Que la prestation soit délivrée par un établissement privé ou public, ils se doivent de mettre en place une stratégie et de trouver les moyens en intégrant toutes les contraintes de l’environnement afin de délivrer leur formation tout en préservant sa qualité. Mais encore faut-il s’entendre sur la qualité et pouvoir l’évaluer.
Pour un établissement privé à vocation commerciale, la reconnaissance et l’évaluation des résultats passent avant tout par la reconnaissance du marché et du public, dans une recherche du meilleur rapport qualité/prix pour satisfaire l’étudiant/client. La dimension économique est primordiale puisqu’il faut équilibrer le budget tout en satisfaisant les clients et les actionnaires. Pour un établissement public, l’évaluation de l’activité s’inscrit plus dans un processus d’autoévaluation et de reconnaissance par la profession, avec en ligne de mire le projet de l’apprenant à qui il faut transmettre les savoirs les plus pertinents, les plus actualisés possibles. Dans ce cas, la dimension économique est certes importante, mais secondaire afin de libérer les capacités de production et de transmission du savoir.
Que ce soit pour un établissement privé ou public, nous manquons dans les deux cas de recul pour mesurer précisément les conséquences de ces mises en œuvre stratégiques. Nous sommes dans un marché émergent et immature, où la concurrence n’a pas pu encore jouer à plein son rôle d’autorégulation par le marché. Mais le pourra-t-elle un jour dans un tel contexte, avec une telle diversité d’acteurs et d’enjeux ? Nous sommes aussi dans environnement académique et géographique qui ne permet pas en l’état la mise en place sérieuse de contrôle et d’évaluation d’une reconnaissance qualitative par le marché. C’est pour ces motifs que des organisations publiques nationales ou internationales telles que la Conférence française des présidents d’université (CPU)1029, l’UNESCO ou l’OCDE s’inquiètent très sérieusement sur le devenir de la marchandisation des programmes délocalisés et même pour les établissements publics. L’inquiétude de la CPU porte sur les établissements publics qu’elle représente mais révèle certains faits qui peuvent se rapporter à toute l’offre étrangère présente sur le marché. Elle s’inquiète notamment du non respect de principes fondamentaux1030 :
‘« Dans quelques cas, on assiste au contournement des dispositions nationales ou à des pratiques opportunistes qui mettent à mal la déontologie mais aussi l’image de l’enseignement supérieur français à l’étranger et la pérennité des coopérations qu’il poursuit. Il convient donc d’éviter les délocalisations sauvages qui soulèvent de très sérieuses réserves ». ’Certaines pratiques sont remises en cause, comme le choix des partenaires non homologués ou des tarifs trop élevés. La CPU fustige ainsi les implantations à l'étranger conduites par des universités « peu scrupuleuses » qui souhaiteraient simplement accroître leurs effectifs et donc leurs dotations budgétaires. Les inquiétudes de la CPU sont partagées par de très sérieuses agences de contrôle de la qualité mises en place notamment dans des pays tels que l’Australie, où la régulation du marché de l’éducation est vitale au vue de l’importance du secteur. Directement concernée par le Viêt-nam, l’Australie tente ainsi depuis fort longtemps de réguler le marché de l’éducation et dénonce des abus de la part de certains de ses établissements qui multiplient les initiatives sans les contrôler et dans le but essentiel de faire « du chiffre ». Le Viêt-nam est dans ce sens un terrain privilégié car assez libre de tout contrôle, éloigné, où les étudiants/clients s’autofinancent et sont donc encore plus démunis de protection, où la tradition et la culture politique n’invitent pas, par ailleurs, à la critique envers les organismes, quels qu’ils soient.
Le marché de l’éducation apporte ainsi son lot de déconvenues comme les malversations graves enregistrées au Viêt-nam dans la dernière décennie1031 ou encore plus récemment mais tout aussi gravement dans certains établissements étrangers. Mais plus que ces faits totalement malhonnêtes, c’est surtout l’effet de masse critique des établissements qui est interrogé, leur capacité de pouvoir mettre en œuvre de bout en bout leur mission, notamment à cause du manque de ressources humaines ou financières1032. Peu habitués à ce genre d’exercice, les établissements publics paraissent les plus exposés et ce d’autant plus que leur vocation les contraint à limiter les frais de scolarité, mais parallèlement, augmente leurs charges pour assurer le développement et la recherche. Cette activité les pousse à placer des problèmes opérationnels et de gestion interne (besoin d’autofinancement, recherche de clients, valorisation de leur marque, relation commerciale avec les partenaires) avant leur devoir de formation ouverte au public, centrée sur la recherche universitaire de haut niveau et à partager avec leurs collègues vietnamiens. Il leur faut conjuguer les exigences d’un service public avec celles d’un autofinancement.
