2.1 Les communautés Baka

Les Baka sont une des populations de chasseurs-cueilleurs (communément appelés « Pygmées ») évoluant au sein du bassin du Congo, dans différents pays d’Afrique centrale, tout comme les Aka, les Mbuti, les Twa, les Efe, les Asua, les Koya, les Bongo, les Kola (ou Gyeli), etc. Les résultats de plusieurs études génétiques récentes suggèrent très fortement que les « Pygmées » se seraient séparés des populations dites « non Pygmées » (i.e. les ancêtres des populations d’agriculteurs actuelles) à une date se situant quelque part entre 54000 ou 90000 ans (Verdu & al, 2009a : 6). Les populations de chasseurs-cueilleurs se seraient scindées ultérieurement en « Pygmées de l’Ouest » et « Pygmées de l’Est », et chacun de ces sous-ensembles se seraient ensuite diversifiés à son tour. Ces nouvelles études corroborent les théories de Bahuchet (1989) qui propose une ancienne population *Baakaa regroupant les Aka et les Baka. L’auteur (1996 : 109) se base sur le partage de certains traits culturels spécifiques d’une part (i.a. yodle, tarière à igname, cf. chapitre suivant), ainsi que du vocabulaire spécialisé commun (i.a. faune, techniques) de l’ordre de 88% d’autre part. D’après ce même auteur, il semble que les *Baakaa aient parlé une langue différente des groupes linguistiques bantu ou oubanguien, du fait que l’on relève plusieurs lexèmes non répertoriés par ailleurs dans ces deux grands groupes de langues.

Quoiqu’il en soit, depuis le début de l’expansion bantu il y environ 4 000 à 5 000 ans (pour davantage de détails à ce sujet, cf. Mouguiama-Daouda 2005 & 2007), le (ou les) groupe(s) *baakaa auraient été en contact avec certaines populations bantu, et ceci suffisamment longtemps pour emprunter une de leurs langues. Il s’agissait vraisemblablement d’un contact avec les ancêtres des locuteurs de langues du groupe C10, dans la mesure où les Aka parlent encore aujourd’hui une langue de ce groupe11. Ce n’est, a priori, qu’après que ce groupe *baakaa s’est scindé, donnant lieu à deux groupes ethnolinguistiques, c’est-à-dire Aka et Baka, les ancêtres des groupes actuels. Les données génétiques (Verdu & al, ibid.) font état d’une origine commune des différents groupes « pygmées » de l’ouest, il y a environ 3 000 ans. Dans cette étude, il n’est pas explicitement mentionné à quel groupe appartiennent les Aka. Par contre les Baka feraient partie du groupe de l’ouest12 (comme les Kola (Cameroun), les Bongo ou encore les Koya, cf. carte partie suivante). Ces études sont extrêmement intéressantes en ce qu’elles peuvent répondre à certains questionnements historiques et/ou linguistiques, et ainsi affiner les hypothèses de migrations, bien que la fourchette des dates avancées pour les diverses séparations laisse encore des marges très importantes.

Les ancêtres des Baka, ou une partie d’entre eux, auraient ensuite été en contact, pendant environ 1000 ans d’après Thomas (2008)13, avec un ou plusieurs groupes de langue oubanguienne, et auraient alors adopté leur parler. Le baka fait ainsi partie intégrante, au même titre que le ngbaka, le monzombo, etc., du groupe sere-ngbaka-mba, et plus largement des langues oubanguiennes. Il semble d’ailleurs que les Baka soient restés davantage en contact avec les Monzombo que les autres populations de ce groupe. Ce point sera discuté à plusieurs endroits dans la suite du présent travail.

Les Baka sont donc traditionnellement des chasseurs-cueilleurs, puisant la quasi totalité de leurs ressources en forêt. Cette dernière est considérée par eux comme les parents nourriciers, ceux qui veillent sur le bien-être et le devenir de sa progéniture (cf. chapitre 3). Leur mode de vie était nomade en milieu forestier ou, plutôt, extrêmement mobile, pour reprendre la vision de Bahuchet qui fait remarquer qu’ils circulent toujours dans un même espace, revenant dans les mêmes camps, ou à proximité. A certains moments de leur histoire, toutefois, ils ont dû être davantage des nomades du fait qu’ils ont parcouru plusieurs centaines de kilomètres qui les éloignent aujourd’hui des Aka, d’une part, principalement recensés en RCA, mais également de plusieurs autres groupes baka, que ce soit en République Démocratique du Congo, en République Centrafriquaine ou au Congo, voire entre les villages les plus au nord du Cameroun et ceux du Gabon.

De nos jours, du fait d’une politique gouvernementale de sédentarisation, mise en œuvre au Cameroun et au Gabon depuis quelques décennies déjà, bon nombre de Baka vivent suivant le modèle bantu voisin. D’autres se sont également installés au sein de villages bantu ou ont créé leur propre village, mais demeurent encore très mobiles et passent la quasi totalité de leur temps en forêt (cf. chapitre 3).

Figure 1. Zone approximative des Baka au Cameroun, au Congo et au Gabon
Figure 1. Zone approximative des Baka au Cameroun, au Congo et au Gabon

La zone de peuplement des Baka a donc la particularité de s’étendre sur trois pays : le Cameroun, le Congo et le Gabon, voire éventuellement sur quatre pays, si l’on prend en considération quelques groupes vivant à la frontière de la RCA14. Comme il est possible de l’observer dans la bibliographie de cette thèse, la littérature spécialisée concernant les Baka du Cameroun est la plus développée (travaux de Brisson, de Bahuchet, de Joiris, etc.) et peu nombreuses sont les publications concernant les autres communautés baka, au Gabon ou au Congo.

