5.8.1 Entre le positionnement privé et public

Malgré l’incertitude, des modèles stratégiques très différents existent bel et bien, mais pour autant, la lutte concurrentielle stricto sensu entre les établissements, est quant à elle très feutrée. Quels en seraient les motifs ? Cette situation résulte notamment de la jeunesse du marché, de la recherche du positionnement des concurrents mais elle est peut-être aussi le reflet d’un certain malaise de la part d’établissements, notamment publics, qui se cherchent dans ce jeu concurrentiel, dans ce marché, qu’ils tardent à reconnaître ou qui n’existe peut-être pas véritablement !

Mise à part l’attention particulière portée sur les tarifs et une guerre larvée concernant le monopole anglophone, les concurrents semblent évoluer les uns à côté des autres, comme s’ils s’ignoraient, dans une sorte de pacte de non agression. Les rares concurrents qui travaillent ensemble ou côte-à-côte, le font en tant qu’opérateurs sous couvert de programmes d’aides publiques. Il en est ainsi de l’AIT, de l’AUF, du CFVG ou des PUF. Nous n’avons pas connaissance d’accord entre établissements anglo-saxons. Les seules activités communes relevées sont promotionnelles et impulsées par des agences de développement des pays. Ainsi, la seule lutte concurrentielle affichée semble provenir d’Etats, qui soutiennent leurs établissements localement ou d’origine, dans la perspective de promouvoir des politiques d’influences nationales ou franchement économiques. Seuls quelques rares établissements, notamment ceux qui ont acquis une certaine notoriété et assise locale, se permettent de faire des battages médiatiques importants. Dans tous les cas, ces campagnes promotionnelles ne s’alimentent pas d’une bataille comparative entre les différentes prestations, même pas au niveau tarifaire. Les slogans sont tous identiques, on vend le rêve de diplôme et d’expertise étrangère, la carrière internationale, la qualité de certains environnements pédagogiques, la flexibilité de certaines conditions (paiement, horaires, qualité de l’accueil, cours d’anglais, remise à niveau, etc.). En ce qui concerne les rares ressources humaines disponibles et locales, cette contrainte est assumée sur le tard avec les partenaires locaux, car l’essentiel du recrutement se joue de toute façon au sein du réseau interne.

L’agressivité commerciale entre les concurrents directs semble annihilée par la combinaison de plusieurs facteurs. On a largement observé que l’offre se sent protégée par un marché qu’elle considère comme très large, il serait donc inutile de rechercher des parts chez le voisin. Elle préfère se concentrer sur les aspects opérationnels, la recherche de ressources financières ou humaines et sur la possibilité de capter les candidats potentiels.

De toute façon, pour la majorité des MMI, la confrontation commerciale ne peut pas avoir lieu dans la mesure où ils sont abrités par des partenaires locaux qui sont frères et qui sont sollicités pour assurer cette promotion. De plus, il est fréquent que ces derniers abritent parallèlement des concurrents directs, ce qui pourrait entraîner une situation ambiguë à gérer en cas de confrontation. D’autre part, ces établissements locaux sont peu compétents en la matière et n’ont de toute manière pas plus vocation à vendre les MMI que ne l’a la majorité des universités étrangères présentes, notamment celles du secteur public. Difficile aussi d’imaginer une lutte frontale entre établissements étrangers provenant d’un même pays, surtout lorsque l’on connaît la place accordée à l’image de la culture académique nationale pour mieux « se vendre ». En fin de compte, un nombre restreint de pays se partagent le gâteau ! Dans le même registre, on peut supposer que les agences nationales de développement observeraient d’un mauvais œil ces comportements que l’on pourrait qualifier de cannibales.

En somme, peu d’éléments permettent d’alimenter cette lutte concurrentielle et de mettre en évidence les importantes différences de moyens, de ressources, de méthodes qui pourtant existent entre les concurrents. Il y a matière à comparer mais envers quoi, suivants quelles représentations qualitatives, quelles sont les normes des prestations standards qui pourraient servir de modèle ? Bref, que reste-t-il dès lors comme arguments de différenciation si ce n’est le tarif ?

Mais ce n’est pas tout : on peut aussi se demander quel serait le sens d’une lutte concurrentielle sachant que la majorité des belligérants, les universités publiques locales et une bonne part des établissements étrangers, sont liés par le sacro saint principe du service public. On peut en effet se demander comment le statut des établissements peut rejaillir sur leurs choix et quel peut être son impact dans le jeu concurrentiel.

