1.2 Les représentations de la nature dans les conférences internationales

Sans être limitée au territoire naturel (le cas du tourisme d’affaires, du tourisme patrimonial ou culturel, du tourisme urbain36 ou périurbain) la nature joue un rôle significatif dans le secteur touristique. La Société Internationale d’Ecotourisme – The International Ecotourism Society (TIES), estime que le tourisme de nature représente 20% de l’activité touristique, tandis que l’OMT (Organisation Mondiale du Tourisme) estime que ce tourisme représente 20 milliards de dollars par an en termes de chiffres d’affaires37. Pauvre en monuments anciens, en patrimoine architectural, en patrimoine urbain, l’environnement naturel représente la principale ressource touristique en Afrique subsaharienne.

Ainsi, comme l’activité touristique en général, le tourisme axé sur la nature connaît aussi un essor exponentiel, un tourisme dont la relation avec l’environnement naturel peut être positive ou négative. Force est de reconnaître la relation qui unit le tourisme et le milieu naturel. Les travaux menés dans le domaine du tourisme et de l’environnement ont mit en évidence cette relation inéluctable : le tourisme de nature, l’écotourisme, le tourisme d’aventure entre autres.

En outre, l’écotourisme est un segment du tourisme de nature considéré comme l’une des formes de tourisme en croissance très rapide38. Il est défini comme un tourisme vers les milieux naturels relativement peu perturbés, un tourisme dans les espaces ou dans les zones naturels (fragiles). L’utilisation du préfix « éco », avec le tourisme, suggère qu’il doit être écologiquement responsable.

Tout d’abord, on s’intéresse à la définition de l’environnement et de la nature. Est-ce que ces deux termes sont identiques ? L’un peut-il se substituer à l’autre ? Qu’est-ce qui constitue réellement la nature ? Un lac artificiel ou encore un espace boisé par l’homme peut-il être qualifié du milieu naturel ?

Le terme « environnement » a simplement le sens de « nos environs ou alentours »39. Au sens large, il peut être naturel ou physique40, mais il est utilisé plus ou moins à partir des années 1960 par les écologistes américains pour désigner l’ « environnement naturel » : eau, air, végétation, sol et relief41. Selon Lévy et Lussault, ce terme « environnement » a pris une connotation écologique à partir de la conférence de Stockholm en 197242. En plus de ces éléments matériels et naturels, l’environnement comprend aussi, « …des personnes, leurs activités, leurs relations, leurs cultures, leurs institutions ; c’est tout ce qui nous entoure et agit sur nous… »43.

Il faut généralement souligner que, sur le plan de la pensée, il y avait eu une ouverture depuis la conférence de Stockholm. A partir de cette conférence, le concept de l’environnement a inclus tous les aspects humains y compris le concept de développement bien qu’il soit récent.

Par ailleurs, le milieu44 naturel comprend tout l’environnement non modifié d’une façon significative par des activités humaines45. Ici, le mot « significatif » implique le fait que, malgré l’influence humaine, un lieu peut être naturel en fonction de ce degré d’influence, car pour certains, toutes les zones sont soumises à l’influence humaine (anthropisés)46. Ainsi, selon cette école de pensée, si la nature se définie par ce qui existe en dehors de l’intervention humaine, elle n’est plus naturelle parce qu’elle est largement modifiée par l’homme47.

Cet « état zéro » de la nature, d’après Rossi et André, existait dans l’esprit des occidentaux au moment où ils sont arrivés en Afrique, mais en réalité cette nature en « état zéro » n’existait pas48. En revanche, cette « nature » représentait apparemment une longue histoire entre des écosystèmes et des sociétés, ce qui lui retire de son caractère « naturel ». Au monde, les exemples ne manquent pas. C’est le cas de l’anthropisation du pourtour de la méditerranée dûe à la civilisation agraire, la surpopulation, l’industrialisation et, plus tardivement, l’activité touristique49 ; des activités humaines diverses qui ont largement changé la « nature » des parcs nationaux en Amérique du Nord50. En plus, de l’Asie à l’Amérique du Sud, de l’Océanie jusqu’en Afrique, les espaces dits « naturels » étaient soumis aussi aux activités humaines même avant l’arrivée des occidentaux51.

Ce point de vue de non-existence du milieu naturel se démarque de celui de Drouin qui critique cette « image naïve de la nature »52. Pour lui, « un milieu est naturel, non en vertu de quelque mythique virginité, mais par le fait que s’y déploient massivement des processus écologiques, que ceux-ci soient ou non souhaités, provoqués ou utilisés par l’activité humaine »53. Ainsi, l’école de pensée de Besse, à laquelle nous appartenons, propose la possibilité de la « naturalisation » de l’artifice et l’ « artificialisation » du naturel du fait des médiations humaines inévitables54. C’est le cas de la réintroduction de la « nature » en ville55 ; le parc national de Yellowstone qui ne compte pas moins de 600 Km de route goudronnées, l’acquisition d’une familiarité des animaux sauvages avec l’homme56 ; ou encore la bétonisation au bord de la mer Méditerranée57.

