4.4.1 L’influence sous réserve des étudiants et des entreprises

En tenant compte du rôle attendu par les établissements occidentaux auprès de leurs habituels, on peut supposer qu’ils escomptent, de la part de l’étudiant candidat vietnamien la capacité d’assumer un rôle actif, positivement influent, non seulement dans la construction de sa propre formation mais aussi pour celles des autres. Cependant ils restent profondément imprégnés de leur culture et évoluent dans un environnement familial qui pèse dans leurs décisions dans une mesure qui échappe à l’observateur (occidental) non averti. Il faut donc pouvoir trouver les moyens d’assumer des rôles qui pour eux paraîtront nouveaux. Ces étudiants potentiels sont prioritairement pas dans une perspective de consommation de la prestation avec au final le rêve de diplôme étranger et d’intégration de l’élite. Leur projet est centré sur les résultats, moins que sur la manière de les atteindre.

Et quand est-il de l’acteur économique représenté par des entreprises qui attendent tant de l’appareil scolaire ? Faut-il les considérer avant tout comme des clients ou sont-elles prêtent à jouer le rôle si attendu qui permettrait de rattacher les programmes aux réalités du marché ?

Les étudiants : une influence potentielle

La demande des familles à l’égard de l’offre étrangère dénote franchement de celle qu’elle exprimait jusqu’à présent envers l’appareil éducatif. Car après tout, l’énorme investissement qu’elles doivent réaliser pour leur enfant ne peut-il pas justifier des attentes tout autant démesurées comparativement à leur budget ? Rappelons au préalable que les familles et les étudiants attendent des formations étrangères une offre totalement distinctive, véritable « pont d’or » assurant une carrière professionnelle. C’est ainsi que pourra se réaliser leur rêve de pouvoir se hisser, après un parcours du combattant, au niveau de l’élite sociale. Mais pour autant, cet investissement est-il suffisant pour assurer la réalisation de leur rêve, garantir leur investissement et jouer comme il se doit un rôle actif en tant que consommateur privilégié ?

Le développement des programmes internationaux par l’autofinancement renforce le positionnement des étudiants. Ce phénomène est totalement nouveau pour tous les établissements locaux et étrangers et notamment ceux dont la scolarité est gratuite dans leur pays. Au Viêt-nam, ce phénomène change considérablement d’échelle pour des familles habituées à payer des frais de scolarité dans le cadre de la socialisation.

Mais malgré leur statut renforcé par la possibilité de choisir et de consommateurs, rares sont les personnes qui se permettent d’intervenir directement auprès des prestataires de service dans le monde éducatif. Ce ne sont pas les programmes étrangers qui pourront du jour au lendemain changer cet état des choses car la culture vietnamienne n’a pas généré jusqu’à alors ce type de comportement. Ce pouvoir de consommateur ne s’exerce jamais frontalement. Le jeu des influences pourrait dès lors s’exercer par contournement grâce au partenariat vietnamien ou à long terme par la promotion ou pas du programme. On a vu ainsi des étudiants commencer à formuler directement auprès des directeurs de programmes à des commentaires envers des enseignants dont ils n’étaient pas satisfaits. Mais il faudra du temps pour qu’à la fois les comportements et les outils d’évaluation permettent une expression plus libre et rapide des étudiants.

La difficulté de pouvoir évaluer la prestation est accentuée par le manque de précisions concernant le projet de formation, mais aussi de repères ou représentations à propos de ces formations étrangères. En effet, évaluer quoi, en fonction de quoi ? Comme nous l’avons vu, le projet de formation est très vague pour des formations qui sont elles aussi mal définies dans le marché. De fait, les familles renvoient une image de volatilité, d’imprévisibilité, probablement difficile à saisir pour les établissements étrangers. Sans compter l’influence culturelle qui se traduit par des comportements d’achats qui peuvent paraître atypiques pour des étrangers. Ainsi, les consommateurs vietnamiens vont à priori faire confiance, comme ils le font depuis des lustres, à des programmes étrangers que l’Etat a laissé entrer pour leur excellence. Faisant globalement confiance à tous les concurrents du marché, prêts à choisir un produit sans porter attention à sa marque, les clients prennent ainsi un positionnement qui les rend difficilement captifs. Ils restent pour autant de véritables VIP dans le paysage de la formation universitaire locale. Ce statut privilégié et le fait d’être présent essentiellement pour le diplôme, n’enlève en rien l’influence qu’ils exercent obligatoirement sur la qualité de la réalisation de la formation. Ce d’autant plus dans un contexte éducatif occidental, qui fait en principe la part belle à l’interactivité, à l’apprentissage dynamique et autonome. Mais est-ce que le choix de l’excellence que les étudiants ont effectué suffit pour leur donner les potentialités d’épouser ces concepts méthodologiques très différents de ceux qu’on leur a inculqués ?

