7.4. Biodiversité et logique du développement local

Selon Rodary et Castellanat op.cit (p. 17), la « conservation dans sa forme paradigmatique centrée sur l’aire protégée n’a généralement eu, au cours du XXe siècle, aucun lien positif ni aucun objectif commun avec le ‘développement’ ». Malgré cela, aujourd’hui, les parcs sont ainsi considérés comme les espaces pouvant être utilisés pour atteindre les objectifs de développement durable au moyen du tourisme. Cette notion du « développement durable » met l’accent sur le bien-être des générations futures. Cependant, les ressources qu’on possède actuellement sont-elles pour aujourd’hui ou pour demain ? Bien qu’on doit les préserver pour les générations suivantes, ce travail partage le point de vue de Kiessling et Redclift en observant qu’il est difficile de demander aux populations locales de sacrifier le présent pour l’avenir405. Ainsi, selon les mots de Pourtier (1992), l’ « immédiat », qui est l’exploitation des ressources naturelles pour survivre et le « futur », étant leur sauvegarde, « s’harmonisaient mal ». Il ajoute qu’ « il faut faire face aux exigences immédiates et pressantes du développement ».

Pour illustrer ce point de vue, le taux moyen de pauvreté touche 50%406 de la population habitant dans un rayon de 25 Km des zones de biodiversité kenyane. Le Maasai Mara, ayant le taux le plus élevé avec 63%, reçoit plus de 15% de tous les visiteurs dans les aires protégées. Avec une telle pauvreté, est-il possible pour ces populations de protéger ces espaces pour les générations futures ? Alors, comment prendre en compte le « long terme », les générations futures et le souci de l’environnement quand se posent d’innombrables problèmes pour les générations actuelles ?

Aussi, il faut se méfier de relations simples car l’histoire n’essaie que d’expliquer les phénomènes, sans dire pour autant si la création des parcs nationaux est la cause actuelle de la pauvreté auprès des populations riveraines. Par exemple, la recherche empirique démontre que, le taux de la pauvreté au sein des six départements jouissant la concentration la plus élevée de la faune au Kenya se monte à 50% pour une population de 1,34 millions. D’autre part, dans les départements ayant une concentration la moins élevée de la faune, le taux de la pauvreté est estimé à 61% pour une population de 1,8 millions407.

Malgré cela, on s’étonne de certaines conclusions auxquelles aboutissent quelques chercheurs en disant que le tourisme en tant qu’outil de développement a échoué408. Ainsi, est-ce uniquement le secteur du tourisme qui doit changer entièrement la situation économique de ces communautés locales ? Quel serait le rôle des autres secteurs de l’économie pour ces populations ?

Malgré les précipitations annuelles de plus de 2.000 mm favorable pour l’agriculteur dans le département de Kakamega, 57,4% vivent encore au dessous du seuil de la pauvreté. Alors, à part quelques dégâts causés par des animaux sauvages (chap. 5.2), le taux de la pauvreté à Kakamega comme à Maasai Mara et à Mombasa n’a rien à faire ni avec l’activité touristique ni avec l’existence des milieux naturels. Donc, si le département de Kakamega se trouve en grande difficulté en ce qui concerne la dynamisation de son économie à travers l’agriculteur, comment peut-on espérer que le tourisme pourrait être un moteur de son développement ?

Akama et Kieti utilisent le taux de pauvreté dans sa totalité à Mombasa pour affirmer qu’à Mombasa, une ville très touristifié du pays, plus de 50% de la population sont des pauvres. Cependant, pourquoi regardons-nous uniquement la population pauvre sans regarder par exemple les 37% des Maasai à Maasai Mara ou l’autre 50% à Mombasa qui n’est pas pauvres et le rôle que le tourisme a joué dans ces gens ? On se demande si en l’absence du tourisme, ce taux de pauvreté resterait-il 63% et 50% à Maasai Mara et à Mombasa respectivement ?

Il nous semble que le secteur du tourisme est très attendu en matière de développement local et régional. Pour les Maasai d’Amboseli et de Maasai Mara, c’est l’élevage qui comprend leur activité principale. Le tourisme n’est qu’une option voire un compliment. Sans doute, les questions autour du tourisme et le développement sont trop « chargées », pas pour justifier la continuation de l’activité touristique, mais pour pouvoir avancer dans nos débats sur la valeur réelle du tourisme. Les données scientifiques doivent être utilisées avec précaution. Comme la géographie du chômage à laquelle fait référence l’Equipe MIT409, la géographie de la pauvreté n’est en rien la simple photographie de la situation.

La question du développement durable continue de susciter des débats de toutes sortes. Pour certains comme Prosser, la transformation de la vision des sociétés du court terme vers le long terme, comme l’envisage le développement durable, est irréaliste pour des pays en voie de développement410. Selon Pontié et Gaude, c’est plutôt la « dimension temporelle » qui compte pour la classe politique411. Les pouvoirs ne pensent guère au développement à long terme comme le démontre le cas de la forêt de Mau au Kenya, la zone tampon de Nairobi National Park et le débat sur la réintroduction d’agriculture (shamba system) dans les forêts kenyans. C’est plutôt l’exigence politique qui compte à un moment donné où la problématique environnementale est vue uniquement sous l’angle politique.

