2.1 Les enjeux humains du développement en Asie de l’Est

Comment garantir le développement et la croissance dans les pays émergents et quelle est la place du capital humain dans ce processus ? Dans l’un de leurs bilans, l’Organisation des Nations-Unies précise que le développement n’est pas garanti pour tous les pays et particulièrement pour les pays émergents ou les plus pauvres66. De même, selon Perroux, si la croissance n’est pas synonyme de garantie de développement, encore faut-il entre autre poursuivre une véritable politique éducative et investir dans ce domaine67. Bref, à l’exemple de nombreux pays africains, il ne suffit pas que le commerce mondial évolue à une vitesse extraordinaire pour qu’il y ait des retombées positives dans tous les pays. Cette dynamique externe doit s’accompagner de réformes foncières internes tournée vers une utilisation efficiente du capital humain.

Mais qui sont ces pays et pourquoi doivent-ils se développer ? Si nous prenons en référence les pays émergents, dont le Viêt-nam68 fait partie, ils ont une croissance économique rapide, un Produit Intérieur Brut (PIB) par habitant inférieur aux pays développés et un niveau de vie qui peu à peu tend à converger vers ces derniers 69 . Il existe cependant de très grandes différences entre eux ceux qui viennent de sortir du statut de pays les moins avancés (PMA), tels que l’Indonésie ou le Viêt-nam et ceux qui sont proches de pouvoir atteindre un seuil d’industrialisation important, tels que la Malaisie ou la Thaïlande. Des changements structurels sont souvent cités pour les définir : rénovation juridique et institutionnelle, passage d'un type de production agraire à un type industriel, ouverture au marché mondial des produits et services et aux flux internationaux de capitaux. Certains d’entre eux se trouvent cependant très loin de la frontière technologique, ils ont un potentiel élevé d’assimilation des technologies produites ailleurs mais arrivent très difficilement à innover, à transformer, à apporter une valeur ajoutée autre que celle liée à la production de masse sans véritable différenciation. Tous ces pays sont très différents mais ont au moins un point commun : ils doivent contribuer à l’innovation technologique et disposer pour cela d’une masse de main-d’œuvre très qualifiée 70 . C’est leur capacité d’appropriation des technologies, grâce à des mécanismes de réciprocités et des subventions, avec des engagements de résultats à atteindre, qui peut les différencier 71. C’est un nouveau et difficile pallier à franchir pour justement s’affranchir définitivement du statut de pays les moins avancés et entrer dans l’air de la modernité. Le rêve de tous ces pays est de rejoindre les Nouveaux Pays Industrialisés (NPI) 72 , les grands pays économiquement développés.

Des pays comme la Thaïlande ou la Malaisie ont ainsi activé leur croissance économique grâce à l’accélération des échanges commerciaux, des facilités règlementaires (circulation des biens et des personnes), taxations favorables, des subventions, etc. Mais ils ont su surtout se démarquer dans la région par l’investissement dans le secteur éducatif et pu ainsi prendre une place géostratégique et économique importante.

Les réussites industrielles interviennent cependant à chaque fois dans des conditions différentes même si le facteur humain reste prédominant73. Le succès des pays d’Asie de l’Est a souvent reposé, à l’image de la Corée du Sud, pauvre en ressources naturelles, sur une maîtrise du processus d’ensemble de l’industrialisation, notamment sur son volet technologique et financier. Á l’opposé, le succès de pays tel que le Brésil s’est forgé sur les exportations en ressources premières, grâce notamment au café, en spéculant avec le soja ou en investissant dans l’industrie agroalimentaire. Mais dans tous les cas, l’éducation et le l’enrichissement capital humain sont des passages obligés. La Corée devait soutenir son appareil industriel technologique, le Brésil son industrie agroalimentaire. Tous deux ont eu, à un moment donné de leur histoire et jusqu’à maintenant, recours à l’emploi massif de techniciens ou de cadres supérieurs qu’il fallait bien former. Ils ont aussi, à un moment donné, eu comme seul choix de développer la recherche pour ne plus être dépendant des seuls transferts technologiques d’autrui. On constate que même certains pays extrêmement riches en pétrole, comme les Emirats Arabes Unis, sont convaincus de l’intérêt de développer le secteur universitaire et de la recherche pour ne pas dépendre des seules ressources naturelles. Ils cherchent ainsi à exploiter au maximum cette richesse par les produits transformés mais aussi à trouver des moyens de la substituer car qu’adviendra-il lorsqu’il n’y aura plus de pétrole ou que la demande diminuera ? Pour ce motif les Emirats tentent de développer d’autres industries tels que le tourisme, l’immobilier mais investissent aussi dans des secteurs universitaires et de recherche de pointe.

