9.2. Ecotourism Kenya : au cœur du développement touristique kenyan

En terminant cette thèse, il nous semble nécessaire de revenir sur le concept d’écotourisme tant comme modèle théorique que dans la réalité. Ce concept ne semble pas connaître une définition achevée. Il est devenu un « mot passe-partout que l’on applique indifféremment à tout ce qui établit un lien entre le tourisme et la nature »528. Sa transformation en un concept banalisé et applicable partout semble à l’ordre du jour. Par exemple, Sylvie Blangy le décrit comme une philosophie, un état d’esprit, une démarche plutôt qu’un type de tourisme 529. Cela s’accorde avec le concept contradictoire de l’ « écotourisme urbain » auquel font référence certains chercheurs anglo-saxons. La référence à l’écotourisme urbain nous semble faire partie de plusieurs confusions entre l’écotourisme et le tourisme durable (chap. 7.1). Pourtant, la seule différence entre ces deux termes reste celle du ‘territoire’. « L’écotourisme concerne par essence des espaces protégés au fort potentiel patrimonial, tandis que le tourisme durable s’applique partout, notamment aux espaces précédemment colonisés et en partie dégradés par le tourisme de masse »530. Dans le contexte urbain, il vaut mieux parler du tourisme durable, car c’est celui là qui constitue une démarche plutôt qu’un type de tourisme.

Certes, « le domaine de l’écotourisme est à fortiori difficile à représenter globalement, car il regroupe en fait un ensemble de pratiques diversifiées »531. Ce champ du tourisme s’étudie à travers diverses perspectives : économique, institutionnelle, politique ainsi qu’écologique. Economiquement, l’importance du tourisme au Kenya n’est plus à démontrer. Dans ce pays, où trois nouveaux touristes créent un emploi supplémentaire, la nature constitue une ressource touristique porteuse, génératrice de fréquentation et de revenue.

Néanmoins, depuis que le tourisme a pris son essor dans le pays, certaines aires protégées voient leurs richesses naturelles utilisées sans une véritable réflexion écologique. La quête de prospérité économique pousse certains acteurs à faire de l’économie sans une conscience écologique, créant ainsi des conséquences inacceptables pour l’environnement naturel. Plusieurs acteurs du tourisme considèrent le tourisme comme un produit commercial dont ils sont susceptibles de tirer profit. La multiplication des initiatives de collaboration entre les entreprises privées et communautaires, surtout dans les zones de dispersion autour des parcs nationaux, témoigne de ce constat. Dans ces territoires, réconcilier les objectifs de l’écotourisme : préservation de la biodiversité, développement économique, lutte contre la pauvreté, équité sociale, respect des cultures locales, démocratie participative et autonomisation, présente encore un défi considérable.

La fréquentation insouciante transforme les milieux naturels en victimes du développement touristique. Malgré le code éthique qui définit la pratique responsable du tourisme au sein des parcs nationaux (encadré 9.2 et 9.3), l’anthropisation dans ces espaces s’aggrave. Le Maasai Mara nous en donne un exemple. Au sein et autour de cette réserve ont été construits 108 établissements qui englobent 4.000 lits touristiques. Par conséquent, la lumière provenant de ces établissements pose comme une forme de pollution pour la faune et pour les touristes. Les nuits deviennent de plus en plus claires alors que cette réserve s’urbanise et s’enclave. En plus, la plupart (71%) de ces aménagements fonctionnent illégalement sans autorisation officielle532.

Malgré la promulgation en 1999 d’une loi détaillée sur la coordination et la gestion de l’environnement à travers l’Evaluation de l’Impact sur l’Environnement (EIE), les statistiques auprès du ministère du tourisme font ressortir que 92 établissements n’ont même pas exécuté l’audit environnemental, tandis que 98 fonctionnent sans un plan physique. La dimension de la destination touristique fait appel à la vigilance des pouvoirs publics. Sa qualité n’est réductible ni à celle des professionnels ni à celle des consommateurs. Dans le cas de Maasai Mara, le problème de fond réside dans la politique de laisser-faire en ce qui concerne l’administration de telles destinations, la défaillance institutionnelle, la faiblesse des administrations à respecter les règlements existants, la politisation des milieux naturels et aussi l’importance de la corruption. Donc, récuser un modèle kenyan en ce qui concerne la gestion des parcs nationaux par le KWS nécessite un modèle de remplacement. Néanmoins, il ne nous semble pas que la transformation positive interviendra à travers les conseils locaux, comme le démontrent les cas de Maasai Mara et de la réserve du lac Bogoria.

