3.1.2.4 Développement de l’agriculture et changement alimentaire

En 2004, seule Aba possédait un champ d’arachide (cf. photo ci-dessous), sachant que la culture de l’arachide nécessite une présence régulière au village, l’on peut penser que les autres membres de la communauté ne désiraient pas s’investir dans ce type de culture qui les aurait obligés temporellement, c’est-à-dire dans un temps défini indépendamment de leurs propres souhaits. Au Cameroun, où la politique agricole vise à donner aux Baka les moyens de cultiver au même titre que leurs voisins bantu, certains Baka refusent la culture de l’arachide qui demande leur présence au village (pour plus de détails, se référer à Leclerc, 2001)107. Aba est non seulement l’une des plus anciennes femmes du village mais elle a été mariée avec un Fang. Elle connaît donc bien leur mode de vie pour l’avoir pratiqué plusieurs années. De surcroît, elle est veuve, aussi ne part-elle plus en campement de forêt. Aba demeure systématiquement au village et garde souvent les très jeunes enfants qui ralentissent leurs parents dans certaines excursions au cœur de la forêt.

Figure 43. Aba récoltant les arachides dans sa plantation en forêt, Bitouga, juillet 2004
Figure 43. Aba récoltant les arachides dans sa plantation en forêt, Bitouga, juillet 2004

Suivant le modèle bantu, les femmes commencent à s’occuper de plantations qu’elles ont installées, avec l’aide de leur mari, soit dans la forêt à quelques kilomètres du village, soit au sein même du village (cf. n°25 et 28 sur le plan de Bitouga p 134). Bien que généralement de petite taille, ces diverses plantations de manioc, de bananes ou autres, impliquent un changement d’alimentation non négligeable. Ce phénomène, couplé à la proximité permanente de la ville, amène les Baka à consommer de plus en plus d’aliments auxquels leur métabolisme est peu ou pas du tout habitué. Les commerces offrent un accès facile aux boîtes de conserve (sardines, etc.), au riz, aux pâtes, à la tomate en boîte, à l’oignon, au lait concentré sucré, aux sucreries (bonbons, chewing-gum), au pain avec ou sans pâte à tartiner, aux sodas, à l’alcool (vin, bière et alcools plus forts), autant de produits que l’organisme baka a (encore) du mal à supporter. Certains membres de la communauté refusent de consommer ce genre d’aliments car ils prétendent que cela leur donne d’horribles maux de ventre, mais d’autres persistent et peuvent ainsi tomber gravement malades. La grande consommation d’alcool fort n’est pas le seul fléau108 ; les sucreries et les sodas détruisent toutes les dents des enfants. Aussi, au-dessous de 20 ans, tous les enfants ont-ils d’énormes caries, voire déjà des dents en moins, phénomène que l’on ne retrouve pas chez les 20-35 ans dont l’alimentation était peu sucrée.

D’autres décès peuvent éventuellement être imputés à l’alimentation. Il s’agit de la mortalité infantile dont le taux paraît élevé. Même s’il n’a pas fait l’objet d’études précises, les données récoltées sur la base des fiches généalogiques font souvent état d’un ou plusieurs décès de nourrissons par femme. Autant il s’avère généralement pertinent de distinguer les situations en fonction des différents villages (à proximité de la ville vs en forêt), autant dans le cas de la mortalité infantile, les données récoltées ne varient pas en fonction de ce critère. Par contre, la spécialité de l’époux pourrait jouer un rôle important. En effet, si le mari est un bon chasseur (voire un Maître tuma), il fournit régulièrement de la viande à sa famille qui est ainsi très bien nourrie et se trouve, de fait, moins sujette aux maladies ; de surcroît, lorsque les différents types de cueillette forestière perdurent et sont privilégiés face aux produits manufacturés mentionnés ci-dessus. Ainsi à Bitouga, par exemple, Sua (f.34) et Famda (reconnu comme tuma) ont-ils réussi à « préserver » leurs six enfants, contrairement à Iyo (f.341), mariée à Gakolo un grand guérisseur (nganga), qui a perdu cinq enfants avant l’âge de deux ans109 ; seul l’aîné Somva110 est encore en vie, il est aujourd’hui marié et père d’un enfant. Un seul de ces facteurs (auxquels il est possible d’ajouter notamment le manque d’hygiène ou de soins des parents, etc.) ne peut jouer un rôle décisif, mais la combinaison de plusieurs d’entre eux peut être fatidique à l’enfant, de surcroît si l’enfant est très jeune111.

