Le contexte immuable dans lequel chaque jeune construit son parcours et élabore sa stratégie dépend essentiellement du réseau familial et de ses capacités économiques. L’individu s’efface, ses désirs ou objectifs personnels sont transcendés par ceux d’une famille qui doit financer le projet et garantir le retour d’investissement 657 . Même si cette tendance évolue vers une plus grande participation aux décisions de la part des jeunes, notamment dans les villes, ce principe culturel reste largement dominant : « Moi, j'ai très peur de la pauvreté ; mais s'il s'agit de choisir entre la carrière et la vie familiale, j'abandonne la première […] »658.
Les familles font des choix réalistes en sachant que l’esprit compétitif ne fait peur à personne dans ce pays. Les orientations dépendent principalement de la capacité de leurs enfants à pouvoir passer l’obstacle des concours ainsi que des traditions familiales. Notons que l’influence du réseau familial peut jouer un rôle important pour l’embauche659.
A cause de la grande sélectivité du système, seuls les étudiants possédant un fort potentiel et les capacités économiques (provenant essentiellement de la famille) peuvent se permettre d’établir des choix clairs de carrière660.
L’important au final pour les jeunes et les familles, c’est de trouver « […] un emploi durable et sans attendre ! […] Choisir son emploi, c’est pouvoir anticiper sur une gestion du temps « utile », qui permet de « vivre en toute indépendance », ou choisir d’inscrire sa vie professionnelle dans la stabilité et le long terme au détriment de ses compétences, mêmes si par ailleurs elles sont considérées comme le critère de choix d’emploi important. Il n'y a pas « d'emploi idéal », mais l'idéal et l’urgent, c'est de trouver un emploi ; Face à la réalité du marché de l’emploi, les jeunes contournent leurs désirs, choisissent des voix réalistes qui leur permettent avant tout de travailler, même s’ils doivent assumer, comme le disent certains « n’importe quel emploi ! »661.
En dehors de l’offre publique prioritaire et relativement identique en termes de coûts, le prix du service n'est pas véritablement un critère de choix, les véritables limites sont fixées par la réussite au concours et la capacité de pouvoir lever les fonds, y compris les bourses. Plus que jamais, les familles comprennent que l’éducation ne permet pas seulement d’enrichir la personne par les connaissances mais aussi, voire surtout, de garantir la survie économique de la famille. Les citoyens cherchent ainsi à profiter rapidement des fruits de la croissance économique662. Le processus de socialisation consiste à faire prendre le risque d’investir dans l’éducation directement par les usagers qui souhaitent en tirer profit663. Les Vietnamiens mesurent à présent concrètement les conséquences du Doi Moi. Et « dans la contrainte où ils se trouvent de rechercher des solutions et d’innover, les individus et les familles montrent une très grande capacité d’adaptation ».664
Les Vietnamiens s’adaptent à un processus d’individualisation social et développent des stratégies de poursuite d’études suivant des comportements que l’on peut identifier665 :
Poussées par la politique de gestion des ressources des entreprises, les familles s’attachent plus aux résultats qu’aux moyens d’y parvenir. Des parents nous indiquaient à ce propos que « […] de toutes façons, tout s’achète, même les diplômes »673. La réussite pour elles se mesure par le passage au niveau supérieur, même si ce système élitiste de recrutement, parfois inéquitable ou illégal, accentue le climat concurrentiel entre les familles et diminue leur esprit de solidarité674.
Pour la plupart des acteurs sociaux, les études longues dans des universités renommées représentent donc les meilleurs atouts pour mener à bien une bonne carrière.
Ainsi, « […] tous les bacheliers veulent, à cause de la tradition, continuer leurs études aux universités dans l’espoir de devenir ultérieurement cadres dans la classe supérieure »675.
Bui Thi Lan Huong, 2006, Le « comportement d'achat» envers les services d'enseignement supérieur au Viêt-nam », in Colloque international, Éducation/formation : La recherche de qualité, IRD-IER.NIESAC, HCMV 18-20 avril, 2006.
Il s’agissait du témoignage d’une personne célèbre et riche, à qui il était demandé ce qui était le plus important pour elle entre la carrière et la famille. Ibid.
