3.8 Conclusion : de fortes attentes vers l’offre étrangère

L’environnement du secteur de l’enseignement supérieur vietnamien est représentatif des enjeux qu’implique l’implantation des programmes étrangers. La croissance économique et l’évolution de la demande des acteurs entraînent une surenchère qualitative que l’offre locale n’est pas en mesure de surmonter seule. Faute de moyens internes mais désireux de poursuivre et soutenir un développement effréné, l’État socialiste vietnamien s’appuie donc de plus en plus sur une politique d’ouverture vers des partenaires privés. Cette situation a généré un marché qui évolue dans un environnement global complexe. Nous constatons que l’étude des composantes de cet environnement démontre de fortes attentes envers l’offre étrangère, mais témoigne aussi de toute la complexité des conditions de son intégration dans ce marché. Ceci est principalement imputable aux effets du croisement pouvant être contradictoire du positionnement et de la défense des intérêts de tous les acteurs.

L’environnement social et culturel et la volonté du Parti communiste vietnamien ont créé les conditions de l’avènement d’un marché de l’éducation. Le Doi Moi a changé profondément les règles du jeu économique et l’encadrement du jeu social. Ces changements ont profondément influencé les politiques de l’emploi et de l’éducation-formation, rendant ce secteur plus indispensable que jamais pour soutenir la croissance. Des réformes fondamentales ont entraîné la décentralisation des administrations, la privatisation partielle du système éducatif, l’autofinancement des particuliers, l’ouverture aux capitaux privés.

Les performances en matière d’éducation sont remarquables pour un pays émergent qui assume encore les brûlures de son histoire. Les bons résultats ont notamment permis l’unification des systèmes entre le Nord et le Sud, la poursuite du processus de massification et une dynamique franche de construction du système soutenant les niveaux supérieurs de l’éducation. Mais nonobstant les efforts accomplis pour l’améliorer, la qualité de l’ensemble du secteur éducatif est considérée comme faible et tend même à s’aggraver au regard des objectifs fixés par l’État, par les acteurs locaux et la communauté internationale.

Ces résultats essentiellement quantitatifs soutiennent l’apport des effectifs disponibles sur le marché du travail et garantissent une main d’œuvre possédant un bon niveau de culture générale. Ceci permet aux entreprises de poursuivre une stratégie économique de volume reposant sur un bon rapport entre le coût des salaires et la qualité du personnel. Cette stratégie est encore efficace, mais les signaux du marché démontrent cependant le tarissement progressif de sa capacité à pouvoir assurer la croissance. Le pays doit franchir un nouveau pallier. Il ne suffit plus aux entrepreneurs de s’appuyer sur les capacités d’adaptation du personnel. Il faut pouvoir lutter contre une concurrence régionale de plus en plus agressive, en différenciant une partie de la production de biens et de services. Le Viêt-nam ne peut plus vivre sur ses avantages acquis, sur une production très majoritairement copiable dans des segments très concurrentiels.

Ainsi, les ressources humaines et le secteur de la formation se retrouvent encore plus scellés au destin du pays. Mais le système éducatif n’est pas capable à lui seul d’inculquer aux apprenants le haut niveau de compétences et la diversité des formations requis. Le marché du travail est donc sérieusement en manque de personnel technique et de cadres suffisamment qualifiés et formés. Dévalorisées par la majorité des acteurs, les filières courtes et techniques ne peuvent pas en l’état remplir cette mission. Il en est de même pour un secteur de formation continue émergent, qui malgré les innovations et la forte demande, est encore immature, déstructuré et n’a pas assez de moyens. Il a par contre l’avantage d’apporter des produits substantiels et alimentaires à toute l’offre locale.

Pourtant plébiscitées par tous les acteurs, les formations longues universitaires souffrent de problèmes fonciers. Le fait de devoir répondre au départ aux besoins d’une économie crée une inadaptation de la part de la plupart de leurs programmes. Certains concepts confucéens et l’isolement dans lequel s’est trouvé le pays pendant très longtemps sont à l’origine de l’utilisation de méthodes pédagogiques non interactives et limitées qui perdurent. L’expertise scientifique ne peut pas être garantie par des enseignants économiquement dévalorisés, en nombre insuffisant et en pleine tourmente concernant leur fonction sociale dans un environnement consumériste. Le désengagement de l’État et sa politique d’ouverture à d’autres ressources n’apportent pas les moyens financiers suffisants. Dans ces conditions, l’offre publique d’enseignement universitaire ne progresse pas mais garde cependant l’avantage de la notoriété et de son statut sur une offre privée fortement décriée.

L’offre privée locale ne peut pour l’instant que poursuivre une stratégie de volume. Elle propose des activités très demandées et à faibles coûts. Elle garantit un retour d’investissement à court terme à une majorité d’actionnaires frileux. Elle participe ainsi à la progression des effectifs nationaux. Il paraît cependant impossible qu’elle puisse atteindre la cotte part de quarante pour cent, prévue à moyen terme par l’État. Malgré sa relative autonomie de gestion et mis à part quelques exceptions, l’offre privée ne peut pas innover et ne peut qu’apporter qu’une valeur marginale. Comme les formations courtes et techniques, elle est assimilable à une véritable antichambre de sa consœur publique. Elle n’attire essentiellement que les déchus du concours d’entrée dans le supérieur, peut enrichir son corps enseignant en puisant dans celui de sa consœur publique et rencontre des blocages bureaucratiques certes amoindris par son autonomie de gestion, mais tout de même fort présents.

