9.1.3. Le tourisme domestique dans le renouvellement du tourisme kenyan ?

Le tourisme est parmi les activités humaines largement étudiées par les géographes. On peut citer notamment Deprest (1997), Dewailly et Flament (2000), Dewailly (2005), l’équipe MIT (2002, 2005), Stock, et al (2003), Rieucau et Lageiste (2006), entre autres. Le débat sur la définition du tourisme est permanent. Certains, notamment Dewailly (2006), reconnaissent la difficulté de distinguer un « vrai » touriste d’un « faux » touriste. D'autres, par exemple l'équipe MIT (2002), propose une définition simple d'un touriste. Ils le décrivent comme « toute personne qui n’est pas ‘d’ici’ »523.

Pourtant, le chemin vers la durabilité et le renouvellement en tourisme nécessite la prise en compte de tous les voyageurs qui se déplacent ailleurs vers des lieux touristiques sans exception. Même pour J. Ginier (1969), cité par Stock et al (2003, p 264),

‘« Le plus simple est de revenir à des notions concrètes ressenties par tous les bénéficiaires du tourisme. Pour l’hôtelier comme pour le gardien de terrain de camping, pour le courrier comme pour la vendeuse…, le touriste c’est le visiteur, habituellement domicilié à l’étranger,… pour un séjour de durée limitée, en « récréation » ou non, et laisse son argent dans le pays. Définition simple qui a le grand avantage de ne point exclure le tourisme d’affaires et les excursionnistes de plus en plus nombreux avec l’essor des transports rapides ».’

Avec cette définition « simple », l'essentiel est d'établir un lien entre la démarche conceptuelle et les actions spécifiques qui devraient se traduire en actions concrètes sur le terrain. Elle nous aide également à ne pas rester dans l’abstrait et s’enfermer dans un esprit terminologique borné, loin de la réalité du terrain. Elle nous protège contre la profusion de terminologies diverses sur le tourisme, qui sème la confusion. Pour les territoires ou destinations touristiques, il faudra simplement insister sur les « critères à respecter, les écueils à éviter, les bénéfices à atteindre »524. Cela veut dire de faire en sorte qu’on maximise le bien et qu’on minimise le mal attribué au tourisme.

L'interrogation sur la présentation du tourisme en Afrique nous semble aussi pertinente à élaborer. Certes, l’ « apartheid touristique » auquel Brunel (2007) fait référence en Afrique du sud, n’a pas sa place au Kenya. Selon cette géographe, pour des raisons de sécurité et pour entretenir le mythe de l’éden réservé à des riches, les zones de biodiversité en Afrique (du sud) favorisent l’ « interdiction aux africains »525. Cependant, on témoigne de plus en plus des africains qui font aussi du tourisme dans leur continent. Par exemple, en 2006, le Kenya a reçu 180.781 touristes venant d’autres pays africains soit 11% des arrivées internationales (tableau 1). Aussi, selon Lilieholm et Romney (op.cit, p. 138), il y a de plus en plus des africains qui font du tourisme au sein de leurs pays. En Afrique du sud par exemple, 60% de la fréquentation globale envers des parcs nationaux se fait par des résidents du pays tandis que 20% viennent des pays africains. Dans les parcs nationaux de l’île Maurice et du Nigeria, 40% et 80% des visiteurs sont respectivement des résidents de ces pays.

Alors, au Kenya, en l’absence d’observatoires du tourisme dans les régions et les départements, la comptabilisation s'avère moins élaborée qu’en France. Les touristes kenyans comptabilisés comprennent ceux qui fréquentent majoritairement les hébergements touristiques officiellement reconnus, et ceux dans les aires protégées. Les donnés officielles négligent souvent le tourisme national.

Au Kenya, on ne comptabilise pas les visites chez les parents et chez les amis (une habitude répandue chez les Kenyans surtout pendant les vacances, mais on ne les considère pas comme étant des séjours touristiques), et dans les résidents secondaires (à la campagne et à la côte kenyane)… En outre, les études sur le tourisme national intérieur sont rares, voire inexistantes. Ainsi, très peu des données existent sur le tourisme national pour pouvoir faire la comparaison avec un pays comme la France. Même pour les données du tourisme international au pays, il reste beaucoup à faire. Parfois par négligence, les touristes au départ de l'aéroport de Jomo Kenyatta à Nairobi remplissent les fiches d’arrivée. Alors, il s’avère que les statistiques de la fréquentation touristique gonflent ou sous-estiment l'arrivée réelle de touristes internationaux dans le pays.

Figure 20 : La fréquentation touristique à la réserve nationale de Kakamega selon les catégories de touristes (2000-2006).

Source : Kenya Wildlife Service.

Même avec ces chiffres limitatifs, dans ces trois territoires étudiés, les visiteurs sont majoritairement des Kenyans (fig. 20 ; 21 ; 22). La part du marché international proprement dit reste marginale avec environ 30% de la fréquentation globale. En plus, la politique tarifaire du KWS met en place une différenciation tarifaire fondée sur les différents segments du marché : les adultes, les enfants et les étudiants. Toutes ces catégories sont encore réparties entre segments : « les citoyens du Kenya, les résidents du Kenya et les non-résidents ». Il faudra noter que dans les parcs nationaux gérés par le KWS, les citoyens de l'Afrique de l'est (les Tanzaniens, les Ougandais, les Rwandais, et les Burundais) paient les mêmes frais d'entrée que les Kenyans.

Figure 21 : La fréquentation touristique au parc national de Saiwa Swamp selon les catégories touristiques (2000-2006).

Source : Kenya Wildlife Service.