Alors, comment prendre en compte le long terme, les générations futures et le souci de l’environnement quand se posent d’innombrables problèmes pour les générations actuelles ? Des générations qui ne peuvent survivre qu’en exploitant l’environnement naturel à travers le ramassage du bois, la vente du charbon de bois, et l’utilisation de zones forestières comme zones d’élevage. C’est ainsi l’un des défis du « développement durable » et cela reste le dilemme des politiciens.

La proposition de développement durable a conduit certains auteurs à remettre en cause l’efficacité de cette notion pour résoudre des problèmes, notamment ceux de la pauvreté dans des pays en voie de développement. Par exemple, Butcher s’interroge : « le développement durable ou le développement ?412 ». Wheeler, ironise: « here we go, here we go, here we go eco » en critiquant ce concept413. Quant à Redclift et Clark, avec une telle pauvreté dans les pays en voie de développement, la notion de développement durable est hors de question414.

De telles propositions nous montrent que l’urgence s’avère dans le « développement » et non dans la « durabilité ». Bref, ce concept, comme celui des parcs nationaux, reste perçu comme imposé par les occidentaux qui ne prennent pas en compte la pauvreté qui se manifeste dans ces pays415. Les exemples ne manquent pas. Le paradis des uns est la misère pour les autres comme le constate, à juste titre, Brunel en disant que « …le paradis perdu n’en était pas un pour ses résidents permanents »416. Autrement dit, pour ces résidents, ce « paradis » existait toujours comme un symbole de la pauvreté récurrente, de la confrontation, d’un labeur harassant et des traditions pesantes et asservissantes, mais pour les touristes, il était vraiment une destination touristique417.

Chouaibou Mfenjou le dit ouvertement : « sous prétexte de la protection de l’environnement se cache une opération de généralisation à l’échelle du monde, une vision du monde qui consiste à défendre la primitivité de certaines régions du monde pour répondre à la demande formulée par d’autres »418. Cela c’est le contraire de l’écodéveloppement (encadré 7.3). Toutefois, cette position n’est pas unanime et ne semble pas avoir eu jusqu’à présent suffisamment de poids pour qu’on abandonne le concept de développement durable ; on continue de l’évaluer. Nous proposons de la regarder sous un angle positif et simple, celui du développement qui va durer et soutenir l’environnement humain et naturel sans détruire sa capacité régénérative.

Les opinions sur ce sujet sont très diverses. Vivien, par exemple, montre que chacun doit participer à la protection de l’environnement, car sa protection « n’est pas uniquement un luxe de riches, comme on aurait trop tendance à le penser » 419. Elle ajoute qu’ « il existe un écologisme des pauvres ». En outre, Nash explique que le choix ne porte pas réellement entre le bien et le mal mais plutôt entre le bien et le bien420. C’est-à-dire que l’exploitation des ressources naturelles par les populations locales est aussi bien que son exploitation pour le tourisme.

Néanmoins, la plupart du temps, les discours académiques sur le tourisme montrent faussement que les ressources naturelles peuvent être utilisées, soit pour le tourisme, soit pour l’exploitation par les populations riveraines. En effet, Rieucau affirme que le statut des tortues marines dans les pays du centre du Golf de Guinée passe par trois stades successifs : l’autoconsommation par les populations locales, un produit de la mer à forte valeur marchande et au final une ressource touristique421. Cette approche peut présenter quelque intérêt au basin du Congo où la chasse communale est très importante. Par contre, dans le contexte kenyan, passant de l’utilisation consommatrice à l’exploitation non consommatrice pose un problème car ces stades ne suivent pas une succession linéaire à proprement parlé : ils peuvent coexister.

En plus, les populations locales ne quittent pas une étape définitivement pour embrasser l’autre. C’est le cas des Zimbabwéens où les chasseurs des communautés locales n’ont aucun intérêt à arrêter la chasse malgré le fait que le tourisme leur procure quelques revenus, comme le démontre Rodary422. C’est une sorte d’énigme qui nous est posée : peut-on voir les choses autrement ? Comment va-t-on faire pour sauvegarder la nature, pas seulement pour le tourisme, mais aussi pour le bien être des populations voisines ?

Vivien, dans son discours d’ « écodéveloppement » (encadré 7.3) fait écho à cette problématique en disant que les besoins fondamentaux de tous les hommes et de tout homme sont primordiaux au sein des objectifs économiques423. Autrement dit, ce type de développement doit être en harmonie avec le style de vie des différents individus de la société, et avec le bon fonctionnement de celle-ci dans son ensemble. Cette perspective préconise le développement qui assure l’augmentation du niveau de vie à toutes les couches sociales. D’ailleurs, Ki Zerbo ne dit-il pas que l’écodéveloppement est possible et acceptable « à condition que l’on y rencontre l’Homme au début, au milieu et à la fin…et que les arbres ne nous empêchent pas de voir l’immense forêt des humains »424 ? Ainsi, Pourtier résume que l’homme est au centre de l’environnement425 et qu’il doit être en priorité dans tous les programmes environnementaux.

