3.1.2 Une société éprise de savoir

En effet, la naissance de ce marché trouve aussi ses origines dans l’histoire coloniale mais surtout, dans les fondements culturels et sociaux. Le peuple vietnamien a ainsi acquis des valeurs extrêmement fortes et variées, inspirées sur des pratiques mandarinales, fondées principalement sur le confucianisme puis sur le bouddhisme, mais aussi influencée par l’époque coloniale et socialiste. Ce melting-pot d’influences diverses a eu tout au moins pour effet, sur la population vietnamienne, d’aboutir à un attachement particulier en faveur du savoir et l’éducation.

‘« […] l’éducation et le travail sont au cœur de la symbolique socialiste dans ses valeurs comme dans ses certitudes et dans sa reproduction. Ils sont les éléments fondamentaux du développement des forces productives. Au sein du collectif et de ses idéaux, la voie de la réalisation individuelle est toute tracée. L’application dans l’étude est récompensée par le travail […] synonyme de réussite sociale »377. ’

La libéralisation d’un marché est d’autant plus facile à réaliser lorsque son produit, dans notre cas l’éducation, fait l’objet de la plus grande des tentations de la part des clients potentiels. La volonté d’apprendre du peuple vietnamien est sans limite. L’éducation est la meilleure manière, voire la seule pour les non nantis, de sortir de la misère, de se hisser dans la hiérarchie sociale et plus important encore, d’assurer l’avenir de la descendance et sa propre retraite. Cette pensée s’enracine largement dans les origines culturelles confucéennes. Elle s’est ensuite perpétuée, dans une moindre mesure, avec l’influence de l’école coloniale française et par l’idéologie socialiste.

Le Viêt-Nam est bien davantage lié à la civilisation chinoise378. La vision du monde et les valeurs que l’on trouve en Chine, mais aussi en Corée, au Vietnam et au Japon, sont articulées autour des grands principes de Confucius. Le confucianisme constitue ainsi le contexte culturel originel auquel le bouddhisme d’Asie orientale fut confronté et dans lequel il eut à se développer379.

Le confucianisme institue le principe de piété filiale si important dans la société vietnamienne et particulièrement dans la relation éducative entre les élèves et leur maître. La famille patriarcale, élargie, est l’unité de base de la société. Les valeurs véhiculées, le principe de respect, d’amour et d’harmonie deviennent, par extension, les valeurs fondatrices du pays380. Ces principes filiaux forts débouchent sur le dévouement incontesté des enfants envers les parents. Ainsi, la famille conditionne les attentes de l’étudiant, élabore son projet et le soutient financièrement.

Pourtant, une interprétation fanatique, sombre ou excessivement patriarcale des préceptes confucéens, peut conduire à un système de pensée très étroit, borné, machiste et oppressif. Pour en revenir au secteur de l’éducation, l’interprétation confucéenne rend légitime, pour certains citoyens, le statut misérable des personnes qui, « faute de volonté », n’auraient pas réussi leur vie sociale. Á ce titre, les concepts philosophiques bouddhistes, invitant au partage381, semblent plus égalitaires.

La place conférée à l’aîné d’une fratrie est un autre exemple de l’interférence possible des traditions sur l’égalité des chances et sur la législation. Ces valeurs entraînent parfois jusqu’à l’aveuglement, la valorisation de l’apprentissage pour assurer la réussite sociale. C’est parce que la tradition confucéenne impose aux enfants et particulièrement à l’aîné, de veiller au bien-être des parents, notamment lorsqu’ils ne sont plus actifs382, que tout doit être mis en œuvre pour que l’enfant, surtout l’aîné, puisse assumer cette future responsabilité. Et l’éducation en est le moyen privilégié. Ceci dévalorise le rôle des filles dans la société et remet en cause l’égalité des chances de tous les enfants383.

Cette passion pour le savoir a abouti à la création de la première université vietnamienne en 1075. Elle avait pour fonction de former les lettrés et s’inscrivait déjà à l’époque dans une logique de concurrence. Les concours permettaient de recruter les futurs mandarins, de faire émerger les Hommes supérieurs et les futurs fonctionnaires d’État384. Ce système devait permettre, même aux plus pauvres, d’intégrer l’élite grâce aux études. L’école était dans les faits, sous le régime féodal, un moyen sélectif de choisir les cadres de l’État, un instrument pour maintenir l’ordre social, un mécanisme de socialisation des élèves, mais restait tout de même, de manière très limitée, l’unique itinéraire au service de l’ascension sociale des pauvres. Nous verrons par la suite que certains des aspects du système actuel sont proches du système mandarinal, que ce soit pour l’élitisme, le manque d’équité et l’esprit compétitif qui y règne. L’influence française a conforté ces positions385. De même, l’influence socialiste qui, de plus, a permis d’initier le pays, du moins très largement dans la partie sud, au système de privatisation.