Pour marquer des avantages compétitifs, il est donc indéniable de pouvoir mettre en œuvre les technologies les plus performantes le plus rapidement possible et détenir un capital humain important comme c’est le cas des pays développés. C’est le niveau d’éducation qui élève le taux de croissance de l’économie, en accélérant l’assimilation du progrès technique. Ce niveau favorise le passage d’une éducation permettant d’aboutir à des productions par des processus d’imitation à une éducation produisant un « effet d’allocation » par opposition à l’« effet technique »74. Ceci est évident si l’on se réfère à l’exemple de la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Les 30 glorieuses ont été une période d’imitation économique qui a entraîné un fort développement de la croissance, car il fallait reconstruire l’Europe. Passé ce cap, l’Europe de l’Ouest est entrée dans une phase « d’économie de la connaissance »75. Les économies fondées sur la connaissance sont le point de rencontre, entre un mouvement continu de croissance des investissements (révolution des techniques de production) et des activités dévolues à la connaissance (transmission de nouvelles connaissances). Il a été nécessaire d’inventer, de créer de la valeur ajoutée pour pouvoir poursuivre un environnement concurrentiel sévère, suivant une économie de marché qui se globalisait irrémédiablement. Ceci a été possible notamment grâce au capital humain et culturel, à la recherche et à l’innovation, à l’investissement et à l’endettement76.

La région de l’Asie de l’Est est actuellement la plus dynamique au monde en termes de croissance économique. De nombreux pays de la région ont su tirer les leçons de la crise monétaire de 199777. Il y a un effet de levier de la croissance et du développement qui tire les PMA, notamment au sein de l’ASEAN. La situation de cette région, déchirée par la colonisation et les guerres, est donc à présent étonnante.

D’où peut venir cet effet ? Une fois de plus, les ressources humaines ont-elles joué un rôle prédominant ? La mythologie asiatique attribue la force suprême à ses dragons 78 , ces derniers symboles du succès économiques et industriels de ces cinquante dernières années. On a ensuite parlé de la montée en puissance des tigres, suivis de la Chine et de son voisin, l’Inde. Intéressons-nous particulièrement aux dragons en partant de l’hypothèse que les pays tigres voisins ont profité de l’expérience de tous les pays développés et de la dynamique du marché mondiale. Selon certains économistes, la croissance des dragons n’a cependant pas fonctionné sur le même modèle que celui des pays occidentaux qui ont pu s’appuyer sur le fort capital humain existant, résiduel, pour développer une industrie ou pour innover, comme ce fut le cas après la Seconde guerre mondiale79.

Ces derniers ont compensé cette insuffisance par une forte mobilisation du travail et des ressources humaines, à partir d’une situation initiale de faible intensité capitalistique. Il s’est produit une dynamique collective qui s’est polarisée autour de l’intérêt national facilitant le dépassement des limites individuelles. Nous avons tous en mémoire l’exemple de l’élan des salariés de l’industrie automobile ou des composantes au Japon, en Corée ou à Singapour. Ces derniers ont su aussi profiter de l’accumulation du capital humain disponible suite à la forte natalité et au jeu d’externalités positives80. Ils ont aussi probablement profité de la culture de ces millions d’anciens paysans qui se sont retrouvés du jour au lendemain en train de produire dans le secteur industriel. Contrairement à l’Europe par exemple, ces pays d’Asie de l’Est sont passés très rapidement d’une culture agraire à une culture industrielle très moderne. Contrairement à la situation européenne après la Seconde guerre mondiale, le capital humain en Asie provenait essentiellement du secteur agricole. Les anciens paysans ont ainsi probablement gardé au départ certaines qualités qui ont pu profiter au secteur industriel. On pense notamment à l’attachement à leur outil de travail, la fidélité à leur métier, l’ardeur à la tâche sans compter et aussi une certaine obéissance fruit aussi de la culture ancestrale mandarinale. Tous ces facteurs ont permis une croissance rapide du stock initial de capital humain, « à la force du front », avec, éventuellement, l’existence d’une forme « de trappe » de sous-développement81.

Ainsi, la communauté prend pleinement sa place dans un triptyque, avec l’État et le marché, dans l’explication de la croissance asiatique : « Les normes communautaires du ‘fondamentalisme rural’ auraient configuré les organisations industrielles dans les pays à croissance rapide »82. On peut penser que les Dragons se seraient enrichis d’un stock initial de capital humain non exploité dynamisé par une discipline collective interne, une forte passion nationale remontant à un enracinement culturel sociétal. Ces conditions ont facilité le travail des gouvernements pour mener à bien toutes leurs réformes plus facilement, en particulier celles du secteur agraire. Ils ont ensuite utilisé toute cette énergie pour la transformer et la capitaliser grâce notamment à l’éducation et à la connaissance. C’est ainsi que le Japon, pays exsangue après la Seconde guerre mondial, s’est totalement reconstruit et modernisé pour devenir en un temps record un grand pays industrialisé et surtout un exemple dans la région.