C’est somme toute une question qui n’est pas nouvelle dans le commerce mais qui prend un sens particulier lorsqu’il s’agit d’un service public rendu à des étudiants étrangers et qui, de plus, est crucial pour le développement du pays. L’autofinancement risque donc de provoquer des dérapages qualitatifs, des prestations non maîtrisées, pour des tarifs souvent perçus comme prohibitifs. Au Viêt-nam, ces inquiétudes sont renforcées par l’éloignement du pays et la difficulté de mise en œuvre des moyens de contrôle. De plus, il attire les établissements de moyenne ou petite catégorie en termes de masse critique. Les établissements les plus prestigieux se tournent vers Bombay, Shanghai, Singapour, Taiwan, etc.
A ce titre, la situation de l’ULB/Solvay peut être éclairante. Jusqu’à présent, cet établissement a profité d’un bon positionnement local grâce notamment à la forte activité d’une coopération provenant de soutiens publics de la communauté belge francophone. Il y a plus de dix années, le projet est né d’une forte volonté politique de coopération éducative entre la Belgique francophone et le Viêt-nam. L’ULB/Solvay est dès lors devenu l’opérateur de ce programme. Il s’agissait « […] d'offrir des programmes à un prix raisonnable et de qualité pour les étudiants venant de la classe moyenne […] une manière de développer un modèle social véhiculé par l'Europe »1033. Ce projet finit par gagner la reconnaissance et la confiance des partenaires locaux. Les effectifs sont montés en puissance, l’activité s’est diversifiée grâce à deux spécialisations. Pour tous les partenaires, ce programme est donc arrivé à maturité et ce malgré une équipe restreinte et un partenariat local qui soutenait le programme a minima. Le projet s’est développé, les tarifs sont restés bas et l’ingénierie pédagogique était sous contrôle. Cependant, la vocation même de la coopération culturelle invite à mettre un terme à tout projet dans la mesure où il a atteint ses objectifs. Les subventions directes ont donc disparu. La question porte dès lors sur l’atteinte des objectifs : pérennité, reprise par les partenaires locaux, autofinancement de l’opérateur, formation d’un effectif suffisant, etc. Dans ce cas, ils semblaient être arrivés à la limite attendue, ce point crucial qui consiste à croire que le partenaire vietnamien va tout mettre en œuvre pour se substituer aux aides qui ont disparu. Á l’image de tous les projets de ce type, c’est ce qui est défini par une prise en charge pérenne du programme par le partenaire local. Dans les faits, l’ULB/Solvay doit à présent assumer ces changements, notamment la question de sa vocation comparativement à celle de son équilibre financier, ce qui fait dire à l’un de ses représentants qu’« […] au-delà de 5000$, un programme devient inaccessible pour eux […] » ; La fin des subventions fait dès lors pointer du doigt les limites des systèmes subventionnés. Il faut trouver des ressources supplémentaires sans perdre sa vocation sociale. « Le partenariat fonctionne assez bien actuellement, chaque partenaire ayant sa raison d'être ; rompre cet équilibre, c'est engager les programmes dans une toute autre logique. […] ; Sans le soutien actuel, les partenaires du projet seront obligés de jouer la même stratégie que les institutions anglo-saxonnes, à savoir un déploiement marketing pour le recrutement des candidats, des prix élevés destinés à la classe aisée […] ; Le danger tient au fait que nos institutions sont très peu préparées à ce genre de stratégie, surtout que nous ne fonctionnons pas du tout sur ce modèle en Belgique ; et l'on pourrait craindre à court terme une disparition de nos programmes (trop peu d'élèves, niveau inférieur à ce que nous connaissons actuellement, démotivation des professeurs belges) [...] ».
Ce témoignage révélateur du type de problèmes que la majorité des établissements publics doivent assumer, non seulement lorsque les soutiens s’arrêtent, mais aussi lorsqu’ils se lancent seuls dans un projet si ambitieux avec l’espérance d’un relai du partenaire local. Aussi, la perte du soutien financier peut-elle inciter l’université étrangère à se tourner vers son hôte et partenaire « naturel » pour pouvoir trouver des solutions synergiques qui permettraient de pérenniser le projet. On s’attend communément à un renforcement du soutien promotionnel, à la diminution des frais de prestations fournies, à la mise à disposition de plus de personnel, à plus de complicité. C’est là l’une des premières conséquences directes possibles de l’arrêt des soutiens : les cartes entre les partenaires locaux et étrangers peuvent ainsi s’en trouver largement redistribuées.
