Il est difficile de concevoir une société autrement que dans une perspective dynamique qui, de fait, implique des changements affectant différents domaines socioculturels, de même que les rapports entre ces domaines. Ces changements peuvent être inhérents à la communauté elle-même (facteurs endogènes) ou dus à des phénomènes externes (facteurs exogènes). Il n’est pas toujours aisé de déterminer de quel type de facteurs les changements observés relèvent. Pour ce qui concerne les Baka du Gabon, les facteurs exogènes semblent prédominer. D’après plusieurs grands spécialistes (comme Turnbull (1961-62), Bahuchet (1989, 1993), etc.), les chasseurs-cueilleurs ont effectivement toujours été en contact avec les Bilo, mais ils demeuraient nomades, un mode de vie essentiel à leur survie dans la mesure où ils puisaient leurs ressources en forêt. D’après mes observations, la sédentarisation imposée par la politique gouvernementale du Gabon, la création de parcs nationaux et l’exploitation sauvage des ressources forestières par des entreprises souvent étrangères sont en train de changer cette situation.
Les transformations par lesquelles passe la communauté des Baka du Gabon sont nombreuses et sont sur le point de modifier de manière permanente et définitive leur mode de vie nomade. Ces transformations n’ont reçu, de la part des scientifiques au Gabon mais aussi de manière plus générale, que fort peu d’attention jusqu’à présent.65 Certaines sont faciles à repérer, d’autres sont (encore) latentes. Nous distinguerons ci-après entre transformations dues à l’assimilation de traits socioculturels bantu et transformation dues à d’autres facteurs (milieu naturel, contexte culturel plus large). Pour ces différents changements, nous avons procédé à un classement plus fin. Ce dernier est utile, mais peut aussi masquer le fait qu’il s’agit d’un ensemble (les différents aspects de la vie étant liés) et qu’il existe des interconnexions entre les différents changements en cours. Dans la section suivante, les différents degrés d’avancement des principales transformations seront brièvement discutés et analysés.
Avant d’aborder les trois grandes parties de ce chapitre que sont la mobilité, la parenté et les pratiques linguistiques, il me semble important de présenter succinctement une des valeurs de base sur lesquelles est fondée l’organisation sociale des Baka. Il s’agit de la coopération dans le sens de co-opération, i.e. « procéder, agir ensemble ».
En effet, la société baka n’est pas hiérarchique avec un chef à sa tête comme le souligne Bahuchet (1991 : 8) : « Les activités sont très souvent collectives mais elles ne sont jamais dirigées par un chef ». Ainsi, aucune personne n’a de pouvoir supérieur particulier par rapport aux autres membres et de la famille et du clan, voire de l’ethnie, d’une manière plus générale. L’ancien est écouté au même titre que les autres et la décision ultime sera prise par l’intéressé en toutes connaissances de cause et n’engagera que lui. Ce qui aura des conséquences sur la manière de concevoir le pouvoir, d’envisager la société. Cela implique la prédominance des notions d’autonomie et de responsabilité qui sous-tend cette société acéphale.
‘« L’absence d’organisation est aussi un trait de culture correspondant exactement à la fonction de responsabilité qui est le moteur des groupes sociaux pygmées : chaque individu est responsable et solidaire de tous les autres, matériellement et moralement. […] le libre choix de chacun est respecté par les autres, même pour les enfants… » (Bahuchet, 1991 : 30)’Cette notion de responsabilité sera de nouveau abordée dans la première partie du présent chapitre (cf. 3.1.3). Elle découle probablement d’un mode de vie où la mobilité est centrale.
Même si certaines techniques ne demandent pas de coopération comme la chasse au fusil, par opposition à la chasse au filet que ne pratiquent pas les Baka, cela n’empêche pas ces derniers de partir chasser à deux voire trois individus, de surcroît lorsqu’il s’agit de grande chasse. Ils préfèrent alors se retrouver à plusieurs familles nucléaires (Dodd (1986 :3), Bahuchet (1992 : 172) cités par Leclerc (2001 : 107)66).
De manière plus générale encore, les chasseurs-cueilleurs du Gabon, et plus spécifiquement les Baka, n’avaient pas fait l’objet de recherches scientifiques systématiques.
Pour plus de précisions sur les problématiques de coopération en fonction des techniques, se référer à Leclerc (2001 : 103).