5.6 Le positionnement spécifique de l’étudiant

Nous venons de faire un état des stratégies qui peuvent être utilisées par l’offre pour se différencier sur le marché notamment grâce aux conditions ou aux enjeux qui n’impliquent pas directement la délivrance du programme : la promotion ; le choix du programme ; le type de structure d’implantation ; la stratégie de la marque ; le montage financier ; etc.

Entrons à présent dans le cœur de l’activité pour observer quels sont les facteurs et surtout les acteurs qui peuvent en influencer la réalisation de part leur propre intérêt, leur propre stratégie. Ils deviennent ainsi des paramètres essentiels à intégrer pour apporter de la valeur ajoutée à la prestation. Ainsi nous avons constaté que les apprenants, les enseignants, les institutions locales tiennent plus que jamais une place capitale pour la délocalisation du diplôme dans la mesure où ces acteurs imposent, souvent bien involontairement, des règles du jeu peu communes aux yeux d’établissements étrangers loin de leurs terres. En effet ces acteurs, principalement les étudiants, ont des comportements très différents de ceux qui composent habituellement l’environnement des formations occidentales. De plus, ils sont placés, en tant que ressource potentielle majeure devant garantir l’autofinancement, dans un statut de client, ce qui au Viêt-nam dénote de la situation habituelle.

Ce positionnement et ce jeu d’intérêt nouveaux fait craindre de la part de certains responsables locaux que « le transfert pédagogique entre les diplômes délocalisés et nos étudiants posent principalement des problèmes de communication, de méthodologie d’enseignement relative aux moyens utilisés par les enseignants internationaux et pouvant être inadaptés au public vietnamien […] »1024.

Les inadaptations peuvent être tout aussi bien liées à la culture, aux compétences scientifiques et méthodologiques qu’à des stratégies d’intérêts personnels propres à chaque individu. Cet environnement interfère donc automatiquement sur les programmes et les méthodes envisagées par l’offre pour transmettre le savoir, il joue donc un rôle capital sur la possibilité de l’offre étrangère d’atteindre ses objectifs stratégiques. Entre l’offre de formation et les acteurs directs, l’enjeu est double. Il s’agit de savoir si ces derniers sont en capacité ou ont intérêt de tenir le rôle attendu et si l’offre a la capacité ou l’intérêt d’adapter ses outils en fonction de ces nouveaux paramètres.

Nous avons constaté que l’étudiant a un rôle stratégique capital, non seulement en tant que client mais aussi parce qu’il impact sur la production et la qualité de la prestation. En tant que client il doit défendre ses intérêts, son projet de formation. Au même titre il est attendu par d’autres acteurs tels que l’État, l’entreprise car au terme de sa formation, il est censé servir les intérêts collectifs, sociaux et économique grâce aux compétences acquises et à sa future activité professionnelle. Mais à court terme, durant sa formation, il est surtout capital pour le rôle qu’il peut jouer dans toute la chaîne de production.

Dans les conditions actuelles de déroulement des formations les diplômés des programmes étrangers atteignent indéniablement leurs objectifs tout au moins à court en ce qui concerne leur carrière et leur retour d’investissement. Nous avons largement observé qu’ils profitent ainsi des extraordinaires besoins du marché de l’emploi des cadres de haut niveau. Le diplôme suffit donc à leur garantir un avenir professionnel et un enrichissement personnel en dehors même de toute évaluation de leurs compétences foncières. On peut donc supposer, que pour un nombre finalement réduit de bénéficiaires de diplômes étrangers, la voie stratégique est clairement tracée, que l’offre étrangère est rentable et que leurs objectifs personnels sont atteints.

Il en est peut être pas de même des intérêts stratégiques des établissements étrangers à l’égard des étudiants. Des différences notoires entre les attendus des premiers et le rôle des seconds existent et se jouent notamment au niveau des pratiques culturelles, académiques, des motivations pour la formation, des perceptions des uns à l’égard des autres, etc. Parmi celles qui s’affichent d’emblée, nous avons observé qu’au niveau marketing que rares étaient les établissements reconnus par les candidats. Leurs processus de décision basé sur le réseau relationnel restreint est largement hors de contrôle et n’épouse pas les formes habituelles visibles en occident. Mais ce phénomène n’a pas seulement une conséquence sur la stratégie de la marque des établissements étrangers, il témoigne surtout du fait que certaines qualités ou compétences de l’étudiant vietnamien sont fondamentalement différentes de celles de son homologue occidental. La différence peut être une force mais encore faut-il qu’elle soit intégrée dans le processus d’apprentissage. Or, il faut se rappeler que le niveau d’excellence prôné par les établissements occidentaux est principalement lié à des composantes cruciales telles que l’expertise des enseignants, à la richesse de l’environnement pédagogique mais aussi à la contribution active d’apprenants véhiculant essentiellement des valeurs et des qualités centrées sur les valeurs occidentales. Dans ce contexte les différences culturelles et académiques ne peuvent-elles pas devenir des facteurs de risque pouvant compromettre l’atteinte des objectifs des équipes pédagogiques et au delà, affecter la qualité des programmes? Parmi eux, nous avons relevé les facteurs de risques internes à la production de la formation suivants, figure 5.6 :

