3.1.1 La forêt

‘“Beyond this point, in Negro eyes, the forest was evil – full of animals, malevolent spirits, and Pygmies. But for the people of the forest the world began at this point.” (Turnbull, 1962 : 55)’

C’est effectivement au sein des campements que la cohésion sociale s’avère totale, au cœur de la forêt où s’exprime l’essence même de la culture baka (chasse, cueillette, récolte de miel, contes, rites, etc.). Les différences de comportement ne sont pas négligeables et témoignent d’un mal-être au sein des villages où l’oisiveté tend à gagner du terrain. Plus qu’un lieu de ressources essentielles à leur survie d’un point de vue économique (cf. Bahuchet, 1991 : 7), elle demeure un haut-lieu chargé de valeurs symboliques, le site principal pour renforcer la cohésion familiale et sociale.

Comme développé plus en détail dans le chapitre 4 au sujet de l’appréhension de la maladie, la cosmogonie chez les Baka intègre tous les éléments de l’environnement dans un large ensemble où chacun de ces éléments a sa place. A ce titre, la forêt est considérée comme les « parents »69 des Baka dans la mesure où elle nourrit ses « enfants » tant du point de vue spirituel qu’économique. Les différents esprits, dont les parures sont fabriquées à partir de végétaux (cf. 3.1.3.2), prennent forme en forêt, où ils demeurent. Ainsi, si la chasse est mauvaise par exemple, l’explication qui peut être donnée par les Baka est « que la forêt dort et ne veille donc pas sur ses enfants ». A contrario, si la chasse est fructueuse alors ils chantent leur joie à la forêt (i.e. leurs parents) pour la remercier de s’être bien occupée d’eux.

Les propos de Turnbull (1962 : 92) au sujet des Mbuti viennent corroborer cette idée de parents nourriciers : “like a father or mother it [the forest] gives us everything we need – food, clothing, shelter, warmth… and affection.” Cette notion d'affection est intéressante, elle est retrouvée dans l'idée et la manière dont les Baka aiment resserrer leurs liens familiaux en passant du temps en pleine forêt. Et Turnbull (ibid) d’ajouter :“ So when something big goes wrong, like illness or bad hunting or death, it must be because the forest is sleeping and not look after its children.”

C’est la corrélation de ces divers facteurs qui a valu aux chasseurs-cueilleurs l’appellation de « peuple de la forêt » dans la littérature (cf. notamment Turnbull, Ballif ou Brisson). Toutefois, d’autres populations ont pu être qualifiées de la sorte70 ; ainsi Valdi (1931 : 115), à propos du Gabon au début du 20ème siècle, parle d’une vaste forêt impénétrable, voire de « prison végétale » (cf. ci-après). Le jugement de valeur de l’auteur sur l’hostilité du milieu forestier ne doit pas faire perdre de vue que la majorité des Gabonais partaient chasser en forêt pour se ravitailler en gibier. Les propos de Valdi à ce sujet montrent donc que ce critère n’est pas suffisant pour déterminer qu’une population est plus forestière qu’une autre.

‘« Le M’Fan est, par excellence, l’homme de la forêt. Ses qualités comme ses défauts, il les doit à la sombre « prison végétale » où s’écoule toute son existence. »’

Pour autant, les Bilo, agriculteurs par ailleurs, essayaient, généralement, de s’installer plutôt en bordure de chemin, de piste (cf. Valdi, ibid. : 113). Or, la particularité des chasseurs-cueilleurs (cf. Bahuchet, 1989, Turnbull, 1961) est qu’ils s’installaient principalement au cœur de la forêt et qu’ils ne venaient aux abords des villes que de manière sporadique, essentiellement lorsqu’ils avaient besoin d’échanger, ou de travailler pour d’autres. Même s’il existait déjà à cette époque des groupes de CC qui tendaient à se sédentariser, la grande majorité d’entre eux demeuraient en forêt71. Quand ils s’associaient de manière plus permanente aux Bilo, ils installaient toujours leur village entre celui des agriculteurs longeant la piste et la forêt. Encore de nos jours, cette pratique est de mise, leur village est toujours le plus proche de la forêt. Ils ont ainsi, entre autres, le moyen de fuir rapidement en cas de problèmes.

Mais existe-t-il encore au Gabon des Baka vivant principalement en campements de forêt ?

Notes
69.

Cf. Brisson (1999) à ce sujet, ou Turnbull (61 : 92) pour cette vision des choses chez les Mbuti.

70.

Le titre de l’ouvrage de Laburthe-Tolra (1981) concernant les Beti (non reconnus comme chasseurs-cueilleurs) est explicite : « Les seigneurs de la forêt. Essai sur le passé historique, l’organisation sociale et les normes étiques des anciens Beti du Cameroun. »

71.

La description de ces deux types de groupes (nomades vs sédentarisés) faite par Turnbull (1961) est intéressante en ce qu’elle permet de comprendre rapidement les différentes dynamiques dans lesquelles ils se trouvent, et de fait, de cerner globalement leurs divergences.