5.10 Conclusion du chapitre 5

Ce chapitre avait pour principal objet d’aborder les stratégies de manière générique, mises en place par les concurrents directs à travers les modalités et les enjeux d’une délocalisation. Nous avons ensuite évalué la cohérence et la capacité de ces modalités stratégiques dans leur capacité à pouvoir répondre aux attentes de tous les acteurs y compris celles de l’Etat vietnamien, relatives aux perspectives de développement socio-économiques et de son système universitaire. Nous avons ainsi observé le jeu d’influence provenant des trois environnements qui conditionnent la réalisation d’une telle activité, l’environnement : intrinsèque à la construction des savoirs (capacités à produire de l’activité et surtout à dégager de la valeur ajoutée pour se différencier sur le marché) – externe, produit par l’influence des forces externes du marché - relatif au jeu entre les concurrents directs.

Pour se différencier des concurrents, les universités peuvent agir sur leur propre appareil de production. En tant que prestation éducative exportée elles peuvent se différencier soit en agissant sur des facteurs externes à l’ingénierie pédagogique (outils qui n’impactent pas directement sur le transfert du savoir) ou internes (outils touchant la relation pédagogique). Nous avons ainsi constaté que les facteurs externes étaient pour l’essentiel des étapes préliminaires sur lesquelles l’offre a une véritable possibilité d’action : étude de marché – conventionnement - choix du programme - montage financier - choix du partenaire - etc. Elles apparaissent finalement limitées au regard de l’ensemble des conditions qui forment la chaîne de valeur, mais correspondent en fait à des préalables déterminants pour la suite du programme et notamment pour pouvoir assurer l’exportation du programme dans le respect des standards internationaux qui sont si chers à tous. Passé cette première phase, on observe que les choix se réduisent surtout à la manière de pouvoir intégrer des contraintes qui sont très nombreuses et qui risquent à tout moment de faire barrage à une réalisation de qualité. Il en est par exemple ainsi du choix tout relatif du programme qui est finalement largement induit par la réalité du marché, le statut des établissements, leur positionnement. Ainsi, on a observé que le MBA, le plus plébiscité, le plus facile à mettre en place et le plus économique des programmes, correspondant finalement à la porte d’entrée pour la majorité des nouveaux entrants privés, ou le seul capable de tenir le rôle de vache à lait pour des concurrents bien installés. Les programmes spécialisés sont marginalisés, plus complexes et essentiellement proposés par une offre publique qui tente de se différencier par l’originalité des contenus. La manière dont est choisi le programme est ainsi l’une des amorces qui peut différencier l’offre publique de celle privée. Alors que les premiers poursuivent une logique culturelle favorisant la diversité, les autres sont déjà dans une logique d’efficacité commerciale et à ce titre, il faut vraiment de bons arguments pour ne pas choisir un MBA. Mis à part le tarif et la notoriété acquise localement, rien ne permet franchement de distinguer l’offre publique et privée. La reconnaissance semble être avant tout locale, ou elle n’est pas. Á ce jeu, les standards du marché international, les classements, les accréditations et les assurances qualités ne sont pas prêts d’arriver au pays. La longévité est donc un argument de poids suivant un processus d’information et de décision reposant essentiellement sur une dynamique de réseau restreint ou informel. Pour les autres, c’est la capacité commerciale ou la manière de contourner l’obstacle de l’absence de notoriété, qui peut faire la différence. Il faut pouvoir investir suffisamment, avoir de l’expérience « pour se vendre », utiliser la marque des autres ou le réseau qui s’était construit grâce aux coopérations. C’est donc une offre privée très soutenue par les agences qui assurent la promotion des pays, mieux expérimentée et surtout anglo-saxonne, qui est la mieux placée pour se promouvoir. A contrario le secteur public peut faire prévaloir ses tarifs compétitifs et créer ainsi les conditions d’un déséquilibre commercial dans la mesure où il vise le même public que l’offre privée, qu’il affiche des tarifs très compétitifs grâce aux subventions mais pour des formations qui n’apparaissent pas différentes sur le marché. Les subventions des Etats qui soutiennent directement le fonctionnement de certains MMI peuvent aussi poser des problèmes stratégiques au sein même de la communauté publique. Ils peuvent être en concurrence avec des programmes publics non subventionnés déjà implantés sur le marché ou provoquer un effet d’éviction au dépend des entrants potentiels publics ou privés provenant du même Etat.

Mais cependant le marché est en pleine croissance, les règles s’établissent et de toute façon les aides publiques régressent considérablement. Ainsi, peu à peu, les écarts de tarifs régressent. En effet, privé ou public, c’est surtout la stabilité, la longévité qui permettent de se différencier, ce d’autant plus que seuls les concurrents de notoriété locale ont pu, ou ont su, créer les conditions d’un fonctionnement structurel autonome. Les réalités économique ou politique ne laissent finalement aux entrants que la possibilité d’être accueilli chez un partenaire local avec des degrés d’autonomie qui peuvent cependant fortement diverger. Quoi qu’il en soit, ceci limite leur prise de risque, mais aussi, leur volume d’activité et leurs possibilités de faire des économies d’échelle. Les contraintes financières risquent d’empiéter sur la qualité des programmes, incitant à la rentabilité, pouvant interférer sur le degré d’exigence lors des phases de recrutement ou globalement en défaveur des investissements nécessaires au développement du programme.

