La communauté baka du Gabon n’a pas fait l’objet d’études approfondies tant du point de vue linguistique qu’anthropologique. Comme elle se trouve de plus en plus isolée des autres Baka de la région et qu’elle subit des transformations plus ou moins importantes depuis quelques décennies dues à des facteurs à la fois externes (sédentarisation forcée, impacts de la mondialisation, etc.) et internes (identification, etc.), ce groupe présente un intérêt particulier pour l’étude de la dynamique des transformations linguistiques et culturelles d’une communauté dont le mode de vie semble à présent menacé. L’objectif de cette thèse est donc de rendre compte de cette dynamique, en étudiant, par le biais d’une approche pluridisciplinaire, plusieurs aspects linguistiques et socioculturels propres à cette communauté. Comment ce groupe réagit-il aux transformations qu’il est en train de subir ? Quelle est l’attitude de ses membres ? Jusqu’à quel point les transformations affectent-elles leur mode de vie et leur langue ? Le présent travail de recherche tâchera d’apporter des réponses à ces questions et à bien d’autres encore. L’étude des lexiques spécialisés (faune, flore, maladie, parenté) a pris une place importante dans ces recherches. Ces lexiques reflètent toute une vision du monde et leur étude permet également de faire des rapprochements avec des études comparatives réalisées récemment sur certaines langues bantu du Gabon et des régions limitrophes (cf. entre autres, les travaux de Mouguiama-Daouda, de Hombert1 et de Philippson). Ces dernières avaient pour objectif de vérifier certaines hypothèses sur les voies migratoires des populations de la région et les contacts qu’elles ont pu entretenir au cours de l’histoire.
Les Baka, comme a priori bon nombre de populations de chasseurs-cueilleurs, ont la particularité d’avoir emprunté la langue de leurs voisins (cf. les travaux de Bahuchet et de Thomas cités plus bas). Aussi, il importe de proposer une étude linguistique comparative prenant en compte plusieurs autres langues du groupe sere-ngbaka-mba (i.e. un sous-groupe de langues oubanguiennes) tant en synchronie qu’en diachronie dans le but de déterminer plus précisément la place du baka au sein de ce groupe. La mise en évidence de caractéristiques communes à ces langues permet d’établir le degré d’homogénéité de ce sous-groupe, que je nommerai ma’bo-mundu ci-après, et de formuler des hypothèses sur des étapes antérieures des langues en question.
Les Baka occupent une position unique au Gabon. C’est la seule population à parler une langue oubanguienne au sein d’une cinquantaine de groupes ethnolinguistiques essentiellement bantu. Tous les autres groupes de chasseurs-cueilleurs présents dans ce pays, parlent la langue de leurs voisins bantu (ou plutôt une variante de celle-ci). Les Baka sont localisés au nord dans la région de Minvoul et au nord-est dans la région de Makokou. La thèse s’attache davantage aux différents groupes baka répertoriés dans la première zone. Dans cette région de Minvoul, ces groupes sont principalement entourés de Fang, l’une des ethnies majoritaires du Gabon. Nous verrons les différents types de relation qu’entretiennent ces deux populations en présence, et l’évolution de ces relations. Les divers changements observés, dus aux contacts de populations (et de langues) devenus réguliers suite à une politique gouvernementale de sédentarisation, se manifestent tant sur le plan linguistique que culturel. Les Baka se trouvent ainsi en situation de diglossie (au sens de Wolff (2000), le bilinguisme s’étant généralisé au sein de cette communauté) et présentent une double nomenclature clanique et anthroponymique.
La situation particulière des Baka pose de fait une problématique générale de changements linguistiques et plus largement culturels qui doit être appréhendée de manière dynamique et située. Certaines transformations sont visibles en temps réel, se produisant même parfois sur un peu moins de deux générations. Ces transformations atteignent les différents domaines étudiés à des degrés divers. L’origine des changements (cf. Labov 1976) n’est pas mono-factoriel et il s’agit plutôt d’une combinaison de plusieurs facteurs exogènes et endogènes dont les prédominants sont la sédentarisation, pour le premier, et l’attitude des locuteurs, pour le second.
La première partie de cette thèse (chapitre 2) comprendra deux sous-parties, l’une consacrée à la présentation de l’environnement général des Baka (leur localisation, leurs voisins bantu et les relations entre les Baka et les Fang) et l’autre portant sur la langue baka et ses spécificités. Cette dernière présentera les principaux traits morphologiques et phonologiques. Dans cette même partie je présenterai une comparaison entre les deux variétés de baka camerounaise et gabonaise qui permettra de mettre en évidence certains changements linguistiques dus aux phénomènes de contacts de langues (facteur exogène) mais également en fonction de l’attitude du locuteur (facteur endogène). La constitution d’un sous-groupe de six parlers sere-ngbaka-mba, intitulé ma’bo-mundu, se révèlera particulièrement homogène et mettra en évidence certaines caractéristiques partagées par les langues en présence sur le plan synchronique. Dans une perspective diachronique, les six langues, soit le ngbaka-ma’bo, le monzombo, le gbanzili, le mayogo, le mundu et le baka, seront comparées afin de proposer un proto-système vocalique et consonantique.
Dans un deuxième temps (chapitre 3), suivant Labov (1976 : 46) qui affirme qu’aucun changement ne se produit dans un milieu socialement vide, la structure sociale des Baka sera présentée à travers le prisme de la mobilité et de leur attachement à la forêt, de la dénomination de la parenté et des pratiques sociolinguistiques. Il en ressortira, entre autres, que les déplacements, en ce qu’ils induisent la marche comme savoir-faire notamment, constituent un des piliers cruciaux de cette communauté. Tout comme l’environnement forestier où les Baka puisent encore la quasi-totalité de leurs ressources (alimentaires et techniques : avec la fabrication des huttes, des maisons en feuilles ou des parures des différents esprits). Cet environnement est également le lieu privilégié pour resserrer les liens familiaux et plus généralement renforcer la cohésion sociale. De fait, la sédentarisation s’avère incompatible avec l’essence même de la société baka.
La dernière partie (chapitre 4) sera davantage consacrée à des aspects relevant de la perception du monde des Baka. Cette dernière sera notamment abordée à travers l’étude de lexiques spécialisés (faune, flore, maladie) que j’ai collectés in situ. Ce travail permettra, entre autres, une approche critique des modèles proposés notamment par Berlin, Rosch et Kleiber (dans les domaines d’anthropologie et de linguistique cognitives) pour l’étude de la catégorisation et des principes qui la sous-tendent, ainsi qu’une remise en question de la validité des représentations arborescentes.
Un projet ANR intitulé CLHASS (Contributions Linguistiques à l’Histoire de l’Afrique Sub-Saharienne), actuellement en cours de réalisation sous la direction de Jean-Marie Hombert, relance la question de la classification des langues sub-sahariennes.