En bout de chaîne, une fois diplômés, rappelons que les étudiants doivent aussi en principe interférer au niveau promotionnel. La description que nous avons effectuée concernant ces outils promotionnels au sein du marché des MMI laisse à penser que le rôle de l’étudiant peut être à ce titre très important. L’absence ou la difficulté d’utiliser des moyens classiques initiés par les établissements implique un transfert vers les moyens traditionnellement utilisés au Viêt-nam. C’est ainsi que le système d’information informel qui fonctionne grâce au réseau social va logiquement augmenter l’influence des étudiants et des diplômés concernant la promotion du programme. Cependant, le contrôle de cet outil potentiel que pourrait représenter le réseau des étudiants et des diplômés est rendu difficile car les étudiants ne sont pas, de manière qui peut paraître surprenante, coutumiers de ce genre de pratique peut-être trop collective à leur goût921. Pourtant, les sites internet observés n’ont de cesse de faire valoir, comme il se doit en occident- notamment dans les écoles de commerce, l’importance du réseau des anciens pour les activités futures des diplômés. L’expérience et la réussite isolée et récente entreprise par le CFVG prouve toutefois que ces pratiques peuvent évoluer puisqu’il a réussi, après un échec important, à dynamiser un réseau d’anciens. Á contrario, le réseau des anciens de l’AITCV est très peu actif malgré l’organisation qui doit en assurer sa dynamique.

Les familles et les étudiants jouent donc un rôle influent à la fois dans le jeu concurrentiel et dans les conditions de réalisation de la formation, même si ce n’est pas toujours dans le sens souhaité par les établissements. Ceci est principalement lié à l’investissement considérable réalisé qui pourrait conférer théoriquement certains droits de réussite. Parmi les autres raisons qui viennent conforter cette observation : le nombre grandissant de concurrents - les différences culturelles entre les pratiques des établissements et les étudiants - l’imprécision dans le choix et le projet de formation de l’étudiant - la difficulté pour les concurrents d’être plus autonomes dans la conduite de leurs outils markéting. Cette valorisation ne change pas pour autant les capacités intrinsèques d’étudiants nantis et avant tout issus d’une culture vietnamienne qui privilégie le bachotage, met en exergue les diplômes et leur confère un rôle plutôt passif. Leur capacité d’influence sur le déroulement de la formation n’est donc pas garantie. Les étudiants, comme les familles, représentent dans le marché des MMI évidemment une force qui est pour l’instant limitée par un manque d’expérience et de moyens, mais qui se renforcera très vite.

Des entreprises plutôt hors jeu

Dans notre étude sur la place des entreprises dans l’environnement global du marché de l’éducation, nous avons constaté qu’elles avaient peu ou pas de relations avec les universités et qu’elles n’intervenaient pratiquement pas sur le déroulement des formations. Mais qu’en est-il plus précisément dans le domaine des formations au management ? Quelle est leur influence dans leur capacité à : révéler les besoins du marché de l’emploi – à pouvoir faciliter la valorisation des formations étrangères grâce aux interventions directes sur la formation, au recrutement – à pouvoir orienter le choix des formations ?

[Tableau 4.9 - Eléments que les entreprises jugent très importants à propos des écoles de management]
[Tableau 4.9 - Eléments que les entreprises jugent très importants à propos des écoles de management]

Les entreprises que nous avons interrogées ne se sentent pas véritablement investies d’un rôle de soutien au profit des formations supérieures au mangement ou équivalentes (tableau 4.9, supra). De fait, elles exercent une faible influence sur l’augmentation de la qualité des formations, notamment à cause du manque d’intervention dans les formations, avec un élément révélateur lorsqu’elles expriment leur intérêt faible, voire néant, d’accueillir des stagiaires. Ne faisant pas, ou peu partie, des instances décisionnelles telles que les conseils scientifiques, elles n’ont donc pas d’influence directe sur l’évolution des programmes. Comme en témoignent les extraits (tableau 4.9, supra ), elles n’en restent pas moins exigeantes à l’égard des écoles de management :

Les attentes de ces entreprises pourraient être éclairantes sur les contenus et les méthodes de formation proposés par l’offre internationale, notamment lorsqu’elles précisent les compétences qu’elles souhaitent voir acquises par les diplômés. Le fait de privilégier comme premier critère l’importance de la mise à jour des savoirs scientifiques et la rénovation des méthodes (tableaux 4.9, supra et 4.10, infra) montre une adéquation intéressante entre leurs préconisations et les conditions d’évolution, qui ont été explicitées précédemment, qui devraient garantir l’évolution de l’offre d’éducation vietnamienne.

