1.1.2 La place de l’observateur

Les problématiques de terrain et les difficultés auxquelles j’ai été confrontées peuvent, aujourd’hui, me paraître effectivement naïve (quoique toujours d’actualité). Pour autant, elles ont le mérite de soulever la question de la légitimité de la présence du chercheur au sein de communautés qui n’ont bien souvent rien demandé, fait fréquemment oublié. Aussi, je me permets de faire part de quelques unes des réflexions qui ont pu émerger depuis le début de mes recherches de terrain.

Mon premier terrain a correspondu avec mon premier voyage au Gabon. Cela s’est réalisé dans le cadre d’un projet nommé « Langues, gènes et cultures bantu » financé par l’ACI « Origine de l’Homme, du Langage et des Langues » (OHLL) et ultérieurement, au niveau européen, par l’ESF sous l’appellation OMLL. Ce projet a permis la collaboration de linguistes et d’anthropologues (étudiants ou professeurs avertis), sur le terrain. Une des équipes, dont je faisais partie, s’est donc rendue dans la région de Minvoul auprès de la communauté baka. Modeste Mengué, étudiant en anthropologie à l’UOB, natif de la région qui avait déjà travaillé avec les Baka, nous a introduits auprès de la communauté.

Dans le village de Bitouga, un jeune Baka, nommé Sumba, s’est rapidement posé comme l’interlocuteur privilégié, souhaitant travailler avec des Blancs. Après plusieurs élicitations linguistiques et divers questionnements portant sur son savoir culturel, il semblait être un bon informateur. Son désir de voyage en France, m’a permis de l’accueillir, ainsi que Modeste Mengué en tant que traducteur, au sein du laboratoire DDL pendant environ un mois. Après une semaine difficile au cœur de Lyon (environnement sonore beaucoup trop bruyant, etc.), il a finalement séjourné près de trois semaines en pleine campagne dans notre demeure familiale.

Aussi, à mon arrivée pour cette seconde mission au Gabon, j'avais déjà l’avantage d’avoir établi un lien particulier avec Sumba. Etant venue seule cette fois, il s’est senti particulièrement responsable de moi et a pris maintes précautions pour qu’il ne m’arrive rien de grave.

Je me retrouvais de nouveau face à mes questionnements sur la nature du travail de terrain et mon statut au sein de cette communauté. Cette nouvelle expérience de terrain correspondait, en partie, à ce que j’avais pu lire dans la littérature spécialisée concernant le travail de terrain anthropologique et/ou ethnologique, car d’après la définition de Caratini (2004 : 22) :

‘« La pratique du terrain, c'est d'abord un ensemble de relations qu'il faut établir avec des inconnus sur leur propre territoire. Une inscription dans un espace géographique, économique, social, politique et mental dont le chercheur n'a pas l'expérience directe et sur lequel il n'a, a priori, aucune prise. »’

Or, je me rendais compte à quel point l’entrain et l’enthousiasme de Sumba m’avait grandement facilité l’accès au terrain. Ainsi, quand ce dernier est venu à ma rencontre, j’ai saisi ma chance en laissant de côté, au moins pour un temps, la question épineuse et récurrente de mon statut au sein de cette communauté. Mais il n'en demeurait pas moins que j’étais confrontée à une société très différente de la mienne. Certes, c'était une des raisons pour lesquelles j’étais venue, mais à présent j’étais seule avec ma subjectivité d’Européenne, et les pratiques quotidiennes si différentes pouvaient me déstabiliser. En effet, j’étais obligée d’agir seule, sans aucune aide, sans schème de pensée comme le souligne Caratini (ibid. : 104). Mes repères n’étaient plus valides et je devais les modifier profondément. Ce chemin s’avérait nécessaire d’après les propos de cet auteur (ibid.).

‘« La capacité de l'anthropologue à témoigner de l'autre pensée provient du degré de fissuration intérieure et de transformation auquel il a, de ce fait, atteint au cours de ses voyages […] Selon qu'il aura plus ou moins réussi à se défaire de ses références culturelles au moment de l'expérience… »’

L'observateur serait ainsi libre de tout jugement de valeur lié à sa culture. Cependant, si cela peut paraître évident, je sais que j’ai senti le besoin d'être rassurée et de me raccrocher à mes propres valeurs lorsque je me suis retrouvée seule et déstabilisée en dépit des propos de Laplantine (1996 : 20) lus auparavant.

