Les Baka sont souvent très mal considérés par les Fang. Ces derniers ne se considèrent pas simplement comme les patrons de leurs « Pygmées », comme ils disent – ils font en effet souvent appel à eux pour défricher leurs champs – mais bien plus encore comme les propriétaires de ceux-ci. Même si derrière cette notion nous pouvons également détecter, le cas échéant, une idée de responsabilité vis-à-vis des Baka, il n’en demeure pas moins qu’ils les considèrent comme leurs propriétés, au même titre que leurs biens. Quelques récits m’ont même laissé entendre qu’ils n’étaient pas des êtres humains mais plutôt des animaux23.
Comme évoqué, les Fang partent du principe que des personnes non scolarisées, donc de ce fait non éduquées, voire non « civilisées », n’ont pas grande valeur. Ceci, ils le font bien comprendre aux Baka. Ces derniers sont donc persuadés d’être des créatures de rang inférieur par rapport aux Fang24, ces derniers étant d’ailleurs considérés comme inférieurs aux Blancs. Nous sommes ici en présence d’une hiérarchie sociale où les Blancs sont en haut de l’échelle, suivis des Fang (ou les Bilo en général), avec les Baka tout en bas. La majorité des Baka, persuadés de leur infériorité, seront ainsi fiers de montrer qu’ils parlent fang et chercheront par tous les moyens à accéder à un statut social supérieur, notamment par le biais d’un mariage interethnique.
Il va de soi que l’attitude dominatrice que la population fang exerce sur les Baka n’a aucun fondement du point de vue humaniste. Elle ne trouve sa source que dans la supériorité numérique des Fang (rapport de force) et dans une vision tronquée de la modernité opposée aisément au mode de vie traditionnel des chasseurs-cueilleurs qui continuent de vivre dans la forêt. Dans l’imaginaire de la majorité des Bilo, le village représente l’espace humain et culturel, en parfaite opposition avec le monde sauvage des campements en forêt. C’est pour cette raison que les populations bilo considèrent les chasseurs-cueilleurs comme des êtres primitifs, se situant quelque part entre le monde des humains et celui des animaux25.
Plusieurs questions se posent au chercheur. Faut-il sans cesse rappeler que les dynamiques de populations sont valables quels que soient les types de communautés ? Doit-on encore prendre la peine de répondre à des arguments relatifs à la civilisation sur ces populations de chasseurs-cueilleurs considérées comme arriérées ?26
Il paraît évident que les aspects de modernité et de tradition n’ont pas à être opposés. A titre d’exemple, les fusils, les lampes à pétrole et les pantalons ne sont pas bien plus contraignants que les lances, les bougies et les pagnes en écorce frappée, lorsqu’il s’agit de suivre le rythme des saisons de chasse. Par contre, il est important de souligner une corrélation entre le niveau de dépendance des chasseurs-cueilleurs à l’encontre de ce nouveau matériel et le niveau de domination des Bilo détenteurs dudit matériel, comme le précise J. Delobeau (1989 :190) :
‘« Les maîtres accroissent leur domination en instituant le prêt des instruments de production, en augmentant le volume du crédit, en créant le travail pour dette. Le maître devient patron et le Pygmée salarié-dépendant ».’Ce phénomène d’endettement prend de plus en plus d’importance au sein de la communauté baka ; certains individus en sont ainsi réduits à céder leur fillette en mariage (cf. chapitre 3, partie 3.2.3). Toutefois, il a été observé que les Baka ayant développé une activité agricole conséquente, tout comme ceux qui continuent leur activité de chasse à la sagaie ou ayant investi dans un fusil (faits rares), sont finalement peu ou pas dépendants des Fang. Cet état de fait implique un changement non négligeable dans les relations entre les chasseurs-cueilleurs et les Bilo.
« Si ce sont les Pygmées de ma grand-mère, ils lui appartiennent. Et de toutes manières, ils ne sont pas vraiment des hommes, ils sont comme les animaux.» Entretien avec S.P., Docteur en Philosophie, Lyon, Laboratoire DDL, novembre 2004. Ou encore : « Ce ne sont pas des hommes, ce sont des animaux pour arriver à vivre comme ça dans la forêt. » Entretien avec C.T., Makokou, février 2007.
La situation est présentée de la sorte car les arguments pris en considération concernent généralement les activités des Fang, comme la scolarité ou l'agriculture, les compétences spécifiques aux Baka ne sont jamais mentionnées, comme la chasse ou la pharmacopée.
« La tradition orale de certaines communautés bantu renvoie à des liaisons étroites entre les chasseurs-cueilleurs et les chimpanzés. » Lolke van der Veen, communication personnelle, juin 2009, DDL, Lyon.
« Les Aka d’aujourd’hui sont comme nous (Bantu) dans les années 50. » propos recueillis par Prince Dondia auprès de quelque autorité de RCA (Paulin & al, 2009). L’anonymat de cette personne est préservée car le propos n’est pas de l’accabler mais de pointer du doigt ces jugements de valeur pernicieux qui ne permettent pas, non seulement, de mettre en valeur les richesses culturelles découlant de différentes visions du monde mais également de mettre en place, voire d’envisager, des relations respectueuses de ces différences.