Mais les compromis qualitatifs ne se limitent pas aux aspects économiques, ils se portent aussi sur les enjeux scientifiques et pédagogiques. Des pans essentiels de l’ingénierie pédagogique doivent être sous-traités auprès des partenaires locaux qui, preuve en est de leur rareté, ont eux-mêmes sollicités l’intervention de l’offre étrangère pour compenser le manque d’expertise locale. La partie est plus aisée pour l’offre étrangère qui a acquis un certain degré d’autonomie structurelle, mais pour autant, elle n’en est pas moins gagnée. Il reste à régler le problème central du transfert des savoirs. En effet, quoi qu’il advienne, mis à part pour tout ou partie des cours magistraux, l’ingénierie pédagogique qui sert de support au transfert des savoirs est déléguée ou sous-traitée localement. Il faut donc gérer le recrutement mais aussi la motivation ou la résistance au changement. Il faut compenser la gestion et l’absence par un recrutement efficace et des moyens pour déléguer, accompagner, former et contrôler. On mesure ainsi toute l’influence que peuvent exercer des acteurs directement impliqués dans la production du savoir. Les partenaires institutionnels pour assurer l’accueil, les enseignants pour animer la relation pédagogique, mais aussi les étudiants pour le rôle central qu’ils sont censés tenir pour leur formation et celle des autres.

La difficulté de transférer des savoirs n’est donc pas seulement liée à la rareté des ressources ou à la distance, elle découle aussi des décalages éventuels entre les fondements scientifiques et pédagogiques du programme et les spécificités locales. S’appuyant sur l’idée qu’une formation peut être transférée et bénéfique en l’état, il peut en effet exister des écarts importants entre les réalités occidentales et celles qui prévalent pour nos acteurs vietnamiens. Ainsi les enseignants, les étudiants et les institutions locales sont porteurs de valeurs, de contenus ou de méthodes scientifiques mais aussi de comportements culturels qui risquent de ne pas être en adéquation avec les attendus qui permettent de construire et de valoriser l’offre étrangère. Les fondements des programmes risquent donc d’être erronés à la base. La preuve la plus évidente en est donnée par le risque encouru de considérer comme suffisamment acquise la maîtrise de la langue anglaise par les étudiants, voire par les enseignants, pour garantir le transfert de savoir de très haut niveau et ce malgré un niveau reconnu comme globalement insuffisant voir très faible pour une grande partie des apprenants.

La délocalisation de ces masters est aussi conditionnée par des forces externes qui s’exercent en dehors de tous les aspects pédagogiques directs et qui impacte sur la délocalisation des formations. Elles sont pour l’essentiel produites par les mêmes acteurs, les institutions, les enseignants, les étudiants qui par leurs spécificités agissent de manière involontaire car imprévisible sur l’environnement global du marché. Les autres forces potentielles externes sont relativisées par des acteurs trop occupés et avides d’exploiter les fruits de la croissance. Les activités de substitution capables de capter un public identique à celui des MMI sont potentiellement nombreuses mais la croissance limite leur dangerosité. Les nouveaux entrants sont nombreux mais le danger potentiel qu’ils représentent est annihilé par des barrières trop nombreuses et par la capacité actuelle du marché de pouvoir les contenter. La délocalisation reste un projet innovant, ambitieux, complexe et risqué. Elle force à l’évaluation sans concession quant à son effet de masse critique ou de son potentiel à pouvoir le compenser. L’Etat a quant à lui, malgré son fort pouvoir potentiel, trop à faire, pas assez de moyens de contrôle et d’accompagnement, ou trop d’intérêts à voir ce marché se développer. En bref, dans ce marché en développement, il semble pour l’instant y avoir de la place « pour tout le monde », mais pour combien de temps ? Les forces externes sont principalement exercées par les étudiants, les partenaires locaux qui jouent sur leurs multiples fonctions pour exercer une influence considérable. Ainsi après avoir été tour à tour candidat ou apprenant, l’étudiant joue aussi le rôle de client, d’alumni, de représentant de commerce, voire de formateur en tant qu’entrepreneur, etc. L’université locale et ses enseignants peuvent quant à eux tout aussi bien jouer le rôle de prestataire de service, de clients et au même moment de concurrente au service des autres programmes étrangers. Car il faut se rappeler, les établissements locaux publics jouissent d’une situation de monopole concernant les possibilités d’accueil et de plus, malgré son intérêt scientifique, markéting ou économique, cette activité internationale est pour eux subalterne comparativement à l’ensemble des charges qu’elles doivent assumer.

Que ce soit en rapport à leurs rôles interne ou externe, ces acteurs tirent donc leur force de la diversité des formes que peuvent prendre leur implication potentielle mais surtout de leurs particularités socioculturelles et académiques. Ces spécificités leur confèrent une force capable de remettre en cause la qualité des programmes en compliquant la possibilité de réaliser un transfert des savoirs qui soit homogène ou adapté.

