Le massacre d’éléphant peut s’avérer très intense suivant les saisons, et les Baka commencent à déplorer une diminution du gibier. Leurs ressources naturelles et nutritionnelles diminuent considérablement et ils se rendent complices de cette destruction. Auparavant, les chasseurs-cueilleurs ne chassaient que pour répondre à leurs propres exigences quotidiennes d’alimentation en préservant l’équilibre de leur écosystème. Or, de nos jours, la demande de gibier s’est intensifiée dans les villages, les Bilo fournissent alors aux chasseurs-cueilleurs les fusils nécessaires à une chasse en grande quantité. Néanmoins, certains Baka déplorent ces pratiques et refusent catégoriquement de collaborer à de tels massacres en donnant ouvertement leur avis négatif sur la question (la viande est sacrée pour eux et son gaspillage est intolérable), ils pensent ainsi que les membres de leur communauté impliqués dans ce processus reviendront à la raison.
D’un point de vue épistémologique, les données récoltées auprès de cette population baka sont fort intéressantes, dans la mesure où elles permettent de répondre à un certain nombre de questions concernant la spécialisation du travail. En effet, tous les membres de cette communauté détiennent une connaissance dite « populaire » (ce que tout le monde sait ou peut savoir) de la pharmacopée. Ces divers savoir-faire étant communément transmis par observation et imitation (cf. partie suivante). La situation d’apprentissage auprès d’un devin-guérisseur reconnu comme tel, est tout autre et pose une relation particulière de maître à disciple. Ce guérisseur a lui-même acquis son savoir médicinal (au sens large du terme, c’est-à-dire incluant diverses visions) et les différentes pratiques s’y rapportant auprès d’un maître (généralement au sein de sa famille et suivant ses intérêts propres, cf. chapitre 4 partie 4.2.4) et au cours de ses diverses initiations. Même si tous les Baka (hommes et femmes) passent différents rites initiatiques118, il n’en demeure pas moins que le guérisseur aura une connaissance plus pointue dans le domaine de la guérison-divination. De même, parmi ces spécialistes, il existe un autre niveau de spécialisation qui est détaillé dans le chapitre 4. Ces divers facteurs endogènes sont relayés par la demande extérieure croissante – notamment liée au développement des contacts entre les différentes populations et à l’accès aux groupes de chasseur-cueilleurs rendu plus aisé – qui va, de fait, accroître la notoriété dudit devin-guérisseur.
Se pose alors la question de savoir si cette dynamique va permettre aux Baka de s’adapter à l’économie de marché d’une part, et si ces changements ne vont pas entraîner de rupture sociale, d’autre part.
Les Baka, de surcroît les nouvelles générations, sont, de nos jours, très au fait du système monétaire et peuvent se montrer déterminés dans la négociation. Ils sont de plus en plus conscients du rôle qu’ils jouent en tant qu’agents économiques ; même si une économie de prédation, au sens premier du terme, i.e. de gestion de biens naturels (en adéquation avec leur mode de vie), a toujours fait partie de leur système, pour ne pas dire qu’elle est l’un des fondements de leur société égalitaire. Comme le souligne Lewis (2008/9 : 12), ces sociétés dont l’économie est basée sur des retombées immédiates, tendent à être égalitaires119. En effet, les chasseur-cueilleurs ont toujours été réputés pour la chasse, et plus spécifiquement la grande chasse. Les hommes sont généralement tous capables de fournir suffisamment de gibiers à leur famille120, et au-delà au groupe pour que celui-ci perdure. Et même s’ils ne sont pas reconnus comme maître chasseur (tuma), il n’en demeure pas moins que ces hommes ont acquis une certaine polyvalence correspondant à leur environnement, tout comme les femmes pour ce qui concerne notamment la cueillette, où la gestion des ressources forestières (i.e. l’économie) est une condition sine qua non à leur survie.
Ces spécialisations font partie intégrante de ces groupes de chasseurs-cueilleurs (cf. Bahuchet (1989) au sujet du respect des anciens, des maîtres-chasseurs et des devins-guérisseurs) où certaines règles précises impliquent, de fait, certains échanges (partages) qui vont tisser les liens structurels de la société en question ; ainsi, par exemple, le tuma qui a tué l’éléphant ne peut en consommer, ce sont les autres chasseurs qui en profitent (et réciproquement par la suite). Ainsi, le système monétaire entrant dans ce type de gestion n’entraîne pas nécessairement de division et de rupture sociale dans la mesure où les avantages financiers conférés à certains membres sont partagés au même titre que le gibier, le miel ou autres fruits de cueillette. Ainsi, tant que cette communauté conservera ce fonctionnement économique séculaire qui régit toute leur organisation sociale, les rapports entre les différents membres ne seront pas fondamentalement modifiés (les variations demeureront négligeables) ; la spécialisation n’étant pas nécessairement incompatible avec une société acéphale.
Les Baka n’ont pas la possibilité de vendre directement leurs produits au marché, ils doivent nécessairement passer par un intermédiaire achetant, de fait, à moindre coût. Ce dernier revend ensuite les mêmes produits deux, voire trois fois plus chers.
Pour plus de détails concernant cet aspect, se référer à Joiris (1998).
« Thus societies whose economies are based on immediate returns tend to be egalitarian societies. There are common among hunter-gatherers such as Central African Pygmies… ».
Notamment la maîtrise de pose de pièges de Sumba (f.1) reconnu comme grand guérisseur, vidéo 3 annexe DVD.