Par contre, à l’heure actuelle, les enjeux sont tout à fait différents, comme l’analyse Sylvie Brunel dans son discours de la « politique vide », de « paradis perdu » et d’ « authenticité » du tourisme dans les espaces verts d’Afrique. Derrière cette simplicité apparente se dissimulent un nombre impressionnant de zones d’incertitudes en ce qui concerne le développement soutenable et l’écotourisme426. Même si la protection de l’environnement à travers des parcs nationaux est considérée comme une façon de pratiquer le développement, cette politique est conduite de telle sorte qu’ « entretenant le mythe du paradis perdu en les maintenant (les populations locales) dans la misère, les guides les présentent même aux touristes, ravis de découvrir l’authenticité, comme des peuplades primitives »427. L’essentiel dans ce discours c’est que l’ « intérêt porté sur l’environnement est loin d’être innocent »428.

Par ailleurs, bien qu’on préconise un « écologisme des pauvres », une telle vision doit être accompagnée par un « développement des pauvres », ce qu’on appelle souvent le « tourisme aux services des pauvres » (pro poor tourism). Celui-ci sera nécessaire afin d’éviter ce que Chouaîbou Mfenjou appelle des « querelles idéologiques entre les riches et les pauvres »429. Par exemple, la géographe Sylvie Brunel, montre que le tourisme se manifeste de différentes façons430. Elle mentionne la visite vers les bidonvilles du monde, ce qu’elle appelle le « tourisme de la misère » car le tourisme s’appuie beaucoup sur l’ « authenticité préservée ». C’est-à-dire qu’on aime bien préserver le statu quo en pensant que c’est la meilleure façon de développer le tourisme431, mais en réalité cette préservation du statu quo « n’est souvent qu’un autre nom pour le sous-développement »432 (encadré 7.4). Aussi, on peut s’étonner de certains points de vue égoïstes chez les touristes qui pensent que le paysage n’existe que pour eux en favorisant leur protection stricto sensu 433.

De telles propositions pour ou contre le développement durable cachent une question sous-jacente : « veut-on ou ne veut-on pas le développement durable? ». Cette question est simpliste, mal posée et de plus ne sert à rien par rapport à la résolution des problèmes au sein du monde actuel. L’idée du tourisme durable ou d’écotourisme (comme d’ailleurs du développement durable) consisterait à s’assurer que les aménagements touristiques ne soient pas trop impactant sur les milieux, pas trop prégnants sur les paysages, donc pas destructeurs de l’environnement de manière irréversible.

Notes
405.

Kiessling, op.cit ; Redclift, Redclift cite par Cater, Ecotourism A sustainable Option? John Wiley and sons, 1994b.

406.

WRI, et al., op.cit.

407.

WRI, et al, op.cit.

408.

Cf. Akama, Kieti, op.cit, 2007.

409.

Equipe MIT, op.cit., 2005.

410.

Prosser, Societal Change and the Growth in Alternative Tourism, Chichester, John Wiley and Sons, 1994, 19-37 p.

411.

Pontié et Gaud, op.cit., p 6.

412.

Butcher, Sustainable Development or Development, CAB International, 1997, p 27-38.

413.

Wheeller, Here we Go, Here we Go, Here we Go Eco, 1997, 39-50; cf. aussi Brunel, op.cit.

414.

Cité par Cater, op.cit, 1994b.

415.

Cf. p.ex, Butcher, op.cit ; Wheeller, op.cit; Brunel, op.cit.

416.

Brunel, op.cit., cf. aussi,Knudsen et al., Commentary: Gazing, Performing and Reading: A Landscape Approach to Understanding Meaning in Tourism Theory, Tourism Geographies, vol 9 n° 3, 2007.

417.

Brunel, op.cit.

418.

Chouaibou Mfenjou, op.cit, p 201.

419.

Vivien, op.cit.

420.

Nash, op.cit.

421.

Rieucau, op.cit., 2001.

422.

Rodary, op.cit, 2007.

423.

Ibid ; cf. aussi Prosser, op.cit.

424.

Cité par Chouaîbou Mfenjou, op.cit, p 205.

425.

Pourtier, op.cit.

426.

Tardif, op.cit.

427.

Brunel, op.cit, p 24p.

428.

Pourtier, op.cit, p 15.

429.

Chouaîbou Mfenjou, op.cit, p 197.

430.

Brunel, op.cit.

431.

Butcher, op.cit.

432.

Brunel, op.cit.

433.

Botteill, et al., Perceptions from the Periphery: The Experience of Wales, Channel view publications, Clevedon, 2000, p 7-38, sur le discours du tourisme au pays de Galle.