‘« L'ethnographe est celui qui doit être capable de vivre en lui la tendance principale de la culture qu'il étudie. »’

En définitive, l’attrait pour l'exotisme à l'étranger est très curieux car il est tout autant possible d’être dépaysé à deux pas de chez soi. Le fait est qu'en prenant l'avion pour des destinations si lointaines le dépaysement est radical et bien plus évident. Que va-t-on chercher ailleurs au juste ? Quelle est la place de l’observateur au sein de ces sociétés ? Comment est-il possible de s’immiscer dans leur quotidien ? Les Baka, si l'on en croit les différentes histoires rapportées dans la littérature et les récits des anciens, ne sont jamais restés sans contact avec leurs voisins (les Bilo). Soit. Mais la prise de contact était, dans la majeure partie des cas, de leur propre initiative. Or la situation est différente en ce qui concerne le chercheur. Pas tant du fait qu’il va à leur rencontre et donc qu’il est à l'initiative du contact car à y regarder de plus près, il se trouve finalement dépendant de leur bon vouloir. Mais la différence tient surtout du fait de la position de l’observateur en tant que demandeur. Le chercheur a besoin des membres de la communauté, de leurs savoirs…

L’observateur est-il un étranger au même titre que les malades qui viennent leur rendre visite ? Ces patients s'immiscent également dans la communauté sans y avoir été conviés : ils sont en quelque sorte leur gagne-pain… Qu'en est-il du chercheur ? Qu'est-ce qui légitime sa position, son intrusion ? L’on peut se rassurer en pensant que les recherches seront sans doute utiles à la population. Mais quelles retombées réelles cette communauté aura de ces recherches ? Peut-être les publications auront un impact qui permettra de rendre compte de la perte de cette diversité culturelle ? Il est important de ne pas se leurrer quant aux retombées… Et il ne faut pas perdre de vue que c'est avant tout pour lui que le chercheur a entrepris cette étude : ce n'est pas la communauté qui a fait appel à lui. Cela n’empêche pas qu’une personne, comme Sumba en l’occurrence, puisse saisir l'opportunité d’un échange lors de la venue d’un étranger.

Serait-ce un jour possible d’être clair vis-à-vis de telles situations ? Il faut avant tout en avoir conscience, mais est-ce suffisant ?

En définitive, la prise de recul, n’est pas aussi systématique que l’on voudrait le croire et même d’imminents anthropologues se laissent « abuser » par leurs sentiments et leurs valeurs. Ainsi, dans leur compte-rendu concernant l’œuvre Un Peuple de fauves de C.M. Turnbull, S. & M.M. Tornay ont livré plusieurs commentaires très personnels, affectivement très marqués de l’auteur qui « n’a pas supporté le choc que lui réservaient les Iks » (19 ??: 159). Il porte des jugements liés aux valeurs judéo-chrétiennes :

‘« les idées occidentales, surtout celles de bonté, d’amour, de foi, de loi, de Dieu, sont données comme universelles et constituent la seule armature conceptuelle, le seul champ de référence pour classer, analyser et finalement juger les faits ».’

Il paraît donc extrêmement important, comme le soulignait d’ailleurs Caratini, de réussir à s’extirper de ses propres références afin d’accéder, en partie, à la culture de l’Autre. Cette mise à distance demeure difficile à réaliser malgré les années d’expériences dont nul ne peut douter pour ce qui concerne les travaux de Turnbull concernant les Mbuti, entre autres. D’après Museur (1969 : 150-151) l’immense mérite de Turnbull est de nous faire participer « de l’intérieur » aux manifestations socio-culturelles des Mbuti, adoptant la position de « sujet participant » et non de « simple observateur ». Cette démarche est effectivement intéressante en ce qu’elle permet, à moyen ou long terme, d’être accepté par la société étudiée, fournissant à l’auteur la possibilité d’une étude intensive et « en profondeur » de ce groupe (ibid. : 157). Néanmoins, il importe de rester vigilant quant à cette vision interne que propose Turnbull du fait de son intégration totale dans la société des chasseurs de l’Epulu, son opinion reflète en quelque sorte celle des chasseurs-cueilleurs eux-mêmes. La démarche participante montre ici ses limites si l’auteur ne réussit pas à garder ses distances affectives envers la société qu’il étudie, exercice délicat (voire irréalisable). La question de savoir s’il est possible de prétendre à une éventuelle objectivité demeure, et la proposition de Museur comparant deux points de vue divergents (« interne versus externe ») est enrichissante car elle permet d’augmenter « notre connaissance dudit phénomène » (ibid.). Il est notamment primordial de garder à l’esprit la conclusion de cet auteur (ibid. : 158) : « les vues d’un ethnologue sur une société donnée ne peuvent fournir que des réponses incomplètes à des questions posées par l’anthropologie sociale ».

De même, le chercheur ne pourra totalement se détacher de son propre système de représentation, comme le dit Laplantine (1992 : 107) « … l’esprit scientifique lui-même ne saurait être indemne de représentations. S’il parvient à une objectivité « approchée » (selon le concept de Bachelard), ce ne peut être en niant ses propres présupposés, mais en les reconnaissant et en en rendant compte. »