Cet état de fait est intimement lié à la taille de la communauté observée au Cameroun, d’une part, mais aussi, dans une moindre mesure, à l’arrivée récente des Baka au Gabon (moins d’un siècle, cf. chapitre 3). Suivant les sources documentaires disponibles, la communauté baka du Cameroun est estimée entre 30 000 et 50 000 individus. Le premier chiffre est donné par Brisson et Boursier, en 1979, et il est repris tel quel par Kilian-Hatz, en 2002 ; puis en 2006, Patrice Bigombe Logo, politiste, avance le chiffre de 40 000. Enfin, lors d’une communication personnelle récente, en 2010, Brisson parle de 50 000 individus au Cameroun (et de 20 à 25 000 au Congo). Cependant, cette communauté demeure minoritaire au Cameroun (moins de 10% de la population du pays)15, comme cela est le cas au Gabon où les Baka ne dépassent pas les 1 000 individus.

Force est de constater que le recensement de populations comme les Baka est extrêmement difficile pour diverses raisons et que ce travail s’avère très chronophage. La première raison, évidente, est qu’il s’agit de populations nomades ou encore en partie nomades. Peu ou pas présents dans les villages où le recensement officiel est effectué, les Baka ne sont pas toujours comptabilisés. La deuxième raison est l’absence quasi totale de déclaration de naissances. Les quelques femmes baka qui accouchent à l’hôpital acquièrent bien automatiquement un certificat de naissance, mais la quasi totalité d’entre elles accouchent en forêt. La troisième raison, liée aux multiples discriminations dont les chasseurs-cueilleurs sont victimes, est que les Baka préfèrent souvent se fondre « dans la masse » en se réclament de communautés ethnolinguistiques dominantes16.

Une quatrième raison rendant le recensement problématique peut s’ajouter aux précédentes : il s’agit de l’homonymie. Si l’enquêteur se contente de relever les patronymes du recensé, ce dernier pourra évincer tous ses homonymes, à commencer par ses propres descendants, difficilement discernables sur le critère de l’âge entre 55 et 70 ans, par exemple. Pour travailler efficacement, il faudrait que l’enquêteur établisse une fiche généalogique complète mentionnant non seulement le clan du recensé, soit Ego, mais également ses ascendants, sur une, voire deux générations, afin de repérer non seulement les homonymes au sein d’une même filiation, mais également ceux d’un même clan. Ce travail long et fastidieux n’est généralement pas réalisé par les enquêteurs. Dans le même ordre d’idée, il se peut que la même personne soit comptabilisée plusieurs fois, si l’enquêteur s’attache essentiellement à la notion d’appartenance au village. Ainsi, si son objectif est de relever tous les habitants d’un village, il pourra avoir sur sa liste des personnes qui ne viennent que sporadiquement dans ce village mais qui sont considérés comme y appartenant du fait de leurs relations de parenté avec un ou plusieurs membres dudit village (cf. chapitre 3 au sujet de la notion d’appartenance au village). Les chiffres avancés dans les recensements ne peuvent donc être que des approximations tout comme les zones de présence de cette communauté.

La question n’est pas tellement de savoir s’il existe une unité réelle entre les Baka du Cameroun et ceux du Gabon – même si les individus baka des deux pays revendiquent clairement leur appartenance à ce groupe ethnolinguistique. Il s’agit plutôt de reconnaître une certaine homogénéité tant sur le plan linguistique que culturel (i.e. une certaine entité que Godelier (2004) nomme ethnie). L’intercompréhension entre les différents groupes de Baka est, encore de nos jours, totale. Les changements linguistiques demeurent mineurs (cf. partie 2.2.3.1) et les pratiques culturelles observées au Gabon sont assez similaires de celles décrites par des auteurs comme Brisson, Bahuchet et Joiris.

Notes
11.

Ce système de référence alphanumérique a été élaboré par Guthrie Malcolm (1948). La lettre renvoie à une zone géolinguistique, le décimal du chiffre renvoie au groupe linguistique et l’unité à une langue ou une variété particulière.

12.

D’après les diverses études génétiques et les propos de Jean-Marie Hombert (communication personnelle, oct. 2010, DDL, Lyon), il est question d’une séparation, datant d’environ 20 000 ans, entre deux grands groupes de « Pygmées », ceux de l’Est d’une part, et ceux de l’Ouest d’autre part. Les Baka étant intégrés au groupe de l’Ouest, deux options se présentent à nous : soit les Aka en font également partis, soit la classification des Baka dans le groupe « Ouest » est à revoir.

13.

Communication personnelle, St Martin au Bosc.

14.

Il n’est pas exclu qu’il existe des groupes en RDC. Il s’agit donc bien d’une zone approximative, l’objectif de la présente thèse n’étant pas de répertorier toutes les aires occupées par les Baka.

15.

Pour plus de détails, se référer à Paulin & al, 2009.

16.

Ainsi, les Akoa du Gabon ne sont plus visibles en tant que groupe de chasseurs-cueilleurs à part entière (cf. carte ci-après), ils ont préféré « disparaître » sous l’ethnonyme des Bantu voisins ; ce processus est également en cours pour le groupe de Rimba situés au sud ouest.