Nous avons cependant constaté que les universités locales sont essentiellement engagées comme des prestataires laissant le partenaire étranger assumer seul la direction du projet et donc le risque. Elles interviennent sur demande et assument leurs fonctions d’accueil et d’administration. C’est leur manière de vivre le programme, la résultante d’un rapport partenarial qui paraît équilibré pour les deux parties, mais c’est avant tout le projet du partenaire. La collaboration attendue ne se décrète pas, elle est très complexe à obtenir dans la mesure où, dès le départ, le partenaire local n’a pas été impliqué ou ne s’est pas senti investi par ce projet.
Les établissements étrangers privés rencontrent les mêmes difficultés pour équilibrer leur budget. De plus, ils ne peuvent pas compter sur les aides publiques et doivent couvrir les activités prises en charge par leur maison mère. Par contre, ils ont au moins l’avantage de l’expérience et d’avancer plus clairement vers des objectifs commerciaux, « vendre c’est leur métier ». Ils mettent ainsi en place un système de coopération et une contractualisation dont ils sont coutumiers qui inclut d’emblée les paramètres liés à l’autofinancement total. Ce que le partenaire privé attend du partenaire vietnamien est contractualisé, c’est un échange commercial clairement défini. D’autre part, le risque économique est rédhibitoire pour les établissements privés qui s’engagent totalement dans un processus d’autofinancement. Le droit à l’erreur est directement couvert par les actionnaires, ceci invite probablement à une certaine sagesse en terme de gestion économique du projet.
Pour un établissement public, la dimension économique qu’il convient d’inclure dans le contrat est nouvelle, elle modifie fondamentalement sa vision du partenariat. Ils n’ont pas l’habitude de parler « de gros sous » dans des actions de coopération. La délocalisation sous-entend pour eux avant tout l’association systématique, la complicité du partenaire et ce bien avant toutes négociations pécuniaires. Une grande majorité d’entre eux sont encore présents pour rendre service au Viêt-nam et donc à leur partenaire local. Ils gardent une logique de coopération très orientée du Nord vers le Sud.
Mais finalement, la délocalisation est-elle une activité de coopération ? N’était-elle pas en train de changer d’horizon stratégique au Viêt-nam, serions-nous dans une sorte de malentendu historique ? Car la vision des partenaires vietnamiens est souvent différente et dans tous les cas elle n’est pas uniforme. Dans une activité de délocalisation, l’offre étrangère s’affiche avant tout comme un partenaire présent pour défendre ses intérêts. Le niveau historique d’implication fait partie des éléments déterminants dans le type de relation qui va s’instaurer. Au bout du compte, rares sont les établissements étrangers qui sont actuellement en mesure de faire valoir cet argument sur le marché. De plus, cet argument ne peut-il pas avant tout être perçu comme un avantage compétitif autant qu’un gage de coopération culturelle ?
C’est ainsi qu’ a contrario les programmes privés revendiquent tout autant le terrain de l’engagement social dans la mesure où les règles ont changé. Le RMIT Vietnam défend la « cause sociale » par l’investissement et la commercialisation, tout autant qu’un établissement public. Elle est la première à avoir annoncé clairement des objectifs commerciaux et se considère comme un partenaire historique pour l’aide au développement du Viêt-nam :
‘« Since 1992, RMIT has developed a strong association with Vietnam through education, business and research links in engineering, information technology, communication, finance and telecommunications […] Social Impact : There are significant long term benefits of the project in terms of human resource development, employment and economic growth in Vietnam […] Higher education and training in Vietnam will be strengthened. The University will provide a valuable model to assist Vietnamese institutions to develop appropriate flexibility in terms of curriculum, technology and methods of delivery »1034. ’Tous les prestataires, publics ou privés, affichent ce positionnement éthique, cette volonté de s’inscrire dans la dynamique de développement social du pays, de répondre à sa demande comme une sorte de préalable à toute activité.