[Figure 5.6 - Les facteurs de risques internes liés à l'étudiant (*)]
[Figure 5.6 - Les facteurs de risques internes liés à l'étudiant (*)]

Les différences entre les attendus de l’offre et la réalité des étudiants apparaissent d’emblée au moment du recrutement. Elles ne sont pas seulement liées aux motivations et à l’implication mais aussi au niveau des connaissances de base. C’est à ce moment que l’on peut réaliser combien les acquisitions locales sont très académiques et traditionnelles, autant au niveau scientifique et que méthodologique.

Relevons cependant qu’un certain nombre de facteurs jouent en faveur du rapprochement entre ces attendus et la réalité des étudiants. Pour l’instant le recrutement touche une élite fortunée et fait en sorte de placer au premier rang les étudiants qui ont un fort potentiel intellectuel et un bon niveau d’adaptation. Ils ont aussi indéniablement une très forte motivation et une propension à défendre leur projet car ils ont toujours appris à lutter. Ils sont donc motivés pour se mettre scientifiquement à niveau, pour rattraper ce qui peut l’être. Mais cette proportion diminuera de manière concomitamment avec la croissance des effectifs et les l’augmentation des besoins en recrutement. Plus le marché va s’étendre, plus le niveau académique et surtout linguistique des étudiants risque de diminuer. Conscients qu’il est fondamental de s’adapter à l’environnement humain, les enseignants étrangers ont très généralement un niveau de tolérance moins élevé en ce qui concerne l’évaluation des connaissances des étudiants locaux. Cette adaptation est rendue nécessaire par des conditions de recrutement qui ouvrent largement les portes à tous les profiles d’étudiants, provenant d’une grande diversité de programmes de licence. Cette ouverture peut être pour les uns intéressante pour former au management des candidats provenant de tout horizon, alors que pour les autres elle peut être un argument providentiel d’ouverture de l’assiette de recrutement. Dans un cas comme dans l’autre, elle impose une gestion pédagogique plus complexe. Pour rattraper un niveau de connaissances scientifiques, certains enseignants escomptent donc sur la potentialité intellectuelle d’une élite habituée à travailler intensivement surtout durant des cours magistraux. C’est là la capacité première de ces étudiants, le travail, l’écoute et la confiance durant les cours magistraux délivrés par les enseignants étrangers.

Mais ce qui est une force ne peut-il pas devenir une faiblesse quand il s’agit d’apprendre à s’ouvrir à d’autres méthodes ? Les habitudes culturelles et académiques ont formaté ces apprenants essentiellement à un apprentissage « par cœur » mais n’ont pas ou peu développé les capacités de produire une écoute active, un sens critique et des apprentissages autonomes. Or, ces qualités représentent la force des méthodes occidentales. Sans elles, l’enseignant peut difficilement compter sur l’apprenant pour prendre du recul et pour conceptualiser ses connaissances à partir d’enseignements qui justement ont besoin d’être adaptés. Il peut aussi difficilement compter sur l’appui dynamique d’un travail en groupe ou personnel, puisque ces pratiques ne sont pas monnaie courante au Viêt-nam. Mais les étudiants vietnamiens attendent du contenu, des cours magistraux, le savoir direct doit en l’état être transmis par l’enseignant. C’est ainsi que la grande majorité d’entre eux sont étonnés par le faible nombre de cours magistraux prévus, la durée trop longue des stages, l’importance qui est accordée à la production collective, à la rédaction de rapports ou à l’expérience de stage. Parallèlement, ils s’interrogent parfois sur la durée des masters étrangers qui ne dure en moyenne que dix huit mois alors qu’un master s’effectue en deux ans dans leur pays.

Nous pouvons ainsi considérer que malgré toutes les différences entre les représentations de l’offre à l’égard des étudiants et ce qu’ils sont effectivement culturellement et académiquement, il y a une conjonction directe d’intérêts entre la stratégie professionnelle qui motivent ces derniers et l’offre étrangère. Mais cette conjonction semble atteindre rapidement ses limites. Le projet de chaque étudiant et leur comportement en tant qu’apprenant peut difficilement en l’état apporter de la valeur ajoutée à des formations qui sont, pour la plupart d’entre elles, conduites sur la base des valeurs des apprenants occidentaux. Pour la majorité Des étudiants vietnamiens la formation n’est pas le lieu privilégié pour acquérir des compétences professionnelles, celles-ci s’acquerront essentiellement durant la vie professionnelle, elle est surtout la porte d’entrée à la réussite sociale. Ce décalage entre les méthodes et les attendus de l’offre étrangère à l’égard des apprenants risque de compliquer singulièrement l’objectif qualitatif de cette dernière en ce qui concerne la capacité de transférer à l’international un cursus de formation.

Notes
1024.

Voir rapport de l’interview en annexe 4.5.