5.1.4 Des spécialisations en manque de valorisation

Dans le cas des PUF, cette différenciation par le haut s’accompagne de la possibilité de faire valoir une carte d’activités très diversifiées et spécialisées, mais est-ce pour autant un avantage dans le marché des MMI, quel peut être l’intérêt stratégique de promouvoir une formation censée apporter des compétences plus techniques, spécifiques, relatives à des métiers du management, contrairement à une formation au management généraliste telle que le MBA ? Les MBA forment des futurs managers, les formations spécialisées forment aux métiers du management. Cependant, est-ce que des masters en management public, en banque, finance ou marketing représentent une valeur ajoutée sur notre marché ? Y a-t-il un public pour ces formations, répondent-elles à des attentes particulières et plus généralement, marquent-elles une différenciation stratégique ?

Il s’agit finalement de comprendre quels sont les enjeux, les risques et les intérêts pour l’offre étrangère de vouloir délocaliser ce type de programme spécialisé. Ce sera ainsi l’occasion de se demander si ces formations spécifiques répondent aux mêmes attentes que leurs consœurs MBA et si elles peuvent cibler un segment spécifique  du marché.

L’originalité a un prix pour l’offre étrangère et délocaliser un programme spécifique peut comporter des risques supplémentaires. Nous savons que plus un MMI est spécialisé, plus on complique le transfert du diplôme, plus on augmente les charges et les risques. Paradoxalement, nous avons constaté que cette prise de risque supplémentaire n’est pas forcément reconnue par le marché. Rappelons que tous les MMI sont à la base sur un même segment de marché, touche globalement le même public, puisque le contexte marketing est très favorable au MBA. Á partir de là, comment concurrencer un programme qui a le double avantage d’être, en principe, le moins complexe à être délocalisé et le plus reconnu sur le marché ? Cette situation perdurera tant que les masters spécialisés ne seront pas en mesure de générer leur propre segment de marché et de susciter un meilleur intérêt pour le public. Cet intérêt doit porter sur la valeur ajoutée scientifique et professionnelle des masters spécialisés. Qu’est-ce qu’un étudiant a finalement à gagner en suivant un tel programme ? Même si on peut deviner l’importance de compléter le panel de formation au management pour couvrir l’espace professionnel et de métiers le plus large possible, les formations spécialisées n’en restent pas moins inconnues du public. Pourquoi dans ces conditions, l’offre étrangère devrait-elle s’orienter vers des prestations plus complexes à mettre en place, plus chères et moins reconnues ? Suivant quelle logique ?

Les formations spécialisées présentes sur notre marché, tels que les masters en marketing, finance, gestion des ressources humaines, audit, etc. doivent globalement, pour être délocalisées, supporter les mêmes contraintes que les MBA. Le fait d’être plus centrées sur les apports scientifiques n’enlève en rien à la nécessité de devoir maîtriser l’ingénierie pédagogique et des conditions globales d’accueil pour garantir l’acquisition des concepts scientifiques. Par contre, ces MMI spécialisés sont plus contraignants à mettre en place dans la mesure où leur pertinence tient essentiellement à la maîtrise de concepts scientifiques qui doivent sans cesse être mis à jour, être en adéquation avec les réalités socioéconomiques vietnamiennes et de plus être portés par des enseignants plus spécialisés et donc plus rares. C’est ainsi qu’un Master en comptabilité internationale, tel que celui de Swinburne (Australie), n’a de sens que s’il traite des échanges au sein de l’ASEAN et/ou dans le cadre de l’OMC, comparativement avec les pratiques vietnamiennes. Il en est de même pour les services de la banque, le marketing des services, la logistique ou la création d’entreprises, etc. La mise à jour et l’adaptation des formations deviennent des pierres angulaires de ces programmes, autrement ils ne garderaient que peu de sens.

Vues sous l’angle de la diversification de l’offre de formation, de la spécialisation et de l’adaptation des contenus, ces formations spécialisations permettent dès lors d’apporter les ressources humaines et les compétences nécessaires pour couvrir la multitude de nouveaux métiers et le développement des services du pays. Á ce titre, l’offre étrangère justifie économiquement et socialement sa présence en apportant de l’expertise scientifique et des compétences nouvelles.