[Tableau 4.10 – Extrait - Recommandations pour l’amélioration des compétences des managers qualifiés.]
[Tableau 4.10 – Extrait - Recommandations pour l’amélioration des compétences des managers qualifiés.]

On note cependant clairement, que même si elle apparaît en deuxième position (tableau 4.10, supra), les entreprises ne se sentent pas franchement investies d’un rôle d’appui pour ces formations. C’est donc fort logiquement que leur intérêt d’accueillir les stagiaires est très relatif. Par ailleurs, seulement 30% d’entre elles pensent que l’acquisition d’un diplôme est relativement importante pour améliorer les compétences des cadres922. La grande majorité préconise plutôt largement la formation au sein de l’entreprise. On note donc une situation paradoxale, entre le peut d’importance que les entreprises accorderaient aux diplômes dans cette enquête comparativement à la place qu’il prend dans l’embauche, la valorisation de carrière.

Les entreprises ont des attentes précises envers l’offre étrangère et souhaitent plutôt développer la formation continue. On remarque cependant que leur opinion n’épouse pas la tendance du marché. Moins de la moitié d’entre elles déclare comme important que l’encadrement soit totalement formé d’enseignants étrangers, elles ne privilégient pas outre mesure les formations anglophones et ne préconisent pas prioritairement des tarifs compétitifs pour les MMIs (tableau 4.9, supra).

Ces observations peuvent jouer un rôle important dans la construction des formations à condition qu’elles soient prises en compte. Mais les relations actuelles entre les établissements vietnamiens et les entreprises ne permettent pas encore de valoriser la fonction de veille qu’elles pourraient, comme nous venons de le constater, en principe assumer. Leurs observations sont d’autant plus intéressantes qu’elles ne tiennent pas des propos qui tendraient à valoriser des formations universitaires produisant des diplômés sur mesure et directement efficients.

Les entreprises peuvent influencer les délocalisations autrement : en tant que clients, souscripteurs de la formation, voire en tant que concurrents. Ainsi, certaines financent la formation de leurs cadres même si cette pratique est encore marginale. Du fait de leur place dans la hiérarchie sociale, elles peuvent avoir un rôle de conseil auprès des nombreux cadres qui souhaitent s’autofinancer. Enfin d’autres concurrencent les programmes étrangers en produisant, à défaut d’être satisfaites par l’offre locale, des formations continues qui se construisent à partir de leur maison mère, ou grâce à des intervenants étrangers. C’est le cas de nombreuses compagnies internationales qui n’hésitent pas, par ailleurs, en dernier recours, à envoyer leurs cadres à l’étranger.

Les entreprises vont voir, comme les familles et les étudiants, leur influence grandir en même tant que le marché et que la nécessaire montée en puissance de l’excellence. Elles peuvent être consommatrices, participer à la prestation de service, jouer un rôle de veille valorisé par la disparition de la planification, se poser en concurrentes grâce à des formations sous-traitées ou de substitutions. De plus, à l’instar d’un projet en cours et de la tendance mondiale, elles créeront éventuellement leurs propres universités d’entreprises923.

Les entreprises représentent essentiellement, pour l’instant, une force potentielle, sous exploitée par habitude ou méconnaissance par les établissements. C’est un comportement qu’elles tendent à entretenir en ayant un positionnement parfois incohérent entre, d’un côté leurs exigences et une certaine clairvoyance et de l’autre un désengagement et un désintérêt envers les formations universitaires. C’est notamment selon cette ambigüité que se joue l’influence des entreprises dans le marché.

Notes
921.

C’est ainsi que lors d’une discussion sur l’orientation professionnelle, des étudiants de dernière année en licence de gestion étaient tout étonnés d’apprendre qu’ils leur étaient préconiser de contacter les anciens pour trouver plus facilement un stage.

922.

C. Nguyen, L-H Bui Thi, N-T Truong Thi, Management development in Vietnam : an exploratory study, op. cit.

923.

Un projet de lycée international, financé par des fonds suisses, est en train de se monter à Ho Chi Minh Ville. Il consiste à créer une école internationale, où les programmes seraient délivrés en français et en anglais. L’objet de ce lycée serait d’envoyer les bacheliers en Suisse pour rejoindre l’université d’entreprise existante et former les cadres supérieurs des entreprises partenaires. On peut imaginer que l’étape intermédiaire, pour celles et ceux qui n’auraient pas les moyens de se déplacer, serait de créer une université d’entreprise au Viêt-nam.