7.3. Parcs et tourisme de safari en débat : les communautés d’accueil, où sont-elles ?

Souvent le tourisme de safari dans les parcs nationaux est considéré (à tort ?) comme de l’écotourisme malgré le fait que ce tourisme apparaît plus ou moins éloigné de la population locale ainsi que la nature tel que le cas des safaris en minibus, en ballons ou montgolfière. Depuis sa conception, l’écotourisme se définit par les bénéfices qu’il est susceptible d’apporter tant à la conservation qu’aux communautés locales. En contradiction avec cette définition, les touristes se trouvant dans les parcs nationaux sont passifs, cantonnés dans les enclaves, non immergés dans les sociétés locales ou autochtones. En plus les pistes se dégradent fortement en raison du passage répété de leur 4x4.

Tandis que le tourisme est une activité qui rapproche des gens – les touristes et les populations locales – le tourisme de safari s’appuie largement sur la nature en oubliant le contact humain. Les aires protégées sont dotées de divers types d’hébergement touristique (les « lodges », les campings et les tentes) ; la plupart n’étant que des comptoirs touristiques387, à savoir des lieux monofonctionnels. Au contraire, l’écotourisme est perçucomme une activité qui s’appuie sur une participation active des populations locales.

Pourtant, même s’il y a un contact culturel comme dans les villages Samburu, celui-ci reste superficiel, sans véritable échange et ne dure que 20 minutes388. Les Maasai de Kimana, à Amboseli, ont construit des manyattas d’un type particulier : ils viennent y travailler le jour pour accueillir les touristes, mais personne n’y réside la nuit389. Il existe également un « faux » village de ce type à Maasai Mara qui appartiennent à Base Camp lodge (une lodge labellisé Or par Ecotourism Kenya).

Ainsi en utilisant les termes de l’Equipe MIT, « ce sont d’autres touristes que le touriste va côtoyer »390. Le principe de l’altérité se trouve aussi biaisé. Par conséquent, d’autres auteurs évoquent l’idée de l’ « écotourisme de masse », de l’ « écotourisme d’exploitation » ou encore de l’ « écotourisme protectionniste »391. C’est le cas des « treks hélicoptère » effectués par quelques touristes au Népal, ce que Imtiaz Ruqbil appelle « le faux écotourisme » ou l’ « écotourisme du futur »392. Sont-elles les voies pour l’écotourisme au XXIe siècle ? De telle visites n’ont pas de retombées économiques significatives et directes pour des populations locales, car il n’existe aucun contact sociétal entre les visiteurs et les visités, pas d’avantage qu’avec le milieu naturel. Honey remarque que « … comme un crapaud doré (au Costa Rica), un véritable écotourisme reste difficile à dénicher »393.

Le tourisme de safari s’appui essentiellement sur la nature, abandonnant ainsi les principes de bases qui sont des traits essentiels de sa caractéristique à savoir le respect de l’environnement et le bien-être de la population locale. Toutefois une chose parait évidente ; tandis que la plupart des aires protégées kenyanes réalisent les deux premiers composants dans cette définition (un voyage responsable, telle que les visites pédestres, et la protection de l’environnement), la troisième composante visant à contribuer au bien être des populations locales fait à l’heure actuelle sérieusement défaut. Le rapport publié par KIPPRA (Kenya Institute of Public Policy and Research Analysis) sur l’état de l’économie kenyan en 2009 démontre que les Maasai autour de Maasai Mara et Amboseli ne reçoivent que 1% des recettes touristiques globales, alors qu’ils doivent supporter l'expropriation et la destruction de leurs champs394.

C’est même pire dans les zones où le flux touristique est encore bas, comme dans la région de l’ouest du pays faisant l’objet de cette étude. En outre, des aires protégées fonctionnent en grande partie comme des enclaves. Le lien entre les aires protégées et l'économie locale semble être très faible et largement à la merci des différents directeurs des parcs. Pour nous, sans tourisme, la participation locale sera inefficace car le facteur motivant s’avère les avantages économiques pour la communauté.