La libéralisation des tarifs apparaît comme l’un des facteurs déterminants pour le positionnement de l’offre à l’égard du partenaire local. En franchissant un certain cap tarifaire, l’offre publique ne s’impose plus seulement comme une offre sociale. La moyenne des tarifs actuels de 7 000 US$ de l’offre publique la place largement dans une perspective « business ». Par ailleurs, ces tarifs élevés n’enlèvent en rien la perception de la qualité de la prestation fournie aux yeux de partenaires locaux très inspirés par le système économique libéral.
Dans le cas d’une révision des accords partenariaux, suite à la disparition des soutiens, il faut donc pouvoir rebattre les cartes et mettre en valeur les différences avec l’offre privée. Comment motiver une plus grande implication du partenaire local, profiter de ses ressources, de son expérience, de toute la force de son réseau, après avoir si longtemps accepté, de concert, une situation qui finalement le confinait à un rôle très passif, assimilable à de l’assistanat ou à un rôle prestataire de services ?
Les préalables stratégiques ont changé avec le temps et le jeu d’influence entre les pays s’est déplacé au niveau du secteur de l’éducation. La lutte d’influence est passée d’un jeu principalement animé par les pays utilisant notamment le mode de coopération culturelle à un mode de domination plutôt commercial. Ces modifications sont actées par les acteurs vietnamiens, étudiants, enseignants, universités, qui n’ont en fait aucune difficulté (si ce n’est celle, bien réaliste, de trouver les ressources financières), à considérer les programmes étrangers dans une logique de marché. Dans cette affaire, les établissements publics ont le plus à perdre et sont ballotés entre une logique de marché et une logique culturelle. D’autant plus qu’ils n’en ont pas la vocation, ni les moyens, comparativement à des établissements privés plus coutumiers de l’affaire.
Ainsi, privés ou publics, les concurrents semblent presque se retrouver à égalité de chances sur les plots de départ. Les uns profitant de leurs aides publiques mais devant assumer leurs contradictions, les autres ayant plus de charges mais aussi plus de maturité. Ce constat paraitrait banal s’il ne s’agissait d’une activité déterminante pour la construction d’un pays. La nouveauté de la situation et ces chamboulements stratégiques peuvent être cependant dangereux et interférer de manière négative sur la qualité des formations délivrées.
Ainsi, sous ce qui paraît être un marché paisible, sans véritable lutte concurrentielle, se cache des enjeux majeurs, pour les concurrents mais aussi, dans une autre mesure, pour le Viêt-nam.
Source : La Conférence des présidents d'université (CPU), extrait le Journal Les Echos, 12/04/2007.
La CPU dénonce aussi la délocalisation vers certains pays, notamment du Maghreb, où la qualité et la fiabilité des partenaires privés locaux ne manquent pas d’inquiéter : “Même si les établissements privés sont reconnus par les autorités ministérielles locales, ils ne font l’objet d’aucune évaluation. Il est avéré qu’à ce jour la grande majorité de ces établissements rencontrent des difficultés de recrutement, ne sont guère regardants sur la qualité des candidats à l’entrée et recherchent la légitimité nécessaire à la justification de droits d’inscription très élevés en important des compétences et un savoir-faire d’établissements français”. L’administration française pointe notamment du doigt un certain nombre d’universités qui n’ont pas les moyens de pouvoir délocaliser à une si grande échelle. Article : « On ne délocalise pas des formations pour gagner de l'argent ». Extrait d’une réunion du Conseil national pour la mobilité internationale des étudiants, en 2006, par le Vice-président chargé des relations internationales de la CPU. Compte rendu du 13 juin 2006 à Paris. “La lettre d’Egide”, n° 44, dossier sur les formations “off-shore”, octobre 2006. et site internet de campus France, www.campusfrance.org : les notes de Campus France I n°10 - octobre 2007 – Réf CPU - octobre 2007 - n° 10I.
Jacques Hallak, Formation et enseignement supérieurs au Vietnam - Transition et enjeux, op. cit.
Une étude de l’OCDE fait apparaître que pour la majorité des universités, la mise en place d’un MBA à l’étranger n’a pas entraîné de changements stratégiques et organisationnels importants. Les moyens utilisés dans le cadre habituel des relations de coopération ont été repris et les démarches restent artisanales, s’appuyant sur un nombre limité de personnes qui assument avec peu de moyens la responsabilité pleine et entière du programme, de l’étude de marché, jusqu’à parfois sa direction. OCDE, Enseignement supérieur : internationalisation et commerce, Op. cit.
Entretien avec un responsable belge du projet, source souhaitant restée anonyme.
Portail RMIT Vietnam, visité le 22/10/2008.