Pour entrer en lutte commerciale, encore faut-il reconnaître que le commerce existe. Alors que de nombreux facteurs semblent réunis pour démontrer la présence d’un marché des MMI au Viêt-nam, une partie des concurrents directs a de bonnes raisons d’en douter. Ces derniers n’ont pas vocation à se tourner vers le business. Mais ont-ils vraiment le choix ? Comment gérer la nécessité de s’ouvrir et de s’autofinancer, de compenser les nouvelles politiques publiques et de décentralisation des soutiens aux établissements ?

Du point de vue des clients potentiels, l’offre étrangère apparaît uniforme, elle représente la possibilité de poursuivre une formation d’élite à condition de pouvoir la payer. Commerce ou pas, il s’agit avant tout de profiter d’une opportunité de plus, offerte par l’ouverture de leur pays. Les étudiants/clients ont l’habitude de financer leur formation en s’inscrivant dans le système public. Le besoin de s’autofinancer apparaît dès lors encore plus logique lorsqu’il s’agit d’un prestataire étranger. Rappelons-nous que l’université vietnamienne est payante pour tous les étudiants et elle est discriminante car accessible essentiellement aux riches. Les MMI ne font que s’inscrire dans cette logique, en l’aggravant même, puisqu’ils sont bien plus chers que les masters vietnamiens. Ces jeunes s’inscrivent complètement dans une logique de marché et considèrent l’offre étrangère, sans distinction nationale ou statutaire, comme avant tout la possibilité d’accomplir leur rêve, une alternative à l’impossibilité de partir à l’étranger.

Vue sous l’angle des universitaires vietnamiens, la vision est similaire dans la mesure où il s’agit d’un échange de bons procédés, du « gagnant-gagnant ». Le regard est toutefois porté différemment vers les établissements avec qui ils partagent une coopération de longue date et qui proposent des tarifs très bas. Ceux-ci ne font pas du business, ce sont avant tout des partenaires poursuivant une logique culturelle. Tous les autres sont perçus comme des prestataires avec lesquels va s’établir un échange commercial porté par le milieu académique, avec à la clé toutes les retombées scientifiques, économiques ou markéting pouvant profiter à tous les acteurs. C’est un échange comme les autres, qui paraît tout à fait logique dans l’esprit vietnamien et qui considère l’activité commerciale au service de l’éducation. Le point de vue de l’offre étrangère est vécu de manière hétérogène :

  • les établissements anglo-saxons, privés, sont en adéquation avec les acteurs vietnamiens. En cohérence avec leur pratique à domicile, ils affichent clairement leurs objectifs commerciaux au Viêt-nam. Ils répondent à une demande et investissent un marché. Ils vont chercher ailleurs le public qu’ils ne trouvent pas chez eux, ou qu’il leur est difficile d’acquérir à domicile car la compétition est très rude ;
  • mi-publiques mi-privées, les écoles de commerce belges ou françaises sont dans une autre alternative, à l’image de ce qu’elles vivent « à la maison ». Elles ont pu jusqu’à présent proposer des tarifs réduits grâce à des subventions portant sur l’activité. La disparition progressive de ces aides les amènent peu à peu vers une logique d’autofinancement identique à celle des anglo-saxons. Ainsi, comme toutes les grandes écoles de commerce, ils sont accoutumés à poursuivre une logique commerciale, à la lutte concurrentielle. Bénéficiant encore directement ou pas de subsides publics pour fonctionner au Viêt-nam, représentant une offre provenant des pays francophones, cette offre reste cependant au Viêt-nam à la croisée des chemins ;
  • les établissements publics sont dans une situation encore plus controversée, voire ambiguë, qui oscille entre la réalité économique et la défense de leur éthique. L’ambivalence se traduit parfaitement par une politique tarifaire qu’ils sont contraints de majorer au Viêt-nam, comparativement aux prix pratiqués à domicile. Même s’ils restent faibles comparativement aux coûts réels, le fait de faire payer plus cher ces étudiants est souvent vécus pour beaucoup d’enseignants comme allant à l’encontre d’une éthique car même le tarif le plus faible d’entre eux restera deux fois plus cher qu’un master vietnamien, alors qu’avec un prix moyen de neuf mille dollars il est possible de se construire une petite maison. Pour certains, le MMI peut être délocalisé à condition qu’il ne coûte « pas trop cher », mais pour d’autres, le MMI ne peut être qu’une formation à développer dans l’esprit des coopérations culturelles et donc un investissement très difficile à amortir sans aides publiques. Parallèlement, ils sont soumis à des pressions : économique, qui les pousse à une meilleure gestion ; markéting, qui les incite à se faire reconnaitre à l’étranger ; éthique et académique, qui les invitent à maintenir le cap de l’échange, de l’universalisme, du partage des savoirs.