Sans douter de son caractère écologique, il est vrai que l’écotourisme attire davantage un client intéressé par la nature plutôt que par la vie culturelle, sinon comme le remarque Fennell, si la culture était le principal thème de l’écotourisme, on l’appellerait le tourisme culturel395. L’écotourisme n’est pas synonyme de tourisme culturel car un élément de culture prend le deuxième rang dans les voyages écotouristiques396. Néanmoins, le tourisme dans les parcs nationaux constitue-t-il réellement de l’écotourisme, ou y a-t-il une confusion des genres entre l’écotourisme et le tourisme de safari ?

Pour Olindo, l’ancien Directeur du Wildlife Conservation and Management Department (WCMD) – prédécesseur de KWS – le tourisme au sein des parcs nationaux constitue l’écotourisme dans sa totalité397. Cependant, le safari, stricto sensu, ne serait pas de l’écotourisme. Il est justement une autre manière de nommer le tourisme de nature au sein des aires protégées kenyanes sans être nécessairement de l’écotourisme. Tardif avoue que dans la littérature ainsi que dans la pratique, des formes de tourisme axé sur le milieu naturel sont considérées comme étant de l’écotourisme même si elles ne répondent pas à ses principes. Il ajoute que, le « tourisme axé sur la nature se trouve à être une forme plus générale de tourisme… L’écotourisme est ainsi vu comme une portion du tourisme axé sur la nature »398. Malgré la remise en question, l’écotourisme demeure une piste non négligeable à explorer afin d’atteindre les objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD)399.

Il est essentiel de faire en sorte que l’écotourisme n’évolue pas vers ce qu’il n’est pas. Ainsi, le défi n’est pas d’attirer des touristes qui peuvent faire des safaris, mais de faire en sorte que ces touristes se comportent comme des écotouristes. Cependant, suivant le propos cité par Demangeot, qu’ « une grande colline n’est pas une petite montagne »400, on conclue que l’écotourisme de masse, parfois démocratisé n’est pas forcément un tourisme de masse et, le tourisme vers des territoires naturels n’est pas obligatoirement de l’écotourisme.

Le concept d’écotourisme est encourageant car il est multidimensionnel : écologiquement, socialement et économiquement. Néanmoins le problème se manifeste dans sa concrétisation dans la plupart des destinations touristiques. Pour lamajorité, l’écotourisme est un tourisme responsable, au service des pauvres (dans les pays en voie de développement) ; il doit être durable et une alternative au tourisme de masse401. Comme le remarque l’AFIT (Agence Française de l’Ingénierie Touristique) : « il peut y avoir du tourisme de nature qui ne soit pas de l’écotourisme. Mais il ne peut pas y avoir de l’écotourisme qui ne soit pas durable »402.

Aussi, on entend de manière répétitive des plaidoyers contre l’utilisation de l’écotourisme au sens économique, malgré le fait que le préfixe ‘éco’ devrait avoir un sens économique autant qu’écologique. Or, à quoi servirait-il que l’écotourisme ne soit perçu qu’au sens écologique mais non économique ? Au-delà des déclarations de principes, l’approche simpliste reste le plus souvent dominante : particulièrement celle de point de vue des touristes sans prendre en compte celles des populations locales au sein de ces destinations.

En outre, la réflexion sur l’écotourisme au Kenya prend largement la forme du tourisme communautaire à travers les Community Based Tourism Entreprises (CBTEs). Néanmoins, parler du renouvellement d’un modèle touristique kenyan ne signifie pas le désengagement de l’Etat dans la gestion directe des milieux naturels. Certains proposent la décentralisation de l’écotourisme vers la gestion communautaire à travers les conseils locaux. C’est le cas des réserves nationales de Maasai Mara, Shaba et Lake Bogoria. Mais cela ne nous semble pas comme un modèle idéal.

Pour illustrer ce point de vue, on observe qu'à l’instar de la réserve célèbre de Maasai Mara, la création de la réserve animalière du lac Bogoria dans le Rift Valley a provoqué l’expulsion d’une communauté minoritaire d’Endorois de leur terre ancestrale entre 1974 et 1979. Cette réserve dotée de geysers est un témoin de l’exclusion pour cette communauté de 60.000 personnes ayant une forte tradition pastorale. Actuellement, cette communauté fait référence à une spoliation foncière dont elle porte la responsabilité collective sur cette réserve. Elle a ouvert une procédure judiciaire depuis 2003 devant la commission de l’Union Africaine pour les droits de l’homme, après un rejet de la même demande par la justice Kenyane. En 2010, cette commission a rendu la décision de restituer la terre ancestrale à cette communauté.