Bref, les notions de nature et d’environnement sont tout à fait différentes. L’environnement ne se limite pas à la nature. En plus, ces deux notions ne sont ni figées ni objectives. Elles sont en évolution constante : aujourd’hui, on apprécie la nature beaucoup plus qu’avant (à travers l’écotourisme par exemple). Dans de telles zones dites « naturelles », on recherche le repos, le calme, l’air pur, le silence, la rupture avec la vie quotidienne de la ville et le dépaysement. La nature est une notion très relative où la vision de la nature ainsi que celle de l’environnement auprès des citadins peuvent être différente de celle des villageois.

Selon Lacoste (2003 : 264), à partir du XVIe siècle, la « nature » désignait « l’ensemble du monde, des êtres et des choses, univers ordonné par des lois, les lois de la nature ». En outre, la nature se réfère à trois espaces : la lithosphère (terre), l’atmosphère (air) et l’hydrosphère (eau), qui forment l’ensemble de ce qu’on appelle la biosphère (lieu de vie)58. A partir du XVIIIe siècle, le mot Nature (avec la majuscule), commence à designer le monde physique ou naturel59.

Pour les Anglo-saxons, surtout les Nord-américains, cette notion de la nature s’identifie à travers la notion de wilderness qui a le sens de « sauvage » ou « nature laissée à son propre sort » ; autrement dit, c’est un territoire largement inhabité60, la « nature non domestiquée ». Cette notion de wilderness s’est développée il y a 10.000 ans pendant la période de la révolution agricole61.

Holden nous montre qu’il y a deux perspectives dans cette notion : d’un côté une perspective classique où le milieu urbain est une marque de progrès et de civilisation. Cette perspective laisse entendre la sauvagité ou la primitivité des autres milieux. De l’autre coté, il y a une perspective romantique : des espaces non touchés ou moins anthropisés comme les savanes ou les forêts tropicales62, ce qui leur donne une valeur touristique. Par ailleurs, Hall et Page montrent que le mot wilderness en français a le sens de « lieu désert » ou encore « solitude inculte »63. Ce dernier montre que la nature se compose d’un ensemble de territoires ou d’espaces « vides », des espaces qui s’opposent à l’expansion de l’écoumène64 à cause de leurs conditions défavorables. On peut citer comme exemples les océans, les mers, les forêts tropicales, et le continent antarctique.

Par contre, selon le « wilderness act » de 1964, ces lieux sont en effet des espaces où l’homme est un visiteur qui n’y reste pas65. Cela veut dire que ces espaces ne sont jamais des vides absolus66, comme en témoigne la présence d’activité humaine dans la mer ou dans les forêts tropicales.

Malgré le fait que la nature originelle soit beaucoup plus anthropisée ou uniformisée par les activités humaines, il existe quelques espaces correspondant au mot « nature ». C’est le cas de l’Antarctique, de l’Arctique, des Steppes, des forêts tropicales, de l’environnement alpin tel que l’Himalaya, et des milieux marins tels que le sud de l’océan Indien67 et les toundras d’Alaska68. De plus, on peut ajouter les parcs nationaux qui sont plus ou moins des milieux « naturels » enclavés et entourés par les activités humaines. Ces milieux « naturels » modifiés ou non, jouent un rôle non négligeable dans le tourisme constituant ainsi l’une des raisons de l’existence de ces aires protégées.

Par contre, l’idée d’anthropisation des milieux naturels intéresse beaucoup les géographes français. Néanmoins, si ces géographes n’hésitent pas à parler de ce phénomène de dénaturalisation de l’Afrique, ils savent, sans l’admettre ouvertement, que ces territoires (de catégorie II selon la classification de l’UICN) n’ont rien de comparable avec certains pays industrialisés. Au Royaume-Uni par exemple, les parcs sont plutôt des paysages domestiqués tandis qu’au Canada, dans la plupart des parcs, on y exploite des mines et de la chasse parmi d’autres activités69 : ces deux dernières activités sont interdites dans les parcs kenyans. A titre d’exemple, le parc national de Banff au Canada (établit en 1885) est beaucoup plus anthropisé : en plus de ses 3,5 millions de touristes par an, il y a sur son territoire, parmi d’autres aménagements70, une route nationale, une voie ferrée, un terrain de golf, trois stations de ski, un village de ‘Lake Louise’ et la ville de Banff avec une population de 7.500. Celui d’Exmoor au Royaume-Uni héberge plus de 10.000 habitants et reçoit plus de 2 M de touristes par an71. En France, des parcs régionaux sont en effet des espaces habités par des populations humaines. Donc, si ces territoires en Afrique sont ainsi qualifiés d’« anthropisés », il serait intéressant de savoir comment ces géographes perçoivent leurs équivalents en Europe.

