8.1. Une forte biodiversité peu mise en tourisme

Le système touristique englobe d’une part le touriste, et d’autre part la destination. Entre les deux, il y a un facteur intervenant bien connu, comme l’image mentale ou l’information, un déclencheur qui provoque un déplacement humain vers une autre destination différente de la résidence habituelle. Les professionnels du tourisme se rendent compte qu’il est indispensable de projeter une image positive chez les clients potentiels pour susciter un intérêt chez eux. De telles images pourraient attirer des touristes tandis qu’une image négative pourrait facilement les repousser. La destination touristique doit alors posséder une image globalement liée au tourisme435, et cette image doit correspondre aux goûts et aux mythes d’une société436. L’appellation « parc » ou « réserve » national dispose bien de cette image touristique mais il reste à savoir si ces espaces (à l’ouest du Kenya) correspondent bien aux goûts des touristes actuels et potentiels.

Notons que le produit touristique est impalpable, le client potentiel ne peut pas le tester avant l’achat. Il court le risque d’acheter une espérance, un rêve dont il est convaincu qu’il correspond bien à ces goûts. Donc, l’image que ces destinations mettent en avant sert à combler cette lacune. Il s’avère que les parcs nationaux kenyans, malgré leur hétérogénéité et leur abondance en biodiversité, mettait en avant, depuis longtemps, une communication mal adaptée au client. Les efforts de description de ces territoires restaient insuffisants. Chazaud observe que « certains développent alors une espèce de syndrome géographique, en pensant que la communication touristique se résume à donner une leçon de géographie aux consommateurs »437. Il ajoute que « la communication qui privilégie uniquement une destination géographique se condamne souvent à être ambiguë ». En outre, c’est peut-être aussi une question de leur « donner une leçon de biologie » sur les différentes espèces au sein de ces territoires.

On constate qu’il règne une certaine absence de maîtrise de l’activité touristique. Pendant longtemps, le site web de KWS ( www.kws.org ) ne changeait guère ces contenus. Il se résumait pour un site géographique et biologique, à afficher la localisation des parcs ainsi que la description de leur diversité biologique. Ce site portait l’apparence d’une brochure virtuelle au lieu de rester un véritable site interactif de marketing. Il existait un écart entre les atouts présents et la présentation faite. Cela a eu des conséquences négatives sur ces espaces car la description d’un lieu touristique de cette manière « géographique » ou « biologique » n’a guère contribué à leur attractivité, exception faite pour ceux qui les visitait pour des raisons autres que le tourisme.

Le Kenya se considère une destination de choix et de rêve pour les occidentaux, une des destinations touristiques majeures de l’Afrique subsaharienne, connue pour les parcs et les safaris, un « archétype d’une Afrique de rêve ». Ce scénario d’optimisme béat sur la diversité de choses à faire et à voir manque de tout sens critique sur la valeur réelle des attractions touristiques au sein du pays. Une telle autosatisfaction conduit à la stagnation, voire au déclin économique et du pouvoir d’attraction d’une destination touristique, alors que le tourisme est entré dans une période de concurrence économique face au pays tels que la Tanzanie, l’Afrique du sud et le Botswana.

Ainsi, il ne suffit plus d’être bon, il faut être attrayant pour ses clients à travers une communication touristique plus appropriée. Depuis 2009, le site web de KWS est beaucoup plus détaillé dans la présentation des différents parcs et réserves en affichant différents éléments : l’accessibilité, l’étendu, le climat : la précipitation, la température, la saison sec…, les éléments d’attractivité (faune, flore et paysage), les activités à faire dans ces destinations et les affaires personnelles à porter…

Les aires protégées à l’ouest du pays démontrent que ni la présence des espèces rares ou encore des espèces endémiques, ni la présence d’espèces différentes sur un territoire, ni les descriptions attrayantes telles que « Kakamega, sanctuaire unique d’oiseaux » ne suffisent à créer une forte demande chez les touristes. Il parait que certaines espèces telles que les lions, les léopards et les éléphants sont beaucoup plus attrayants aux yeux des touristes que les papillons, les singes ... Par exemple, à Amboseli, selon Okello et al, les touristes utilisent du temps loué pour observer la faune comme le suite : des lions (28,6%), des éléphants (14,2%), des gnous – Connochaetus taurus (9.5%), des hyènes (8.7%), et des guépards – Acinonyx jubatus (7.3%)438. Dans ce parc, peu de temps est alloué à l’observation des antilopes (Gazella granti), des babouins (Papio cynocephalus) et des girafes (Giraffa camelopardalis).