Malgré la gestion de cette réserve par les conseils locaux de Baringo et Koibatek, ces peuples ne recevaient aucun bénéfice attribué à l’activité touristique. Il y avait aussi une volonté délibérée de leur nier le droit d’accès aux pâturages ainsi que l’accès aux sites culturels et religieux. Après cette décision judiciaire, il reste à voir la réaction du gouvernement kenyan et les conseils locaux concernés.

Pourtant, le Kenya était le premier pays d’Afrique à reconnaître officiellement le rôle des populations autochtones en tourisme et en conservation. Le sessional paper 3 of 1975 a souligné cette relation inéluctable mais, c’est à partir des années 1990 qu’on a commencé à concrétiser ce concept participationniste sur le terrain. Malgré quelques exemples des aires protégées sous la gestion des conseils locaux, le Kenya reste donc en retard par rapport aux autres pays tels que la Tanzanie, le Zimbabwe, la Zambie et l’Afrique du sud en ce qui concerne la participation des communautés locales an tant que parties prenantes majeures dans le tourisme. En Afrique Australe par exemple, le Zimbabwe et la Zambie ont été les deux premiers pays africains a consacré une partie significative de leur territoires nationaux à une politique participative de conservation. C’est le cas de programme ADMADE et de CAMPFIRE depuis 1989. Ce dernier touche près d’un million de personne403.

Les différences entre le Kenya et les pays de l’Afrique australe en ce qui concerne l’approche participative subsistent. Smith (1992 : 242) dans Rodary op.cit (p 129) souligne que le « Kenya, par exemple, a opté pour une stratégie de gestion en propriété commune… En revanche, le Zimbabwe, le Botswana et les autres pays du sud de l’Afrique ont choisi de transférer les droits de propriété sur les éléphants, qui appartenaient à l’Etat, aux conseils tribaux, régionaux, (…). Les différences de résultants sont spectaculaires. En dix ans, au Kenya et toutes l’Afrique orientale, le nombre d’éléphants a été réduit de plus de 50%. La population d’éléphants au Zimbabwe a, en revanche, augmenté rapidement ». Entre 1991 et 1994 malgré la promesse de distribuer 25% de l’argent issue de droit d’entrée, le KWS n’a redistribué que 2% de cette revenue. En Afrique du sud, après plusieurs années de réclamation territoriale, la communauté de Makuleke est retournée dans ses terres ancestrales dans la périphérie du parc national de Kruger404. Au Zimbabwe et en Zambie, le revenu généré par les communautés est dérivé du tourisme de la chasse sportive, une activité interdit au Kenya.

La situation kenyane est différente. En termes de management des parcs et des réserves nationales, la distinction n’est pas encore claire comme on a tendance à le penser. Certaines réserves nationales telles que Kakamega, Arabuko Sokoke, Marsabit, Mwea, Shimba Hills, Tana River Primate, et les réserves Marins sont uniquement gérées par le KWS comme si elles étaient des parcs nationaux. Ici, il n’y a pas la participation directe des conseils locaux sauf pour recevoir un loyer foncier. Dans d’autres comme le Maasai Mara, le lac Bogoria et Shaba le management se différencie de KWS.

Inspirés par le modèle de Maasai Mara, les Maasai d’Amboseli voulaient aussi gérer « leur » parc. En 2005, mais pour des raisons politiques, le Président du pays a déclaré le déclassement de ce parc en réserve nationale. Par conséquent, il a envisagé sa gestion sous la direction du conseil local d’Ole Kajuado. Cette déclaration qui n’a pas été mise à effet a été opposée vivement par le KWS, parmi d'autres acteurs.

Comme dans les deux cas d’Amboseli et de Bogoria, il est nécessaire de noter qu’associer l’écotourisme à une revendication foncière ne nous apparaît pas comme une solution. Cela ne peut que rendre la situation plus complexe. Les arguments contre le déclassement de l’Amboseli étaient fondés sur la crainte que les indigènes ne possédaient pas la capacité et les compétences nécessaires. Cependant, s'il y a une restitution des terres ancestrales comme dans le cas de Bogoria et de Makuleke en Afrique du Sud, il ne faudra plus que jamais faire en sorte qu’elle ne se termine pas en catastrophe écologique.

