5.8 Le positionnement idéologique et éthique de l’offre

Comme dans tous les marchés, les concurrents directs doivent intégrer tous les paramètres pour fonder leur stratégie et atteindre leurs objectifs et se différencier, mais au Viêt-nam, est-ce que tous les concurrents partent avec les mêmes égalités de chances ? Ce jeu concurrentiel pourrait s’avérer banal s’il s’agissait d’une activité orientée vers des prestations de service classiques : un séjour en vacances, une assurance, un produit financier, etc. Cependant, à l’instar des prestations hospitalières, comme pour celles qui touchent à tout service public vital, la délocalisation d’un MMI dans notre contexte comporte des particularités qui interfèrent sérieusement sur le positionnement des concurrents et la différencient nettement des autres marchés. Il s’agit notamment de la reconnaissance du concept même de marché de l’éducation aux yeux des acteurs directs et des concurrents et la présence de concurrents, publics et privés, à vocation très différenciée.

Ces enjeux peuvent avoir des conséquences stratégiques très importantes. Ainsi, la manière dont les acteurs reconnaissent la pertinence d’un marché peut interférer directement sur leur comportement, sur leur capacité de mener une lutte concurrentielle. D’autre part, le statut privé ou public des concurrents interfère quant à lui directement sur les modalités de la délocalisation et a des conséquences directes sur les résultats.

Comme nous avons pu largement le constater, la délocalisation d’un MMI n’est pas une prestation comme les autres. Ce n’est pas uniquement un bien de consommation courante, au seul bénéfice d’un consommateur, mais aussi une prestation dont les résultats peuvent revêtir un caractère social, fondamental, voire dramatique pour le développement du pays. Par conséquent, les concurrents directs ne sont pas censés n’être que des prestataires de service avides de rentabilité, ils peuvent être aussi des partenaires porteurs d’une mission sociale. Entre son aspect social et commercial, cette situation nouvelle pour la majorité des concurrents est génératrice de déséquilibres. C’est ainsi qu’un bon nombre d’universités, notamment publiques, découvre les réalités de l’autofinancement, de la bonne gestion mais aussi les ambigüités d’un système qui leur demande à la fois de produire de l’éducation et d’être efficaces, de marier l’efficacité avec la recherche, la production avec le transfert de savoir, bref les avantages et les inconvénients des systèmes public et privé. Il faut répondre aux besoins de développement du Viêt-nam, satisfaire l’intérêt d’étudiants devenus des clients, tout en garantissant leurs propres intérêts et en assumant leurs obligations. La délocalisation génère ainsi des dilemmes de l’ordre du positionnement idéologique ou éthique, que les établissements doivent intégrer dans leurs choix stratégiques, parce qu’elle :

  1. est une prestation particulière à vocation sociale, éducative, jugée capitale pour le développement du Viêt-nam, comme en témoigne les motivations premières qui ont conduit l’Etat à rechercher des partenaires étrangers, publics ou privés ;
  2. génère une relation duale entre des concurrents du secteur privé et public créant d’emblée, par le truchement des aides publiques, une situation de déséquilibre dans le marché ;
  3. peut provoquer une relation conflictuelle interne pour des établissements devant assumer une activité nouvelle et faire face à des contraintes de rentabilité inhabituelles.

C’est ainsi que des organisations telles que l’AUF s’impose d’emblée et clairement pour ses objectifs de développement au profit du pays alors que parallèlement le RMIT affiche sa volonté de produire des formations de qualité grâce à l’actionnariat privé. Mais ce positionnement ne s’affiche pas toujours aussi clairement et l’offre doit s’interroger sur les attentes auxquelles elle souhaite répondre. Souhaite-elle délivrer coûte que coûte un diplôme et former un maximum d’étudiants, valoriser sa marque et attirer des élites ? S’inscrit-elle dans une logique purement culturelle, en plaçant avant tout la pérennité au cœur de son action en faveur des partenaires vietnamiens, en souhaitant répondre aux besoins de développement à long terme du pays ?

Ajoutée à toutes les contraintes de l’environnement local et direct du marché, l’intégration de ces paramètres complique largement la recherche d’une stratégie qui soit en cohérence avec les finalités des établissements en question. Pour cette raison, on constate que « la position des acteurs internationaux, notamment universitaires, est paradoxale […] Les différentes stratégies envisageables par les opérateurs d’un tel marché éducatif seraient également assez claires, mais, à quelques exceptions près, leurs développements dans cette région du monde ne participent pas nécessairement d’une stratégie globale délibérée »1028.

En effet, la spécificité de ce marché semble placer bon nombre d’établissements en position de subir plutôt que de mener leur stratégie. Mais ne pas choisir, n’est-ce pas déjà un choix et dans ce cas, n’est-ce pas un risque de perdre le contrôle de l’activité ?

Notes
1028.

Joël Broustail, en collaboration avec Palaoro Gilbert, « La formation des élites managériales dans les économies en transition, op. cit., page 70.