Quant aux interdits alimentaires, ils varient en fonction de l’état physique et/ou du statut de l’individu (comme la grossesse, l’allaitement, la maladie, l’initiation, l’âge, etc., pour d’autres exemples cf. Morel 1961) mais sont également corrélés au clan d’appartenance de l’individu (cf. partie 3.2). Pour autant, d’après les entretiens réalisés, il ne semble pas exister de grandes réticences alimentaires chez les Baka pour lesquels toute viande est à consommer, exceptions faites de la panthère (qu’ils fournissent aux Fang voisins) et du serpent noir112.

Ce qui, à mes yeux, caractérise le mode de repas des baka, c’est le manque de régularité non seulement dans les horaires de ceux-ci mais surtout leur nombre. En effet, suivant les activités quotidiennes, il n’est pas rare que les Baka ne mangent que deux fois par jour, voire un unique repas généralement le soir ; étant donné que les repas dépendent principalement du gibier rapporté et/ou de la collecte en forêt. Il est toutefois exceptionnel de ne pas manger du tout pendant une journée car il se trouve toujours quelques restes et/ou quelques fruits dans certaines maisonnées grâce notamment aux petites plantations. Les hommes, les femmes et les enfants, s’installent généralement dans la cuisine collective ou au milieu du petit campement de chasse à trois ou quatre huttes, pour manger ensembles. Les différents membres de la famille baka prennent donc leur repas en commun, en un même lieu et dans un même temps ; pratique traditionnelle (d’après les publications, les divers films et les récits des anciens) tend désormais à s’estomper surtout dans les villages mixtes ou en présence de Fang pour lesquels la prise de repas ne présente pas les mêmes caractéristiques. Ainsi, les hommes sont servis prioritairement et ceci sous le corps de garde, puis les femmes, ainsi que les enfants, mangent ensuite à la cuisine. Actuellement, seule la présence d’individus fang extérieurs au village est déterminante dans ce type de changement. Les époux de femme baka vivant au sein d’un village principalement baka (comme Bitouga) ne sont pas concernés. De même lorsque ceux-ci suivent un petit groupe de Baka en campement de forêt, ils mangeront tous ensemble au centre de ce petit campement provisoire.

Nous avons vu précédemment que la chasse est très importante et joue un rôle prédominant dans l’alimentation des Baka. L’une des premières raisons est que les membres des familles ayant réussi à tuer un éléphant par exemple, sont certains de manger à leur faim pendant une assez longue période. Toutefois, la conservation de grande quantité de viande requiert des compétences particulières dans la mesure où un bon fumage s’avère essentiel. Cette technique est d’autant plus longue et délicate que les morceaux de viande sont épais. Aussi n’est-il pas rare que certaines parties de gros gibiers aient été trop rapidement fumées par les hommes113 ; les femmes, ayant des compétences reconnues comme supérieures à celles de leur époux, sont généralement appelées pour ce genre de tâche et rejoignent alors rapidement le campement. C’est, en partie, pour ces raisons que les femmes suivent leurs maris en forêt, de surcroît lorsqu’il s’agit de grande chasse où le gibier doit de fait être découpé pour être transporté.

Notes
107.

Par contre, dans le village de Nkoakom, au Gabon (cf. carte p 129), le Père Morvan, cité par Morel (1963), parle dès ces années-là de sédentarisation et de petites plantations d’arachide et de banane.

108.

La consommation d’alcool a effectivement des effets directement visibles dont les Baka sont conscients (i.a. maladie, accidents de chasse, noyades) mais elle peut également provoquer des séquelles plus difficilement perceptibles chez le nourrisson. Le lien entre la consommation d’alcool chez la femme enceinte et d’éventuels soucis chez le nouveau-né n’a pas encore été établi. C’est en partie pour cette raison que de jeunes mères allaitantes ou enceintes continuent de consommer de l’alcool.

109.

L’introduction de la nourriture se fait durant la première année. Certaines jeunes mères peuvent ponctuellement offrir des sodas à leurs nourrissons : faits rares mais qui méritent d’être mentionnés eu égard aux changements alimentaires observés.

110.

Somva a failli mourir vers l’âge de 12-13 ans à la suite d’une chute vertigineuse d’un arbre où il collectait des fruits.

111.

Pour plus de détails concernant l’âge délicat des deux ans lié à l’arrêt de l’allaitement maternel, se référer à partie.