C’est le cas cité par Smouts op.cit où « les populations ache (au Paraguay) qui vivaient jusque-là de chasse et de cueillette se sont vu reconnaître leur droits à l’intérieur d’un vaste périmètre de réserve en 1988. Un an plus tard, elles avaient abattu tous les arbres qu’elles pouvaient, bradé toutes les espèces commercialisables, utilisé l’argent ainsi recueilli pour monter des échoppes et faire du petit commerce. Des vêtements, des maisons, de la nourriture, des jeux, des boissons, c’était l’abondance. Cinq ans après, tout s’était effondré. Les échoppes étaient fermées, il n’y avait plus rien à acheter. Le niveau de vie était retombé encore plus bas que dans les années 1970 ».

Certes, au fil des années, le débat sur l’écotourisme a été dominé par des propositions simplistes sans véritables solutions, comme dans l’exemple des aches au Paraguay. Au Kenya, ce débat est perdu dans les démarches environnementales pour les ONG, les démarches économiques pour le secteur privé, les démarches d’arrivées touristiques dans le pays pour le gouvernement central et les démarches d’autonomisation pour les universitaires et les associations civile.

Notre étude de cas de Kakamega sous la gestion de KFS est un modèle que nous proposons et qui répond à notre interrogation de départ, celle de savoir « Quelles options proposer pour exploiter le potentiel existant » ? Le plus important et le plus pratique nous semble de continuer de faire la gestion des aires protégées du pays à travers le KWS ou le KFS, sans vraiment exclure les populations locales. Comme le démontre KEEP, la cohabitation entre les populations locales, le KWS et le KFS est possible. C’est aussi le cas déjà cité de « Tourism Revenue-sharing Schemes » (TRS) autour des parcs nationaux en Ouganda et au Rwanda.

Le modèle des aires protégées sous la gestion des conseils locaux ne nous semble pas idéal. Comme le démontre le cas d’Endorois, la participation des conseils locaux dans la gestion des ressources naturelles ne serait pas synonyme de l’autonomisation du tourisme. Certains comme Bogoria et Shaba sont gérés par les conseils locaux à l’exclusion des populations locales. Les conseils gestionnaires de Maasai Mara (Narok et Transmara county councils) sont parmi les plus riches au pays sans investir dans les populations locales et dans le développement des infrastructures élémentaires dans cette réserve célèbre.

Notes
387.

Un comptoir est « un lieu créé par le tourisme et qui ne fonctionne que par lui ». Dewailly et Flament, op.cit., p 55.

388.

Beh et Bruyere, op.cit.

389.

Kibicho, Dewailly, op.cit.

390.

Equipe MIT, op.cit, 2005.

391.

cf. par exemple, Duffy, op.cit. 2002; Weaver, 2003, op.cit.

392.

Cité par Honey, op.cit, p 54.

393.

Ibid, p 5.

394.

KIPPRA, op.cit.

395.

Fennell, op.cit, 1999.

396.

Tardif, Ecotourisme et Développement Durable, La Revue en Sciences de l’Environnement sur le WEB, Institut des sciences de l’environnement, Université du Québec à Montréal, vol 4, n° 1, mai 2003.

397.

Olindo, op.cit.

398.

Tardif, op.cit, p 6.

399.

Ces objectives comprennent : réduire extrème pauvréte et la faim ; assurer l’éducation primaire pour tous ; promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes ; réduire la mortalité infantile ; améliorer la santé marternelle ; combattre le VIH/SIDA, le paludisme et d’autres maladies ; preserver l’environnement ; mettre en place un partenariat mondiale pour le développement d’ici à 2015.

400.

Cité par Demangeot, op.cit.

401.

Cf. par exemple, Lequin, op.cit, Pour la gouvernance participative dans l’écotourisme.

402.

AFIT, op.cit, p 14.

403.

Rodary, op.cit, p 123.

404.

Blangy et Laurent, op.cit, p 41.