Mais cet intérêt est-il partagé par le public ou entrons-nous dans le domaine des activités mercantiles réservées au seul domaine public, à la coopération universitaire culturelle ?

Seule une dizaine d’établissements se risque donc à proposer des formations spécialisées. Parmi eux, certains développent des doubles compétences et proposent aussi bien des MBA et des spécialités. C’est le cas du CFVG ou de l’ULB pour qui, comme nous l’avons constaté, jouer une carte multiple est un argument stratégique. Parmi les autres, nous retrouvons majoritairement des établissements publics et deux établissements privés. Ils sont tous accueillis dans des universités vietnamiennes et, exceptée pour Nantes, ne proposent qu’une seule formation spécialisée. On relève que ces établissements poursuivent des stratégies globales très divergentes, notamment liées à la prise de risque et à leur statut.

Le cas de Swinburne : les exceptions privées

Les deux établissements privés Swinburne (Australie) et l’University of Applied Sciences Northwestern Switzerland située à Bâle poursuivent une stratégie de niche dans la mesure où elles ne proposent qu’un seul programme et dans un domaine pointu. Implantée depuis plus de dix ans, Swinburne utilise finalement la même stratégie que la Trobe suivant un développement régional. Elle délocalise l’une de ses spécialités au Viêt-nam ainsi que dans plusieurs autres sites d’Asie de l’Est. Elle cible des publics spécifiques attirés par des formations de haut niveau qui n’ont pas leur équivalent dans le pays ou qui ne sont pas concurrencées par l’offre étrangère. Elle évite les risques de confrontations directes avec la concurrence MBA, en utilisant le réseau professionnel et les organisations publiques pour recruter. Elle s’est implantée dans l’université de Sciences économiques, la plus reconnue localement, ce qui symbolise le mieux son activité mais aussi la promotion et le travail de coopération978. Elle s’appuie aussi sur l’accréditation comptable internationale (CPA979) de son diplôme et sur sa reconnaissance par les tutelles vietnamiennes. C’est une manière de couvrir précisément un secteur et un métier en plein développement et en très important manque d’expertise locale. Cette stratégie peut paraître logique mais audacieuse au Viêt-nam, dans la mesure où elle propose un produit rare sur le marché, au risque de ne pas trouver un public qui la reconnaîtra et de ne pas être différenciée des MBA. Le bon remplissage actuel de Swinburne sur les trois dernières années (de 2006 à 2009) démontre qu’elle a réussi son pari grâce aux accréditations professionnelles, au partenariat local, à un tarif qui se situe dans la moyenne du marché, mais aussi en proposant sa formation sur trois années et dans le cadre de la formation continue. Chaque année correspond en fait à un programme diplômant différent et peut donc en principe être réalisée séparément980. Notons que certains cours ont dû être développés pour s’adapter aux principes comptables locaux, mais le fait d’être d’origine australienne permet de faciliter l’adaptation dans la mesure où ce pays est fortement présent en Asie de l’Est et au Viêt-nam en particulier. Cependant, l’expertise nécessaire à l’encadrement de ce genre de master limite les possibilités d’expansion de l’activité dans d’autres pays et oblige à certaines adaptations. Ainsi, Swinburne a développé d’autres programmes délocalisés dans d’autres pays au niveau licence et maîtrise, mais dans des spécialités différentes.

Nous voyons donc à travers cet exemple que la délocalisation réussie d’un master spécialisé par un établissement privé est conditionnée par une multitude de facteurs complexes et fait partie d’une stratégie globale régionale très élaborée. C’est probablement ces conditions très complexes et donc risquées, qui freinent les velléités de la majorité des établissements privés à vouloir poursuivre une stratégie si spécifique.

Le cas de Nantes : l’avenir des programmes publics ?