Ainsi l’offre locale, dans sa composante privée ou publique, ne peut pas produire seule les savoirs scientifiques, les savoir faire et les savoir être, nécessaires à l’apport des compétences escomptées. D’autre par, leur positionnement respectif ne produit pas un jeu concurrentiel qui permettrait de créer une émulation qualitative.

Parmi tous les acteurs, l’État reste le pivot essentiel pour soutenir l’évolution du système grâce à la poursuite de ses réformes. Il tente d’améliorer l’efficacité de ses aides sociales pour diminuer les effets d’une forte discrimination économique qui limite l’accès au supérieur d’un grand nombre d’étudiants à fort potentiel. Il envisage d’améliorer la gestion des ressources humaines par l’évolution du système de promotion en s’appuyant sur les activités de formations de formateurs et en valorisant à sa mesure les salaires des enseignants. D’autre part, il essaie d’améliorer l’efficacité des établissements en les responsabilisant sur leur gestion. Mais l’évolution est lente dans un système complexe et en construction. L’État est conscient de l’impossibilité de pouvoir exercer seul un contrôle sur l’ensemble de ce système, c’est pourquoi il essaie de promouvoir par délégation des assurances qualité et d’impulser l’autoévaluation.

En tant que tutelle académique, l’État est garant d’un service capital pour le pays. Il a cependant, encore plus que tout autre acteur, le devoir de défendre ou d’assumer d’autres fonctions parfois contradictoires. Il faut ainsi qu’il conjugue la défense d’une politique socialiste et une certaine équité avec un accès à un système fortement élitiste. S’ajoutent à cela la défense des valeurs sociales et culturelles, la responsabilité du budget mais aussi le maintien du pouvoir du parti, tout en menant une politique de socialisation, de privatisation et d’ouverture vers l’offre étrangère. Il est donc constamment amené à jouer le rôle de juge, d’arbitre, mais aussi de prestataire de service au sein d’un système concurrentiel dont il ne s’est pas totalement affranchi. Il continue d’exercer une très forte influence par sa représentation institutionnelle ou informelle, dans les multiples réseaux qui conditionnent la circulation du pouvoir dans les établissements.

Mais il n’est pas le seul porteur d’ambiguïtés dans ce jeu d’acteurs. La gestion des ressources humaines des entreprises ainsi que leur manque d’implication peuvent paraître tout autant ambivalents. Pourtant indispensable à l’ajustement des formations aux besoins de la nouvelle division du travail et du marché de l’emploi, leur niveau de coopération avec le secteur de l’enseignement supérieur est quasiment inexistant. Les acteurs découvrent progressivement l’indispensable interactivité qui devrait exister entre tous les partenaires économiques pour compenser la fin des périodes de planification et celle de l’omniprésence de l’État.

Il y a enfin le rôle déterminant du public, ou plutôt de ces familles principalement riches ou courageuses qui ont le privilège d’accéder aux formations universitaires. L’arrêt des aides sociales, le processus de socialisation et finalement leur obligation d’assurer seules leur avenir, les confortent plus que jamais dans leurs croyances ancestrales et confucéennes à devoir valoriser l’éducation. Mais le bouddhisme et le patriotisme socialiste vont-ils de paire avec le rôle de consommateur que les familles sont contraintes de tenir ou avec les stratégies très individuelles qu’elles doivent élaborer ? D’autre part, au vu des incertitudes du marché de l’emploi qui règnent dans certains secteurs, ont-elles raison de sacraliser autant certaines formations universitaires, ou plutôt ont-elles les moyens suffisants d’orienter leurs choix et de garantir le retour d’un investissement considérable ?

Le positionnement des familles nous rappellent que l’environnement global du marché ne dépend pas seulement du croisement d’intérêts parfois contradictoires d’acteurs qui ont au moins le mérite, pour la commodité de notre analyse, de pouvoir être repérés grâce à leur statut. L’environnement global doit être aussi appréhendé en fonction du jeu intrinsèque mené par chaque individu, qui, en plus d’assumer des fonctions dans un parti, une organisation, un établissement, un corps enseignant, un syndicat d’étudiants, une entreprise, etc., doit garantir un équilibre économique souvent précaire dans un pays encore pauvre. Cette situation déséquilibrée complique la compréhension que nous pouvons avoir des phénomènes, des forces, des enjeux qui conditionnent la réalisation d’un projet dans le pays. Nous pouvons imaginer cette situation irrationnelle, comme « un plan d’immanence économique » qui traverserait ou sous-tendrait l’ensemble du jeu des acteurs. Bien que présent dans tous les secteurs d’activité du pays, il appartient cependant de relativiser ce phénomène à la mesure des résultats déjà obtenus par le Viêt-nam.

La lecture de l’environnement du marché de l’éducation, du positionnement de l’offre locale, des enjeux des différents acteurs, nous éclairent sur les motifs qui poussent l’État ainsi que tous les autres acteurs à solliciter la communauté internationale et les investissements étrangers. Ils attendent une amélioration de l’offre de formation, l’augmentation des ressources scientifiques et des transferts technologiques, des ressources financières complémentaires, ou un appui pour développement des logiques de marque des établissements locaux.

L’offre étrangère doit aider le pays à franchir une étape complexe mais capitale de son processus de développement. Il reste à découvrir les conditions qui doivent être mises en œuvre par l’offre étrangère pour répondre à ces attentes dans l’environnement du marché que nous venons de décrire.