Donc, il faudrait reconsidérer la notion de « ressource touristique » ainsi que celle de « lieux touristique » ou « espace touristique ». Mais ce n’est pas facile, comme l’observe Dewailly en indiquant la difficulté d’obtenir une qualification consensuelle pour le touriste pour le chercheur et pour le professionnel439. Selon les auteurs, tantôt ce sont la présence des touristes qui défini un espace touristique440 tantôt, tous les territoires fréquentés par des touristes ne constituent pas des espaces touristiques proprement dit441. Dewailly et Flament défini un espace touristique comme celle « quand le tourisme, par son poids économique, par sa présence, dans l’utilisation du sol, dans le paysage, dans l’aménagement du territoire, contribue à organiser fortement l’espace »442. Pour ces trois territoires, bien qu’ils soient moins fréquentés et moins mise en tourisme, constituent des espaces touristiques, comme le témoigne le classement en « parc national » ou en « réserve nationale ». De plus, il y a une démarche consciente de développer le tourisme sur ces territoires.

Pourtant, l’avenir de ces territoires reste beaucoup plus incertain en dépit d’autres territoires déjà établis dans le pays car ces destinations manquent grandement de spectacle faunistique. En considérant la question de ressource et de lieu touristique, il faudra également examiner pourquoi les touristes favorisent une destination plutôt qu’une autre et on examine les raisons pour lesquelles certains territoires ne s’intègrent pas facilement dans ‘l’écoumène touristique’. Il ne serait pas encore facile de répondre à ces questions étant donné que le tourisme est un phénomène complexe. Partout dans le monde il reste encore de beaux paysages dans un état encore non touristique. De tels espaces, dit Dewailly, nous amènent vers la compréhension du système touristique443.

Utilisant un exemple du Mans – une ville au nord-ouest de la France, Moisy observe que si cette ville « est facilement accessible … si la vieille ville et la cathédrale sont dignes d’admiration, ou que les environs du Mans sont tout à fait charmants, … la ville n’est pas une étape obligée pour les touristes »444. Bien entendu, les touristes ne sont pas obligés d’aller dans les lieux que les professionnels ou les chercheurs considèrent attractifs. Il serait aussi important de comprendre la notion de la « ressource touristique » acceptable chez les touristes. Pour le Kenya, les vocables souvent utilisés pour désigner cette notion comprennent : « safaris, plage, réserves animalières, Big Five ainsi que Maasai ». Aujourd’hui comme avant, ces expressions continuent d’occuper une place prépondérante dans l’imaginaire de la plupart des touristes kenyans. Même le concept du parc reste restreint  pour la majorité: celui du parc terrestre, ce qui peut être explique pourquoi aucun parc marin, malgré leur proximité de Mombasa, ne s’affiche parmi les 10 premières aires protégées les plus visitées du pays (tableau 3).

Les géographes distinguent différentes catégories d’espaces touristiques. D’abord par leur caractéristique paysagère : le tourisme rural, urbain, périurbain, littoral, montagneux, fluvial, lacustre … Et ensuite, en fonction de leur capacité d’accueil, la présence ou non de la population locale et par leur fonction urbaine. Cette dernière catégorie a donné lieu à un site, un comptoir, une station et enfin à une ville touristique. Ces catégories, étant donné que le tourisme est une activité où « on est attiré par la différence »445, mènent certains à se demander si tout pourrait être touristique446 car les paysans pourraient être attirés par la ville et les citadins par la campagne, les habitants des plaines par les territoires montagneux… Néanmoins, en admettant que tous les lieux pourraient être touristiques face à nos différences, il serait naïf d’imaginer la mise en tourisme de tous.

Par ailleurs, l’attractivité de tels espaces dépend uniquement de la personne qui les regarde. Un même espace n’a pas la même signification pour tous les visiteurs. Chaque regard identifie bien « le beau du laid, l’intéressant de l’insignifiant, l’exceptionnel du banal… »447. En plus, le regard touristique est organisé en une direction particulière et pas n’importe laquelle448. Pour ces destinations dites en voie de la mise en tourisme, il serait ainsi naïf d’imaginer que tous les arbres, toutes les végétations, tous les papillons ou encore tous les insectes dans la forêt de Kakamega ou de Saiwa pourraient être une attraction pour tout le monde. Face à la même attraction, chaque touriste réagit de manière différente : certains ne s’intéressent qu’à la beauté ou l’apparence des oiseaux par exemple, tandis que d’autres s’intéressent à leur nomenclature ou leur histoire naturelle. Mieux positionner ces territoires, c’est d’abord choisir très précisément les clientèles en cohérence avec ce type de personnalité, et développer les thèmes pertinents susceptibles de les satisfaire davantage.

Pour cette région, il est indéniable qu’elle possède des espèces diverses et uniques. Notons que la forêt de Kakamega (largement primaire) est deux fois plus grande que le parc national de Nairobi, une dense forêt créant un environnement complet pour des oiseaux, des insectes, des papillons et pour une faune abondante. Cette forêt est le lieu de choix pour des observateurs de papillons et d'oiseaux : un endroit riche en biodiversité. Il compte plus de 300 espèces d'oiseaux, plus de 350 espèces d’arbres et plus de 27 espèces de serpents. C’est également un habitat composé de plus de 400 espèces de papillons (environ 45% de tous les papillons enregistrés au Kenya), de reptiles, de mollusques et de sept espèces de primates (site web KWS).

