Les variations

D’après Kilian-Hatz (2000), les syllabes ouvertes sont exclusives en baka, l’auteur présentant effectivement un taux de 100%. Ainsi, lorsqu’il s’agissait d’intégrer un emprunt présentant une syllabe fermée, celui-ci était phonologisé (i.e. ajusté) conformément à la langue cible. Ainsi, l’emprunt à l’anglais « towel » via le fang pour le terme « serviette » a donné tawolo en baka ; le « jeu dansé » nommé məbas en fang se dit mɛbasi dans les deux variétés mais au Gabon, les anciens ont également fourni le terme gbada ; quant au « singe hocheur » les Baka de Minvoul l’appellent avɛmbɛ du fang avəm. Ces trois exemples montrent une volonté d’intégrer les termes dans son propre système phonologique. Un autre procédé a été observé pour le « bdéogale » où le terme fang mvaa a été complétée par en complément baka, soit mvaa na buba, qui renvoie littéralement à « mangouste conn. blanc » ; le bdéogale ayant la particularité, d’après les Baka, de devenir blanc en vieillissant. Cette forme composée est en concurrence avec le terme baka qui s’efface progressivement de la mémoire des jeunes, seuls les anciens ont été en mesure de le fournir. Il s’agit d’un terme simple : busɛ. Toutefois, certains emprunts récents au fang sont conservés tels quels, avec le maintien de la syllabe fermée. Il semble s’agir d’une évolution nouvelle. En effet, la variété gabonaise présente plusieurs cas de syllabes fermées, phénomène qui pourrait se développer au contact du fang, même si le taux de syllabes ouvertes reste très élevé (supérieur à 99%).

D’après Medjo Mvé (1997), le fang offre une nette préférence pour les syllabes fermées avec un taux de 60% (dont 45,55% de CVC). De plus, il est important de rappeler que les Baka de la région de Minvoul sont bilingues dès leur plus jeune âge. Ce sont des locuteurs extrêmement performants en fang44. Ils sont même capables de fournir du vocabulaire spécialisé là où certains Fang ne peuvent le faire. Ils ont donc, de fait, intégré deux systèmes phonologiques, entre autres. Aussi, les emprunts récents au fang comme zalan « plante non identifiée » ou mbəm « canon du fusil » ne leur posent pas de réels problèmes d’un point de vue phonologique, d’autant qu’ils changent fréquemment de langue en cours de conversation dès lors qu’ils s’adressent aux malades venus leur rendre visite par exemple (phénomène de code-switching discuté en partie 3.3).

Le fang atteste un processus de chute de la voyelle finale, généralement le [u], ce qui contribue au pourcentage élevé de syllabes fermées dans cette langue. Il s’agit d’un phénomène aréal qui s’observe également dans d’autres langues voisines, entre autres dans certaines langues du groupe B20 (groupe kota-kele)45. Sous la pression du fang, l’élision du /u/ se concrétise de la manière suivante dans la variété gabonaise du baka :

u → Ø / m _ #

Le /u/ disparaît donc en finale ; mais, pour le moment, seulement après la nasale m. Ce phénomène n’a pas été observé dans la variété camerounaise (données provenant de Brisson (1984 & 2002)).

  Baka – Cameroun Baka – Gabon
Eléphanteau bèndùmù bèndùm
Tambour ndùmù ndùm
Ascite ngbɔ̄mù ŋgbɔ̂m
Etoile ngɛ́lɛ̀mù ŋgɛ́lɛ̀m

L’exemple pour « ascite » est intéressant dans la mesure où les tons des deux voyelles sont différents. Ainsi, on note que le ton de la voyelle élidée se maintient en se reportant sur la voyelle précédente ; V1 se retrouve ainsi avec un ton modulé descendant de moyen à bas. Ce phénomène ne peut être observé sur les autres formes dans la mesure où les tons sont les mêmes.

Pour autant, ce processus n’est pas régulier, puisqu’il n’atteint pas toutes les formes, comme le prouvent les deux exemples suivants : [gògōmù] « soif » et [mòbēmù] « gémissement ». La propagation du processus n’est donc pas totale et ne semble pas, par ailleurs, affecter d’autres voyelles. En l’état actuel, les syllabes résistent bien, du moins en isolation (qui est la position la plus étudiée dans le cadre du présent travail).