Ainsi pour assumer leur développement, les États doivent pouvoir investir et valoriser leur capital humain (individuel) pour le transformer en capital social83 (qui profite à tous). Cependant, pour obtenir ce résultat, il faut que les citoyens soient formés de manière pertinente84 suivant les modèles des économies fondées sur la connaissance, qui ont permis à certains pays de se différencier grâce à l’innovation, à la recherche, à l’exploitation mais surtout à la transformation des ressources, à la technologie ou à l’industrie85. La très grande majorité des pays sont à présent convaincus de l’importance d’élever le niveau d’éducation pour augmenter le taux de croissance de l’économie et pour accélérer l’assimilation du progrès technique86. Mais il n’y a pas de modèle parfait à suivre, à l’exemple des différences qui peuvent exister entre la situation en Asie et en Europe, les réalités internes (historiques, politiques, sociales, culturelles, etc.) associées aux contraintes externes ou régionales (géostratégie, conflits, cataclysme, etc.) qui s’imposent à chaque pays et obligent à la création de politiques adaptées et spécifiques que tout Etat est contraint de mettre en place pour utiliser à bon escient ses propres ressources humaines.

Notes
66.

UNESCO, « La lutte contre le changement climatique : un impératif de solidarité humaine dans un monde divisé », Rapport mondial sur le développement humain, Portail internet des Nations Unis, disponible sur http://portal.unesco.org , (visité le 03/05/2007).

67.

François Perroux, Politique du développement et lacunes du calcul économique, Nancy : Ed. Mondes en développement, 1975, 191-202.

68.

Le Conseil économique et social des Nations-Unies intégrait en 2007 dans ce groupe 84 pays dont le Viêt-nam. Concernant les pays Asiatiques : Chine = 0.777, Inde = 0.619, Indonésie = 0.728, Thaïlande = 0.781, Viêtnam = 0.723. La moyenne de l’IDH s’élève donc à 0.691 pays émergents.

69.

Extrait définition portail internet de l’ONU, visité le 12/05/2008.

70.

MarcGurgand, Economie de l’éducation, 2005, op. cit.

71.

Elsa Assidon, Les théories économiques du développement, Paris : La Découverte, Repères, 2005.

72.

NPI : L’OCDE propose un classement qu’elle nomme « apparenté à celui des pays émergents ». Il comprend les pays qui possèdent une forte croissance économique, qui ont connu une phase d'industrialisation rapide au cours des vingt dernières années, qui exportent des produits manufacturés et qui sont considérés en transition vers une économie de marché. On retrouve parmi les NPI les « Dragons asiatiques » la Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong Kong et les « Tigres asiatiques » Malaisie, Indonésie, Thaïlande, Philippines, mais aussi la Chine et le Viêtnam.

73.

Elsa Assidon, Les théories économiques du développement, op. cit.

74.

Richard Nelson et Edmund Phelps (1966) cité par MarcGurgand, Economie de l’éducation, 2005, op. cit. page 76.

75.

L.Ville, « La France en retard dans la course », in revue Societal, Paris : CNRS, INIST2004, no : 44, p. : 70 – 72.

76.

Dominique Foray, L'économie de la connaissance, op. cit.

77.

Les pays asiatiques comme l’Inde, la Malaisie, la Chine, etc. ont créé des réserves de liquidités suffisantes pour se préserver de ce genre de panique boursière. source Banque Mondiale, World Development indicators. , site internet de la Banque Mondiale, visité le 15/06/2008.

78.

Le dragon représente l’animal le plus fort dans la mythologie asiatique. Les quatre pays concernés sont, la Corée du sud, Singapour, Hong Kong, Taiwan, groupe auquel il convient d’ajouter le Japon.

79.

Elsa Assidon, Les théories économiques du développement, op. cit.

80.

Une sorte d’effet d’entraînement dans le cas des dragons, la suractivité entraîne le dynamisme de tous les secteurs. L’externalité ou effet externe désigne en principe une situation économique dans laquelle l'acte de consommation ou de production d'un agent influe positivement ou négativement sur la situation d'un autre agent non-impliqué dans l'action, sans que ce dernier ne soit totalement compensé pour les dommages/bénéfices engendrés. L’un des exemples les plus célèbres est l'arboriculteur qui ne sera pas payé pour le service indirect qu'il a rendu à l'apiculteur, bien qu’il permet à ce dernier de se développer (exemple donné par James Meade.)

81.

Selon Lucas, 1981, cité par Elsa Assidon, Les théories économiques du développement, op. cit. page 77. On peut interpréter dans notre cas le phénomène de « trappe de sous-développement » comme la résultante du maintien d’un état de sous-développement ou de pauvreté de certains pays. Cette situation peut créer les conditions favorables d’une exploitation facile d’une forte main d’œuvre à bon marché (bas salaires et disponibilité), pour faciliter une croissance exponentielle. Ceci se produisant au moment où les pays concernés tentent de mener une politique économique qui les fait sortir du stade de pays les moins avancés.

82.

Yujiro Hayami, 1997, cité par Elsa Assidon, Les théories économiques du développement, op. cit, page 103.

83.

Pour simplifier, le capital social désigne un ensemble de ressources propres à une organisation, dans notre cas il serait l’émanation du capital humain, les capacités individuelles mises au service de l’intérêt collectif.

84.

Amartya Sen, Un nouvel modèle économique, Paris : Odile Jacob, 2000.

85.

Dominique Foray, L'économie de la connaissance, op. cit.

86.

MarcGurgand, Economie de l’éducation, 2005, op. cit.