« Une caractéristique notable des méthodes de recrutement dans les entreprises étrangères est le recours aux parents, amis et relations des employés….41 % des entreprises à capitaux étrangers interrogées déclarent utiliser ce canal pour le recrutement de la main-d'œuvre non qualifiée », Nolwen Hénaff, « Investissements directs étrangers, mondialisation et emploi au Viêt-nam », in Revue Autrepart, Paris : n° 37, 2006, op.cit., page 84.
Seul 20% des élèves du secondaire ont un objectif clair pour leur carrière future avant leur entrée à l’université.
Extraits chapitre 7 sur l’évaluation et la demande des étudiants. An Quoc Truong et Gilbert de Terssac. Actes du worshop, Université des sciences sociales de Hanoi (USSH), Hanoi 25 avril 2006. Les transitions socio-économiques au Vietnam : approches, démarches et méthodologies en sciences humaines et sociales. Chapitre 7 sur l’évaluation et la demande des étudiants.
La libération du jeu économique a permis l’accès à une plus grande aisance, mais elle a généré aussi des inégalités de situation et de niveau de vie. La libération du jeu social modifie le mode de reproduction de la société en levant les barrières à l’accès individuel au capital économique, social et culturel... Nolwen Hénaff, Jean-Yves Martin (dir), Travail, emploi et ressources humaines au Viêt-nam : Quinze ans de Renouveau, op. cit., page 57.
Ibid., page 24
Ibid., page100
Ibid., pages 71 à 76.
Correspondant notamment au temps que les enfants ne peuvent pas consacrer quotidiennement pour aider leurs parents, notamment à l’époque des récoltes.
Le comportement d’évitement se révèle par exemple à travers les nombreux abandons dans le secteur primaire, à cause du manque de moyens pour financer la scolarité mais surtout de la perte d’intérêt pour les familles d’investissement pour leurs enfants sachant qu’une très grande majorité d’entre eux n’atteindront pas la classe de 3ème (9ème dans le système le vietnamien). « Vi sao hoc sinh thieu hoc giam ? Pourquoi l’effectif des classes primaires est-il en baisse ? Article du Journal Lao Dong (Le travail), 16/03/06, site http://www.1.laodong.com.vn/pls/bld/display$.htnoidung(39,151666) .
Ce groupe intègre les personnes qui sont foncièrement convaincues de l’intérêt de l’éducation et qui n’ont eu de cesse de s’adapter aux circonstances difficiles, à l’immigration, aux changements de conditions de vie, aux guerres, pour permettre le développement de l’éducation de leurs enfants et du pays. Ils portent donc une attention particulière au suivi scolaire, à la discipline à l’école, à la poursuite éventuelle d’études dans la mesure des possibilités économiques, mais surtout du potentiel de leur l’enfant.
Markiewicz-Lagneau, 1969, cité par Nolwen Hénaff, Jean-Yves Martin (dir), Travail, emploi et ressources humaines au Viêt-nam : Quinze ans de Renouveau, op. cit., page 74.
Elles ont une propension à le juger qualitativement insuffisant pour assurer l’avenir de leurs enfants. Elles dégagent dès lors des stratégies atypiques de survalorisation ou de création de nouveaux moyens pour compenser l’existant.
Elles sont largement à l’origine de nouvelles institutions scolaires publiques ou privées, de nouveaux diplômes, de l’intensification des rattrapages scolaires ou cours du soir, de la surenchère pour obtenir plusieurs diplômes, notamment d’études supérieures en formation initiale ou continue. Elles sont des vecteurs importants pour garantir la croissance des effectifs du privé dans les lycées, les universités et dans les programmes internationaux locaux ou étrangers.
Notamment en réunissant les ressources financières du réseau familial pour pouvoir investir dans l’éducation.
Propos anonymes recueillis auprès de cadres universitaires qui relataient certaines de leurs expériences avec les familles.
Cette situation peut paraître aller à l’encontre de l’idéal collectif socialiste. Contrairement au principe d’équité, elle développe le principe d’accession à la propriété, à l’enrichissement et à l’élaboration de stratégies individuelles permettant l’accès à des avantages sociaux en nette régression. Nolwen Hénaff, Jean-Yves Martin (dir), Travail, emploi et ressources humaines au Viêt-nam : Quinze ans de Renouveau, op. cit., page 16.
Khanh TrungNguyen, L'université dans la société vietnamienne actuelle : du curriculum formel au curriculum réel : observation de trois établissements à Ho Chi Minh Ville, op. cit., page 69.