Un autre phénomène présent dans la variété gabonaise mais a priori absent du baka du Cameroun est le changement de lieu d’articulation de l’affriquée palatale voisée [dʒ] pour l’alvéolaire correspondante [dz]. La propagation du phénomène ne peut être imputé aux divers contextes de réalisation de la consonne en question mais à l’âge des locuteurs. En effet, ce processus est régulier et total chez les moins de 35 ans. A contrario, il n’est pas attesté chez les plus de 60 ans. Il serait intéressant d’étudier avec précision les réalisations des affriquées voisées chez les 35-60 ans afin de mettre en évidence une éventuelle stratégie de propagation du phénomène.

  Baka – Cameroun Baka – Gabon
Nourriture ʤō dzō
Genette ʤàmà dzàmà
Amphimas ferrugineus ʤìlà dzìlà
Carapa procera gòʤō gòdzō
Accouchement ʤúʤù dzúdzū
Voleur wàʤı̄ wàdzı̄
Oreille - humain ʤɛ̀bō dzɛ̀bō

Ces exemples montrent que le processus est régulier, quelque soit les contextes de réalisation et la structure des formes : simples (les quatre premiers exemples) ou complexes. De plus, le phénomène concerne également la minasalisée correspondante [nʤ] qui est réalisée [ndz] suivant les mêmes modalités. Quelques explications possibles de ce changement de lieu d’articulation seront données dans la section suivante.

Un autre changement, somme toute peu représenté au sein de la langue, affecte la variété du Gabon. Il s’agit d’un processus de diphtongaison. Ce phénomène, qui semble pouvoir affecter les voyelles en différentes positions, n’apparaît que de manière sporadique et concerne des cas particuliers où il est question, notamment de tabou. Ainsi, le terme pour « anus » lamubo présent au Cameroun et également au Gabon, est, dans le second cas, en variation libre avec lamwɛ̃. Les locuteurs préférant utiliser ce dernier terme. De même, pour « queue » ayant des connotations sexuelles, seul le terme sɔmwɛ̃ est fourni alors que chez Brisson l’on trouve sɔmu, forme qui ressurgit au Gabon pour sɔmusi « queue de poisson ». Il est clairement question ici de stratégie d’évitement quant à ce genre de terme (qui sont, par ailleurs, souvent utilisés comme insultes sous la première forme bien entendu).

Par contre, ce phénomène a également été observé pour le « colobe satan », par exemple, où la forme [bwɛ̀ndzì] correspond à [ɓɔ̀nʤì] chez Brisson. Hormis la correspondance régulière nʤ/ndz présentée ci-dessus et la qualité de l’occlusive (le caractère implosif n’est pas phonologique en baka du Gabon), il est possible de suggérer que la diphtongaison a lieu, dans ce cas précis, sous influence de la voyelle suivante : le [i]. Il peut, en effet, s’agir d’une assimilation régressive du trait antérieur, comme cela se produit dans certaines variétés de fang ou en bekwil (ou encore au sein du groupe B20 où plusieurs parlers attestent ce phénomène). Toutefois, ce processus n’est pas régulier et même s’il peut sembler présent par ailleurs dans la chaîne parlée, comme pour ekuambe qui est fréquemment prononcé ekwambe, le cas discuté ci-dessus est très différent quant au contexte sonore dans lequel le phénomène fait son apparition. Il est intéressant de surveiller la propagation (ou non) de ce processus qui est, aujourd’hui, peu développé.

Il en est de même, pour le processus de substitution de la voyelle [a] ou [ɛ] par le schwa (i.e. centralisations). Ainsi, kubə correspond à kugba chez Brisson, et magbəlima à mabɛlima. (Les changements consonantiques ne seront pas discutés ici.) Une autre forme complexe est intéressante puisqu’elle atteste un schwa au singulier et un [a] au pluriel (voyelle initiale qui apparaît dans la forme simple), il s’agit de la « défense d’éléphant » tɛ-jə (litt. dent-éléphant) qui devient tɛjao au pluriel. Ces centralisations ont notamment comme conséquence de neutraliser certaines oppositions de voyelles. Ce processus s’avère très rare pour le moment, mais comme il s’agit vraisemblablement d’un phénomène aréal, sa propagation est à observer très étroitement.

Notes
44.

Certains Fang reconnaissent que les Baka parlent leur langue aussi bien qu’eux.

45.

Ce système de référence alphanumérique a été élaboré par Guthrie Malcolm (1948). La lettre renvoie à une zone géolinguistique, le décimal du chiffre renvoie au groupe linguistique et l’unité à une langue particulière.