérifications contenues dans des hypothèses ainsi que la prise en compte des intentions du locuteur sont des activités cognitives que l'on propose aujourd'hui dans les essais de description de tâches de compréhension.

Il existe par ailleurs des modèles récents portant sur les processus cognitifs et les représentations liées à la représentation du discours. Ces modèles considèrent la compréhension du discours comme un processus par lequel une représentation conceptuelle du sens est construite pour un texte à partir (1) de l'information dérivée du texte, (2) des connaissances antérieures du domaine, et (3) des connaissances de la situation (contexte).

Ce processus peut être considéré comme un processus de traduction par lequel des séquences d'expressions en langue naturelle sont traduites en représentations conceptuelles du sens. La compréhension est représentée comme un processus direct de traduction du langage naturel contenu dans le discours à une représentation déclarative « située » de l'information conceptuelle qui est construite par l'interlocuteur afin de représenter le contenu du discours (collectif dirigé par Jean-Yves Boyer, 1994 : 51).

Ces dernières décennies par exemple, quelques expériences ont été conduites pour essayer de mieux comprendre comment les auditeurs en langue étrangère construisaient la signification d'un texte. Les modèles européens du traitement de l'information prennent aujourd'hui en compte les connaissances antérieures, la théorie des schèmes, le rôle des stratégies etc. qui revêtent une importance particulière étant donné l'intérêt que l'on porte aux processus d'encodage, de rétention et de restitution de l'information, que ce soit lors d'une activité de compréhension ou de toute autre activité de communication.

Cependant il reste encore des questions sans réponses : les auditeurs font-ils appel à leurs connaissances du monde, à certaines compétences situationnelles et relationnelles pour utiliser ensuite leurs connaissances linguistiques, ou vice-versa? Et de quelle façon ces activités cognitives se combinent-elles ? Wolvin par exemple a analysé douze modèles du processus de compréhension orale élaborés durant les années soixante à quatre-vingt. Il les regroupe en fonction de leur niveau de complexité. Ces douze modèles n'ont pour la plupart pas été validés. Ils vont du simple diagramme où l'on incorpore quelques grandes variables, à des constructions assez complexes qui tentent d'inclure de nombreux éléments qui sous-tendent l'activité cognitive de la compréhension. Il est toutefois admis que le processus de compréhension dépend au moins de deux grandes séries de facteurs : la compétence langagière et les capacités intellectuelles des sujets.

En didactique des langues, le chercheur intéressé par la problématique de la compréhension orale des cours magistraux ne peut se permettre de mettre en place un dispositif expérimental in vitro. Il doit travailler in vivo : ce n’est qu’à partir de la réalité d’une situation d’enseignement apprentissage. Il n’est pas possible d’intervenir de l’extérieur sur ce genre de situation sans affecter les caractéristiques et du coup biaiser les observations que l’on peut y faire. C’est pourquoi, pour cerner le mécanisme complexe de la compréhension orale du cours magistral, il est important de procéder à une microanalyse de chacun de nos enregistrements pour en identifier les objets ou composantes et ainsi les étiqueter. Comme annoncé plus haut, le « message » de chaque composante du cours magistral constitue l’unité minimale de base de l’analyse du corpus.

Le travail in vivo va nous permettre d’identifier les différents « messages » ou objets de discours qui ont été mis ensemble pour constituer un cours. Nous avons choisi de manière quelque peu intuitivement intellectuelle quelques catégories dans lesquelles ces objets de discours ou messages s’intègrent. Mais avant d’analyser les différentes catégories retenues au travers de deux grands niveaux de planification que sont l'organisation et le fonctionnement du discours, deux grands niveaux d’analyse qui renferment généralement plusieurs composantes, nous présentons de prime abord quelques caractéristiques orales du cours magistral.