Alors, comment qualifier une telle destination offrant le meilleur en termes d’animaux spectaculaires (la migration des gnous) sans prendre en compte le bien être de l’environnement ? On se demande alors si la décision de ‘sur construire’ des logements au Maasai Mara, ainsi que l’absence notable des Tour Opérateurs à l’ouest du Kenya ne démontrent pas l’hésitation des professionnels d’ouvrir au tourisme des ‘nouvelles’ destinations touristiques. Egalement, semble-t-il, le refus de mettre en tourisme des destinations moins connues ?

L’amélioration de la qualité est l’un des enjeux essentiels pour l’avenir du tourisme du pays. Donc, dans le désir de renouveler l’image du pays auprès des clients face aux impacts négatifs du tourisme, différents acteurs ont vue la nécessité de créer l’Ecotourism Kenya en 1996. Trois ans plus tard, à l’aide de la fondation FORD, cette organisation qui regroupe des associations professionnelles du tourisme et de l’environnement issues des secteurs publics et privés, a établi son secrétariat à Nairobi. Sa mission globale consiste à mettre en évidence les pratiques de l’écotourisme dans le pays. Elle met en avant les valeurs pourle respect de l'environnement, des populations locales et leurs cultures, ainsi que la gouvernance participative

La concrétisation et le renouvellement du concept d’écotourisme par EK se fait à travers le processus d’éco labellisation introduit en 2002. Ce processus tente de résoudre la question de la qualité des produits touristiques du pays en imposant des labels. Il faut noter que dans le monde, la majorité de ces programmes d’éco labels et de certification ont émergé entre 1990 et 2002533. Cette dimension institutionnelle aide les organisations à maintenir leur légitimité en se conformant aux normes établies. Initialement, ce processus a visé les hébergements touristiques du Kenya, après quoi il s’est exporté depuis 2008 à d’autres pays de la région avec la labellisation des hébergements en Tanzanie, y compris le Zanzibar.

En outre, l’importance d’un déplacement dans le secteur du tourisme n’est plus à démontrer. Au parc national d’Amboseli par exemple, pendant les game drive, les touristes allouent 71.5% du temps en mouvement et seulement 28.5% du temps sans mouvement pour observer la faune534. Le concept de l’écotourisme réside ainsi dans un déplacement doux, responsable et non perturbant. Par exemple, il est interdit de dépasser la vitesse de 40 Km/h et de conduire hors piste dans les parcs kenyans terrestres (encadré 9.2). Néanmoins, la représentation dominante de l’écotourisme comme « un voyage responsable vers des milieux naturels… » nous amène au concept de « responsabilité ». La plupart du temps, cette définition laisse entendre la « responsabilité » auprès des voyageurs et des professionnels, y compris les Tour Opérateurs, les hôteliers, les compagnies aériennes… On oublie souvent les pouvoirs publics – le gouvernement, les conseils locaux, le KFS, le KWS, comme parties prenantes de cette démarche. Alors, on propose une réflexion plus élargie, celle qui va au-delà d’un voyage responsable mais qui prend aussi en compte l’aménagement et la planification responsable des destinations.

Les mesures à prendre doivent être radicales et immédiates. D’abord, il nous semble nécessaire d’arrêter la construction de nouveaux logements touristiques au sein des parcs nationaux les plus fréquentés ainsi que ceux qui sont petits. Cela peut encourager les visites journalières ponctuées par des séjours hors des parcs. Cette pratique aurait un double résultat : celui de la protection de l’environnement fragile, et d’ouverture du tourisme envers la communauté locale comme les propriétaires des hébergements ou les loueurs de terrains pour leur construction. De plus, pour désenclaver le tourisme au pays, peut être c’est le moment d’arrêter aussi à construire les terrains d’atterrissage d’avion dans les parcs nationaux en les mettant en dehors. Une telle mesure pourrait inciter une interaction entre des touristes et des citoyens. En ce moment, le KWS envisage de construire des terrains d’avions aux parcs nationaux de Ruma près du lac Victoria et celui du Mont Elgon.

Dans le secteur du tourisme, beaucoup d’actions concrètes sont possibles dans le renouvellement du produit touristique. Par exemple depuis 2009, l’EK a eu la volonté de labelliser les Tour Opérateurs du pays. Cela était nécessaire car dans la réalité, le transport qui accompagne les activités d’observation, de découverte et de safaris entraîne aussi des impacts écologiques importants.