Dans ces conditions, l’offre MMI actuelle, n’est pas prête de satisfaire tous les besoins du pays et elle n’est pas prête de se faire aider en cela par les produits de substitution ou les nouveaux entrants.

Parmi les paramètres qui influent de manière commune sur toutes les forces directes du marché, nous avons relevé :

L’offre étrangère doit donc intégrer tous ces paramètres pour délocaliser un master, ce qui produit logiquement une grande diversité de modalités de mise en œuvre stratégique. Ces dernières fonctionnent toutes selon un modèle consistant essentiellement au transfert unilatéral d’un programme occidental, avec de faibles adaptations en tous cas au niveau socio pédagogique et économique auquel nous nous intéressons. Conditions préalables qui interrogent la capacité de ces programmes de pouvoir répondre aux attentes de tous les acteurs. La stratégie dépend principalement des ressources propres, du positionnement local, du statut (vocation) de l’offre et donc, de sa perception globale à l’égard des attentes du public.

Notre travail a permis de relever trois courants stratégiques dominants :

L’essentiel de ces stratégies s’accordent pour produire des programmes et des méthodes d’enseignement proposés sur la base de modèles d’origines. Lorsqu’elle est possible ou souhaitée, l’adaptation est le plus souvent effectuée par les enseignants eux-mêmes, elle n’est pas le fruit d’un travail curriculaire préalable. Cette situation incite à interroger le transfert des contenus de programmes et des méthodes, pour en mesurer l’intérêt pour les publics ciblés. Á ce titre, le MBA est sans conteste la formation qui, en l’absence d’adaptation méthodologiques, risque le plus d’être obsolète dans la mesure où il doit justement tirer sa force de son adéquation avec le milieu socioéconomique et le projet de l’apprenant. Ceci fait miroiter l’avantage des programmes de spécialité qui sont en principe plus en capacité de mieux répondre à des besoins socio-économiques plus spécifiques. Cela n’empêche pas cependant la nécessité de les adapter, ce qui est, au même titre que les MBA, actuellement garanti exclusivement par les enseignants. L’absence presque totale d’implication des entreprises dans le déroulement des formations porte plus préjudice aux MBA qu’aux spécialités, mais n’en reste pas moins un problème majeur au Viêt-nam.

Tout le monde revendique cependant une fonction sociale et éducative si chère et si fondamentale en faveur du développement du Viêt-nam et de ses citoyens. Pourtant seuls quelques rares établissements de notoriété, privés ou publics, semblent en mesure de délivrer des formations qui puissent favoriser un développement socio-économique et pérenne. L’offre privée se distingue par sa capacité de pouvoir exploiter la mine d’or MBA et de satisfaire ainsi la demande d’un public avide d’obtenir ce diplôme étranger, véritable passeport pour un emploi très valorisé sur le marché du travail. Les établissements publics subissent quant à eux une véritable révolution qui bouleverse toutes leurs cartes. Ils sont balancés entre le désir de répondre à des besoins fonciers, à produire de la qualité, mais aussi à entrer dans une nouvelle logique de gestion, pouvant être fortement contradictoire mais surtout déséquilibrante. Ainsi, essentiellement pour des motifs économiques et parfois même stratégiquement tout aussi bien que l’offre privée, l’offre publique répond elle aussi aux besoins immédiats d’une population avide de diplôme et tente parallèlement de donner une dimension plus sociale et pérenne à ses activités. Mais il est difficile de marier la production, les contraintes de gestion, avec le développement et la recherche. Quoiqu’il en soit, le nombre croissant des nouveaux entrants et notamment, la place croissante prise par le secteur privé, démontre que les stratégies vont indubitablement et majoritairement, s’orientées dans le sens d’une vision et d’une satisfaction à court terme des besoins du public, une réponse à des stratégies d’acteurs. Cet état de fait est essentiellement lié au statut privé des établissements, à la diminution des aides publiques, mais aussi à la structure même des délocalisations. Ces dernières tendent en effet vers un transfert en l’état des savoirs, du nord vers le Viêt-nam, mais surtout, de modalités de délocalisation qui associent essentiellement à défaut le partenaire local. Ce dernier est associé lorsque l’effet de masse critique de l’offre étrangère est limité. Il est avant tout, dans cette logique, un sous-traitant dans un rapport gagnant-gagnant qui par ailleurs lui convient.

Les choses pourraient en rester là, cependant parmi les possibilités existantes, on a remarqué que certaines offres étrangères, comme celle proposée par l’offre francophone, avaient la possibilité de défendre un modèle capable de répondre aux besoins des acteurs de manière plus pérenne, mais surtout au développement de l’appareil universitaire vietnamien. Il faut pour ce faire que l’offre étrangère soit impérativement intégrée au réseau universitaire local, institutionnellement, économiquement, mais aussi informellement et pédagogiquement. Il faut dès lors, à l’image de certaines expériences de classes ou programmes bilingues bi ou multilatéraux que l’intégration du programme à l’environnement local soit systémique.