Cette affirmation de l’anthropisation des parcs en Afrique nous semble superflue puisqu’ils constituent des territoires « naturels » aux yeux des touristes – principaux clients de ces espaces. Primaires ou secondaires, une fois dans ces milieux, comme le dit Cazelais, « rarement sinon jamais explique-t-on à ces visiteurs comment sont constitués ou changent des paysages avec lesquels ils sont en contact. Montagnes, forêts, villes, plateaux sont pris comme tels quels. Les guides sont bourrés de pages sur l’histoire, les ‘merveilles’ archéologiques ou architecturales, les lieux à découvrir et les activités à exercer ; mais à peine quelques lignes sont-elles parfois esquissées pour décrire, dans une perspective dynamique, les paysages »72. Donc, il nous semble que la « naturalité » au sens strict du mot n’est pas la valeur cherchée par des touristes pendant leur déplacement.

Notes
36.

Dans un sens large, on appelle la « nature » tout ce qui n’est pas la ville (Brunet et al. Les Mots de la Géographie, Dictionnaire Critique, Reclus, 1992).

37.

Newsome, et al. Natural Area Tourism. Ecology, Impacts and Management, Channel view publications, 2002.

38.

Ibid.

39.

Lacoste, op.cit ; Brunet, et al., op.cit.

40.

Newsome, et al., op.cit.

41.

Lacoste, op.cit ; Brunet, et al., op.cit

42.

Lévy, Lussault, Dictionnaire de la Géographie et de l’Espace des Sociétés, Belin, 2003.

43.

Brunet, et al., 175 p.

44.

Le terme « milieu » reste plus proche de celui de l’environnement et il est beaucoup préféré par les géographes français que celui de l’environnement (Lévy et Lussault, op.cit).

45.

Newsome, et al., op.cit.

46.

Cf. par exemple, Rossi et André, op.cit ; Lévy et Lussault, op.cit ; Baud, Bourgeat et Bras, Dictionnaire de Géographie, Hatier, 1995.

47.

Cf. Rossi et André, op.cit ; Demangeot, Les Milieux “Naturels” du Globe, Armand Colin, 2000.op.cit.; Brunet, et al., op.cit.

48.

Rossi et André, op.cit., Cf. aussi, Smouts, Fôrets Tropicales Jungle Internationale: Les Revers d’une Ecopolitique Mondiale, Presses de Science Po, 2001.

49.

Demangeot, op.cit.

50.

Sellers, Preserving Nature in the National Parks, A History, Yale University Press, 1997.

51.

Cf. Rossi et André, op.cit ; Giraut, Guyot et Houssay-Holzschuch, Les Aires Protégées dans la Recompositions Territoriales Africaines, Armand Colin, vol. 68 : n° 4, 2004.

52.

Drouin, Le Sens de la Nature : Une Notion Equivoque mais Irremplaçable, Editions L’Harmattan, 1997.

53.

Ibid, p 83.

54.

Besse, Les Sens de la Nature dans les Discours Philosophiques, Editions L’Harmattan, 1997.

55.

Arnould, Biodiversité : la Confusion des Chiffres et des Territoires, Annales de Géographie N° 651, Armand Colin, 2006 ; Simon, De la Biodiversité à la Diversité : Les Biodiversités au Regards des Territoires, Annales de Géographie N° 651, Armand Colin, 2006.

56.

Equipe MIT, Tourisme 2, Moments de Lieux, Belin, 2005 ; cf. aussi Sellers, op.cit.

57.

Dewailly et Flament, Le Tourisme, SEDES, 2000.

58.

Newsome et al., op.cit ; Brunet, et al., op.cit.

59.

Lacoste, et al., op.cit.

60.

Arnould et Glon, op.cit.

61.

Holden, op.cit (en citant Short, 1991)

62.

Ibid.

63.

Hall, Page, The Geography of Tourism and Recreation: Environment, Place and Space, Routledge, 1999.

64.

Partie de la Terre occupée par l’humanité.

65.

Hall et Page, op.cit.

66.

Brunet, et al., op.cit.

67.

Newsome, et al., op.cit.

68.

Muir, Our National Parks, Sierra club books, 1991.

69.

Fennell, Ecotourism, an Introduction, Routledge, 1999.

70.

Dearden, op.cit.

71.

Fennell, op.cit, 1999.

72.

Cazelais, l’Espace Touristique Québécois Contemporain, Presses Universitaire de Quebec, 2000, p 50-51.