Les valeurs sociales et culturelles du Viêt-nam, ainsi que ses forces, se sont forgées sur les principes confucéens et bouddhistes mais aussi sous l’influence coloniale française et l’idéologie socialiste. On retrouve ses valeurs dans les fondements du système éducatif mais il en résulte surtout une sacralisation du savoir qui a permis aux Vietnamiens d’accéder à un excellent niveau de culture générale. Dès lors, l’État peut s’appuyer sur cet un atout majeur de différenciation dans le marché pour construire sa politique.

Notes
377.

Ibid., page15.

378.

Confucianisme, origines linguistiques et utilisation des idéogrammes jusqu’à l’adoption tardive d’un alphabet latin. Réf : Joël Broustail, en collaboration avec Gilbert Palaoro, « La formation des élites managériales dans les économies en transition, op. cit.

379.

Le confucianisme et le bouddhisme se transformèrent ainsi mutuellement en Asie orientale. François Jullien par Patrice Bollon, « Lire Confucius pour comprendre Platon », présentation du livre de François Jullien, Si parler va sans dire, du logos et d’autres ressources, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique», 2006. Version électronique, consulté le 12/02/2007.

380.

Les figures publiques comme les hommes politiques, les acteurs, les chanteurs ou les champions sportifs, mais aussi les maîtres, doivent être reconnus pour leur exemplarité.

381.

François Jullien par Patrice Bollon, « Lire Confucius pour comprendre Platon », op. cit.

382.

Nolwen Hénaff, « Le financement et contrôle de l’éducation. Le cas du Viêt-nam » in, Financement et pouvoir de décision en éducation, Vonukur A. (Dr.), Paris : l’Harmattan, 2007, pp. 259-285.

383.

Le croisement de l’influence des principes confucianistes et du code Napoléon conduit à des situations ambigües dans l’application du droit vietnamien et traduit bien la complexité d’allier les valeurs ancestrales à la modernité. Ainsi, malgré les mesures de succession imposant l’équité pour tous les enfants d’une fratrie, dans les faits le testament qui est reconnu reste largement oral et privilégie l’aîné des garçons. C’est la différence entre une tradition sociale qui donne la primauté à l’homme et qui continue à s’appliquer dans les faits, par rapport à une tradition de droit qui, par principe, défend l’égalité entre les hommes et les femmes. La modernisation de la justice vietnamienne doit aussi s’accorder avec les principes du droit socialiste qui, par exemple, influe sur le droit d’accession à la propriété pour l’individu et notamment pour les étrangers et donc sur les projets d’investissements. Source entretien, enseignant de l’Université de droit de HCMVille.

384.

En 1075, Ly Nhan Tong mit en place à Thang Long, capitale du Viêt-nam actuel, le système des concours confucianistes et fit construire en 1076 le Collège des Fils de la Nation. Ce fut la première université publique du Viêt-nam. Source : Khanh TrungNguyen, L'université dans la société vietnamienne actuelle : du curriculum formel au curriculum réel : observation de trois établissements à Ho Chi Minh Ville, op. cit.

385.

Inspiré de la tradition napoléonienne, l’époque coloniale française a largement contribué, principalement au sud du Viêt-nam, à la mise en valeur de l’élitisme, des concours, de la réussite sociale, confortant les traditions populaires. Il en fut de même du système centralisé de planification quand l’enseignement formel (académique) était le seul reconnu pour l’accréditation des diplômes ou certificats.

Nolwen Hénaff, Presentation of the report « Skills for productivity, employment growth and development in Vietnam » prepared for ILO-Geneva as a background report for the ILO’s International Labour Conference, 2008. Technical discussion on « Skills development strategies for improved productivity, employment growth and development : Experience from Costa Rica, Ireland, Republic of Korea and Vietnam », ILO Geneva, 22 October 2007.