Avec une telle description, il paraît que l’activité touristique n’est pas liée exactement à l’abondance des différentes espèces sur un territoire donné. Il n’y a pas de relation directe entre la diversité de la faune et de la flore et la fréquentation touristique. Le flux touristique kenyan peut être le résultat de la concentration élevée d’une espèce donnée : les milliers de flamants roses et de pélicans à Nakuru, un troupeau des gnous à Maasai Mara, un troupeau d’éléphants à Tsavo et à Amboseli et les dauphins à Kisité Mpunguti.

En effet, la base de l’attractivité touristique actuelle de l’ouest du Kenya repose principalement sur la nature. La biodiversité est abondante en plus d’une mosaïque de beaux paysages contrastés. Le problème de fond est lié à la fréquentation touristique. En utilisant des critères proposés par le géographe Calas sur les marqueurs des espaces touristiques : des touristes (identifiables, en Afrique, par la couleur de leur peau) et une grande densité des équipements d’accueil449, ces destinations ne remplissent pas ces deux critères. Par exemple, de 2000 à 2007, la réserve nationale de Kakamega Forest a enregistré une fréquentation moyenne de 486 touristes par mois. Pour Saiwa 110 touristes par mois, tandis qu’au Mont Elgon il y en a eu 335 par mois au cours de cette période. Pour comprendre, ce phénomène, il faudrait étudier aussi la nature de l’attraction touristique dans ces destinations.

Prenant l’exemple de la forêt d’Arabuko Sokoke située sur la côte kenyane, ce parc est proche et facilement accessible de Mombasa et de Malindi – les deux villes du pays qui connaissent une concentration touristique élevée. Par contre, le flux et le développement touristiques restent rares dans ce parc à cause de la nature même de l’attraction touristique présentée. Aussi, les trois parcs terrestres les plus accessibles de Mombasa : Tsavo east, Tsavo west et Shimba hills était 3 fois plus fréquentés que les 3 parcs et réserves marins les plus fréquentés au Kenya : Kisite Mpunguti, Malindi et Mombasa en 2007. En plus, ce parc forestier d’Arabuko Sokoke n’a reçu que 2.441 touristes en 2008.

Les destinations tels qu’Arabuko Sokoke bien que relativement proches de grands foyers récepteurs n’attirent que peu de touristes. Cela signifie que la distance n’est pas le seul facteur d’explication. Alors, que peut-on espérer pour les territoires de l’ouest du Kenya qui sont plus éloignés et plus isolés des grands foyers touristiques du pays ?

En ce qui concerne le Saiwa, l’évolution en termes de nombres de touristes n’est pas significative. La taille de ce parc pourrait être la raison pour laquelle son activité touristique est médiocre. Plus un parc est géographiquement étendu, plus il peut diversifier ses produits touristiques, et ainsi attirer différents groupes de touristes. Il paraît que ce parc n’est pas dans un état d’urgence vers la mise en tourisme. Ce parc demeure relativement vide parce que certains jours, voire certaines semaines, aucun touriste ne le visite. Le flux touristique de ce parc est resté stable entre 2000 et 2006 (fig. 8).

Par contre, les potentialités en termes de développement touristique sont fortes, par exemple à la forêt de Kakamega et au parc national du Mont Elgon. Alors, après avoir connu une évolution médiocre et une moindre notoriété, le tourisme forestier et de montagne450 peuvent-ils constituer une destination alternative du Kenya, et comment y arriver ? Ce pouvoir attractif peut être amélioré par une présentation imaginative d’activités touristiques qui doit dépasser la simple visite en vue d’observer les choses.

Notes
435.

Duhamel et Sacareau, op.cit.

436.

Dewailly et Flament, op.cit.

437.

Chazaud, Management du Tourisme et des Loisirs Sportifs de Plein Nature, Presses universitaires du sport, Voiron, 2004.

438.

Okello, Manka, D’Amour, The Relative Importance of Large Mammal Species for Tourism in Amboseli National Park, Kenya, Tourism Management Vol. 29, 2008, p 756.

439.

Dewailly, op.cit, 2006, p 130.

440.

Calas, op.cit., p 325.

441.

Ibid, p 338.

442.

Dewailly et Flament, op.cit.

443.

Dewailly, op.cit, 2006, 131 p.

444.

Moisy, Le Mans au Début du XX e Sciecle : Analyse d’un Tentative de Mise en Tourisme, Actes des XXVIIe Journées de la Commission National des Géographie du Tourisme et des Loisirs ; 3-4-5 mai 2000, p 49-60.

445.

Cazelais, et al, op.cit. p.12.

446.

Dewailly, op.cit, 2006, p 136.

447.

Equipe MIT, op.cit, 2002 p 183.

448.

Equipe MIT, op.cit, 2002.

449.

Calas, op.cit

450.

Voir aussi BART, La montagne au cœur de l’Afrique orientale, Cahiers d’Outre-Mer, 2006, n°235, p 307-322