A l’image du master spécialisé de l’IAE de Nantes en stratégie marketing, il est possible quoique rare, que des établissements publics entreprennent de délocaliser un master de manière esseulée, en autofinancement. Il nous manque les informations complémentaires pour savoir si ce programme a obtenu le soutien de collectivités publiques ou s’il est en total autofinancement. Il est par contre intéressant de constater que Nantes est présent au Viêt-nam avec quatre masters : celui de marketing, un second soutenu dans le cadre du consortium AUF et deux récents à Hanoi et Danang. L’institut délivre aussi deux masters à partir de son site en Chine. Les tarifs proposés se situent dans la moyenne des tarifs publics. Par cet exemple, on peut donc considérer qu’un établissement public peut développer une stratégie similaire aux établissements privés tels que l’UBI. C’est la combinaison de plusieurs facteurs qui peut permettre finalement, à certains établissements publics, d’entreprendre de manière audacieuse sur des programmes spécialisés. En se référant à la situation de Nantes, on pourrait ainsi supposer que la combinaison des facteurs suivants peut suffire au développement de ces établissements publics :

Ces facteurs montrent que malgré des conditions relativement complexes, une très forte volonté et une certaine masse critique permettent à quelques universités publiques, semble-t-il, de développer avec force des stratégies ambitieuses.

Finalement , on se rend compte que les stratégies qui s’appuient sur des programmes de spécialités correspondent soit :

La capacité de proposer un programme spécifique et donc de répondre à des attentes plus précises que celles offertes par les MBA, repose donc soit sur le statut public des établissements et/ou sur stratégie régionale très élaborée. Les aides publiques permettent de prendre des risques, d’amortir les charges supplémentaires, de toucher un segment particulier et de créer un avantage comparatif indéniable. Seuls les établissements qui remplissent ces derniers critères peuvent proposer une carte aussi variée de spécialités à des tarifs très faibles. Á défaut d’aide publique, les établissements publics ou privés se doivent de mettre en place une stratégie élaborée qui s’appuie sur une masse critique importante ou qui tente de générer des ressources supplémentaires, par effet de levier, par des synergies, en réseau.

De manière identique au MBA, on peut supposer que ces formations spécialisées répondent aux attentes individuelles. Face à la rareté de ces formations sur le marché, elles seront probablement un argument supplémentaire au profit des diplômés sur le marché du travail. Elles peuvent, par voie de conséquence, être très utiles d’un point de vue macro-économique, en formant des jeunes à de nouveaux métiers et en complétant ainsi l’offre MBA. Il n’empêche que cette valeur ajoutée reste suspendue à tout au moins deux conditions. La première est relative à la capacité des établissements de fournir une prestation de qualité telle qu’elle peut être proposée dans les établissements qui tentent de se différencier par le haut. La seconde est relative aux contenus des programmes et renvoie à la même question que pour les MBA : sont-ils adaptés aux spécificités locales ?

Notes
978.

Notons que la FHNW a, quant à elle, choisi l’université de la Banque à HCMV pour réaliser son programme, ce qui garantit d’autant plus la reconnaissance locale et favorise le recrutement.

979.

CPA : Certified Public Accountants.

980.

1ère année : Graduate Certificate of International Accounting- 2ème année : Graduate Diploma of International Accounting - 3ème année : Master of International Accounting.

981.

Rappelons que Nantes est déjà présente dans un programme MMI soutenu par le consortium de l’AUF et qu’elle est intervenue dans de nombreuses missions de coopération bi- ou multilatérale au niveau régional.

982.

On peut supposer par exemple que l’unification des activités de sciences économiques et de gestion de l’université et de l’IAE à Nantes peut contribuer à renforcer la masse critique et rendre plus disponible l’expertise scientifique.

983.

IEMN-IAE (Institut d’Economie et de management de Nantes – Institut d’Administrations des Entreprises) a notamment des accords avec des universités à Pékin et Shanghai.

984.

A notre connaissance, seul le programme multilatéral soutenu par l’AUF est délivré en français.

985.

On peut par exemple supposer que certaines mobilités d’enseignants ou au niveau des affaires internationales profitent à plusieurs programmes.

986.

On a ainsi constaté que certains masters spécialisés délocalisés en Asie pouvaient se remplir avec tout ou partie des étudiants occidentaux. Ceci est notamment liés à l’attractivité géographique, l’expérience internationale et innovante qui enrichissent la personne et son curriculum, voire parfois la plus grande facilité pour intégrer le programme (allègement du processus de sélection), ou encore économiquement (le coût total des études à Paris ou en Asie peut s’avérer parfois équivalent, voire à l’avantage du site asiatique).