Donc, nous retiendrons l’idée de l’Equipe MIT (2002, op.cit, p 57) qui observe que : « Il ne s’agit pas de nier que le monde touristique reste encore très inégalitaire et que la majorité des touristes provient des pays riches, mais d’inviter à ne pas s’en tenir à une image trop misérabiliste du tourisme national dans les pays en développement… ». De même, « l’existence de ces pratiques touristiques (le tourisme national) est généralement ignorée ou sous-estimée, car elle va à l’encontre des idées de ceux qui voudrait réduire les pays du sud à une simple zone réceptrice de touristes du Nord, comme s’il était honteux de reconnaître aux pays pauvres l’existence d’une demande interne » (MIT, 2002, p 58).

Entre 2000 et 2004 par exemple, 53% et 52% respectivement des touristes à Nakuru National Park et Nairobi National Park étaient des Kenyans. 27% pour Tsavo East National Park, 25% pour Amboseli National Park, 34% pour Tsavo West National Park et 19% pour Aberdaires National Park 526.

Figure 22 : La fréquentation touristique au parc national du Mont Elgon selon les catégories touristiques (2000-2006).

Source : Kenya Wildlife Service.

En 2008, les aires protégées sous la gestion de KWS ont connu un flux touristique de 44% de touristes kenyans – adultes (fig. 23). Le seul inconvénient réside dans le fait que ce marché national ne génère pas assez de revenus pour ces espaces. C’est normalement les touristes internationaux qui s’intéressent aux aspects culturels et à l’achat des produits artisanaux – le binôme tourisme de nature/tourisme culturel.

Malheureusement, depuis leur création, les zones de biodiversité sont perçues comme des lieux réservés aux étrangers. Dans cette région de l'ouest du Kenya, il est clair que les nationaux apprécient la beauté du paysage touristique. Pas parce qu’ils n’apprécient pas les autres régions, mais simplement parce que ces territoires, notamment ceux de Kakamega et de Saiwa, sont bien desservis par les transports publics et ils sont parmi des parcs visités à pied. C’est aussi le cas d’un parc privé de Haller park à Mombasa, d’Animal orphanage et de Safari Walk à Nairobi ainsi que de Impala sanctuary à Kisumu qui reçoivent de nombreux touristes Kenyans.

Figure 23 : La répartition des touristes adultes dans 30 aires protégées kenyans gérée par le KWS en 2008.

Source: Kenya National Bureau of Statistics

Il est vrai que le secteur touristique du Kenya a déjà engagé une politique dans ce sens en réactivant au sein de Kenya Tourist Board, le Domestic Tourism Council. Malgré la rareté de données précises sur le tourisme national, il y a unanimité pour reconnaître sa croissance significative dans le pays. Face à l'instabilité du marché international à cause de la publicité négative, de la forte concurrence d'autres pays tels que l'Afrique du sud et la Tanzanie, ainsi que la nature périssable du produit touristique, les hôteliers, les Tour Opérateurs et les compagnies aériennes se tournent vers le marché national pour se rentabiliser. En 2005 par exemple, les kenyans ont occupé 840.000 nuitées touristiques dans le secteur du tourisme au pays527.

Le KWS joue aussi un rôle majeur dans la promotion du tourisme national. En août 2008, il a inauguré une navette destinée à la visite guidée du parc national de Nairobi tous les week-ends y compris les jours fériés pour inciter les Kenyans à participer au tourisme. D’autres parcs ayant ce type de service de navette surtout pendant les vacances scolaires sont : Tsavo East (Voi), Tsavo west (Mtito Andei), Lake Nakuru (Nakuru), Aberdaire (Nyeri), et Hell’s Gate (Naivasha). En plus, les membres de WCK (Wildlife Clubs of Kenya) surtout ceux qui sont dans les institutions scolaires kenyanes peuvent entrer dans les parcs nationaux gratuitement. En 2008 par exemple, il y a eu plus de 35.000 touristes non payantes dans les parcs nationaux. La plupart d’eux étant les membres de WCK. Il apparaît donc que le raisonnement sur  l'« apartheid touristique » de Sylvie Brunel est réducteur et contestable dans le contexte kenyan.

Néanmoins, la plupart du temps, le tourisme national est sous-estimé par les médias qui mettent l’accent sur le tourisme international, un tourisme beaucoup plus vulnérable à l’instabilité du pays, comme pendant les violences électorales subies par le Kenya fin 2007, début 2008. Cependant, les avantages économiques et sociaux qu’apporte le tourisme international peuvent être aussi significatifs.

Le droit d’entrée dans les parcs pour les touristes internationaux reste plus élevé que celui des nationaux. Par exemple, pour un revenu généré par un touriste international à Kakamega – en termes de droit d’entrée uniquement, on a besoin de 7 touristes kenyans pour réaliser le même revenu. Au lac Nakuru, cette proportion est même plus élevée : un seul touriste international génère autant de revenu que 15 touristes nationaux. Ainsi, malgré le fait déjà souligné que 50% des touristes au parc national de lac Nakuru étaient des kenyans entre 2000 et 2004, ces Kenyans n’ont contribué que 5% du revenu total pendant la même période pour le KWS. Les 25% d’Amboseli National Park et le 19% d’Aberdaire National Park ont contribué 1% en termes de revenu pour chacun de ces parcs.

Avec de tel constat, l’objectif n’est pas pour minimiser le tourisme national, mais pour démontrer l’importance du tourisme international dans le financement des zones protégées du pays. Ces zones ne peuvent pas couvrir les frais de conservation en s’appuyant uniquement sur le tourisme par les citoyens de l’Afrique de l’est.

Notes
523.

Equipe MIT, 2002, p 80.

524.

Blangy, (dir.), du Tourisme de Nature à l’Ecotourisme , Les cahiers d’espaces février 1993b.

525.

Brunel, op.cit.

526.

WRI, op.cit.

527.

KIPPRA, op.cit, 2009.