De son coté, le KWS a vu la nécessité de développer le code éthique pour les clients au sein des aires protégées (encadré 9.2 et 9.3). Contrairement à l’Ecotourism Kenya qui s’adresse aux professionnels du tourisme, le KWS s’intéresse aux clients et à la destination. Cependant, les deux approches ont pour objectif de protéger la destination. Le code éthique établi vise à sensibiliser les visiteurs dans les parcs nationaux sur les impactes de leurs comportements sur le terrain. Cela était nécessaire car « si le respect de la nature perçue comme bonne et vulnérable fait maintenant partie des représentations contemporaines, les représentations des vacances et du voyage sont encore plus fortes et l’associent à la liberté et au bonheur »535. Alors, pour maintenir à un niveau élevé de satisfaction auprès des touristes, certains chauffeurs conduisent hors piste afin de maintenir leur attrait commercial ainsi que rester populaire auprès de leurs clients. En outre, certains codes tels que celui qui interdît l’alimentation des poissons dans les parcs marin n’est pas respecté, afin de faire plaisir aux touristes pendant la visite. A chaque visite, le KWS et les propriétaires de bateaux à Malindi encouragent les visiteurs à acheter du pain pour nourrir les poissons.

L’objectif des éco labels participe à la promotion du tourisme durable à travers la promotion des valeurs environnementales, sociales et économiques. La labellisation par EK se fait à titre volontaire où participent les hôtels, les loges, les campings ou les bandas avec l’objectif de promouvoir les meilleures pratiques dans leurs opérations touristiques. EK favorise des initiatives dans la protection, la conservation et l’investissement dans l'environnement ; la lutte contre la pollution ; l’utilisation responsable des ressources telles que la terre, l'eau, l'énergie, la culture et l’éducation auprès des touristes.

La labellisation par EK se fait à trois niveaux : Bronze, Argent et Or. Chacun de ces niveaux définit des conditions pour la qualification. Ce processus commence par l’évaluation volontaire de la performance environnementale de soi-même en remplissant un questionnaire fourni par EK. L’EK effectue ensuite des contrôles aléatoires pour assurer la conformité aux conditions de son attribution. Ce comité, avec une représentation transversale provenant des établissements privés et publics aussi bien que des principales personnalités en conservation et en tourisme, est remplacé tous les deux ans. Avec l’attribution unanime d’un label, ces établissements reçoivent un certificat et peuvent utiliser le logo d’EK sur leur matériel promotionnel.

Alors, que veulent dire ces labels et quelles sont leurs fonctions ? Les labels dans le tourisme « attestent officiellement et juridiquement qu’un produit possède un ensemble de caractéristiques spécifiques qui vont les différencier des autres produits/services proposés dans le même secteur »536. Dans notre cas, l’EK établit une réglementation qui se porte garant de la qualité affichée. Pourtant, la labellisation n’a jusqu’ici que faiblement pénétré le marché. Certes, seuls deux établissements (Basecamp à Maasai Mara et Campi ya Kanzi sur la pente de Chyulu hills) possèdent les labels d’Or. Six autres établissements sont labellisés en Argent tandis que 34 en Bronze. 17, soit 40% d’entre eux sont situés à Maasai Mara et ses alentours. 4 autres établissements se trouvent en Tanzanie. Reste à savoir si les clients sont au courant de ces labels et leur place dans la prise de décision touristique. En Europe par exemple, les éco labels n’ont été adoptés que par 2% de leur marché potentiel537.

Ces labels encouragent l’investissement dans les sources d'énergie alternatives, notamment l’énergie solaire, l’interdiction d’utiliser du bois pour le chauffage – en particulier dans les parcs nationaux –, conduit certains à fabriquer des briquettes de carburant à partir des déchets. De telles pratiques aident à la sauvegarde des forêts ravagées par l'abattage d'arbres pour le charbon du bois. Les initiatives simples telles que la réutilisation des serviettes et l’installation des douches à basse pression servent à réduire la consommation d’eau. Bien que ces mesures ne conduisent pas toujours au confort optimum pour les clients, on apprécie cette voie visant à la protection de l’environnement (voir chap. 7.1 – la voie réformiste).

Néanmoins, force est de constater que, face aux enjeux réformistes du secteur du tourisme, les politiques comme celles de labellisation restent balbutiantes et insuffisantes. Dans ces actions « vertes », l’enjeu réside dans la perspective environnementale comme le conçoit l’EK. Les labels fondés sur les valeurs environnementales ne visent pas en priorité l’équité et le bien être de la population locale. Ils visent plutôt à l’éco-efficacité dans l’exploitation des établissements en entraînant généralement une réduction des coûts d’exploitation. Tandis que l’entreprise fait des économies en énergie, en eau..., ces initiatives ne font pas grand-chose pour la communauté qui reste à l’écart de ce secteur déjà mondialisé. Afin de faire du tourisme un outil de conservation des espaces naturels, le nombre de touristes doit être aussi pris en compte. Alors, l’un de l’objectif dans le renouvellement du tourisme à travers la labellisation est de faire en sorte que ce secteur ait un impact économique le plus marqué possible au niveau local.

L’EK a adopté une perspective plus libérale en ce qui concerne l’écotourisme. Cette association fait en sorte que l’écotourisme soit adopté par le plus grand nombre d’acteurs et d’entreprises. Pour elle, l’adoption de l’écotourisme au sens strict du mot serait une erreur et son influence sera évidement fort réduit. Pour cela, elle a effectué la labellisation des comptoirs touristiques : des enclaves côtières de Turtle Bay Beach Resort de 145 chambres à Watamu près de Malindi, de Baobab Beach Resort and Spa à Diani Beach, de Serena Beach hotel and spa de 164 chambres, et celle d’une loge au sein du parc national du lac Nakuru – le Lake Nakuru Lodge entre autres. Ces hébergements, surtout celles sur la côte kenyane, ne possède aucune image éco-touristique et fonctionne pour minimiser les contacts entre les touristes et les sociétés locales ; les touristes n’ont pas accessible à la communauté locales hormis des contacte avec des Beach boys538. Les chaînes hôtelières comme telle ne peuvent pas qualifier en écotourisme malgré leur attribution d’un label d’Argent.

D’une part on s’étonne de cette démarche, mais d’autre part, le concept même de l’écotourisme n’est plus celui de niche, de petits nombres de voyageurs, de petite échelle voire de faible densité. Sa contribution au développement durable doit être généralisée dans le secteur du tourisme. Comme déjà indiqué ailleurs dans cette thèse, « il conviendrait plutôt de parler de tourisme éco-responsable, désignation qui peut regrouper sous sa coupe les terminologies existantes d’écotourisme, de tourisme équitable, solidaire ou responsable, à condition que l’on sache réellement ce que chacune d’elle signifie »539. La dimension d’un voyage, d’un séjour et d’une visite sans exception serait nécessaire pour la responsabilisation du tourisme. Sinon, la certification, seule, ne peut sauver des paysages ni maquiller une mauvaise politique de la mise en tourisme des territoires, le cas de Maasai Mara.

Enfin, l’empreinte écologique (négative) en tourisme justifie l’attribution des labels par EK sans discrimination pour rendre ce secteur durable. Par contre, rares sont les entreprises communautaires au sens strict du mot, comme les bandas à Kakamega, qui possède un label contraignant d’EK. Une association comme EK reste largement élitiste et « exclusive », concernant des entreprises appartenant à l’élite locale. Par ailleurs, ces labels sont attribués confidentiellement sans qu’une autre organisation externe puisse les vérifier. De plus, le comité des labels au sein d’EK peut être biaisé car ce sont les mêmes membres qui possèdent les entreprises touristiques. Le contrôle et la vérification externe seraient nécessaires dans la mise en place de ces procédures. Cela peut contribuer à rendre le processus rigoureux et à donner de la crédibilité au programme.

Notes
528.

Kutay, op.cit., p 214.

529.

Blangy, op.cit, 1993b.

530.

Lamic, op.cit., p 151-152

531.

Turcotte, Gendron, Labels et Certifications d’Ecotourisme et de Tourisme : Le Contexte et la Portée, Presses Universitaire du Québec, 2007, p 345.

532.

Daily Nation, Hoteliers’ Blatant Disregard of Law puts Mara Ecosystem at Risk, February, 2010.

533.

Turcotte et Gendron, op.cit.

534.

Okello, et al, op.cit., 2008.

535.

Turcotte et Gendron, op.cit., p 368.

536.

Frochot et Logohérel, Le Marketing du Tourisme, Dunod, 2007, p 68.

537.

Turcotte et Gendron, op.cit.

538.

Rieucau et Odiara, op.cit.

539.

Lamic, op.cit., p 190.