La marche : un certain « savoir-faire »

‘« Les baka voyagent beaucoup, wó à nɔ̄ɔ̀ nɔ́ɔ̀ « Ils ne font que marcher ». Partout où ils sont, ils ne font que chercher, que regarder, kɔ̀ là-ó, kɔ̀ là-ó « seulement leurs yeux, seulement leurs yeux », bēlē ná kà, bēlē ná kà « Où est le pays ? »122. Où que tu ailles, tu me trouves là-bas. Ils ne restent pas en un seul endroit : bákā wó dòtō ndándā kpódē dē. » (Brisson, 1984)’

D’autres auteurs, dont en particulier Turnbull (1962), insistent également sur le fait que les chasseurs-cueilleurs sont d’excellents marcheurs. Dans une société où la mobilité est incessante, il ne s’agit pas uniquement des missions en forêt, mais également des déplacements aux abords du village (coupe de bois, puisage de l’eau, etc.) et au sein de celui-ci (la distance entre la cuisine et la maison est évaluée à une centaine de mètres environ cf. plan de Bitouga p 134), savoir marcher correctement (i.e. de manière appropriée) s’avère primordial. Plusieurs éléments répertoriés ci-dessous viennent renforcer cette idée.

  • Lors de mes observations, j’ai constaté que les enfants étaient rarement réconfortés lorsqu’ils se faisaient mal ou se battaient : la seule exception étant quand ils trébuchent ou tombent. Même si l’enfant ne s’est pas particulièrement fait mal, le fait qu’il tombe nécessite une attention particulière, souvent de la (des) mère(s) ou des parents au sens large, mais également de la communauté en général.
  • Un autre fait qui vient corroborer cette idée est l’accent mis sur l’autonomie de la marche. Quand un groupe part se baigner, à un ou deux kilomètres du village, l’enfant doit non seulement pouvoir marcher seul mais également suffisamment rapidement pour suivre le groupe – au mieux l’enfant sera porté pour passer un obstacle trop imposant tel un énorme tronc d’arbre barrant le passage. S’il est à la traîne, l’enfant sera rabroué jusqu’à ce qu’il décide de rattraper son retard, ou d’accélérer le pas s’il devance le groupe (situation la plus fréquente). Au-delà de 3-4 ans, même lors d’un long déplacement en forêt, l’enfant n’est plus porté car il n’est plus considéré comme un bébé (dindo)123.
  • D’un point de vue linguistique, plusieurs aspects méritent d’être soulignés. Le premier concerne les salutations qui font référence à l’action présente. La rencontre de l’autre entraîne un maakotue littéralement « je suis arrivé », auquel l’interlocuteur répond moakotue « tu es arrivé ». Puis viennent rapidement les commentaires concernant la manière dont s’est passé le déplacement (marche correcte, rapide, difficile, etc.) où la notion de dangerosité de l’environnement ressort ; la préoccupation centrale étant de s’assurer que personne n’a été blessé (paroles de Sumba dans Maget, 2007). D’après Clastres (1972 : 63), ce type de salutations se retrouve chez les indiens Guayaki du Paraguay (population nomade). Il serait donc fort intéressant de faire une étude comparative des salutations dans ces sociétés (semi-)nomades afin de mettre en évidence de telles similarités. Cette préoccupation primordiale du déplacement ne se retrouve pas dans les communautés sédentaires comme le souligne van der Veen (1992) au sujet de certains groupes bantu du Gabon où les salutations usuelles de type « samba » sont basées sur l’affectivité. Les nouvelles concernant la famille sont demandées prioritairement, le « bon voyage » n’apparaît que d’une manière plus rituelle dans les questions « complémentaires ».
    La salutation matinale en baka n’est pas très pertinente quant à la question de la mobilité : /moadzukue/ « tu t’es levé », /maadzukue/ « je me suis levé ».
  • Si l’on se réfère aux données de Brisson (1984), dix neuf termes124 concernant la marche ont été répertoriés ici afin de mettre en évidence l’importance de la mobilité au sein de cette communauté. Le verbe « marcher » [nɔ̄ɔ̀] est quasiment identique au terme générique [nɔ́lɔ̀] signifiant « la marche ». Pour ce qui concerne les autres termes, ils ont été classés principalement en fonction de deux valeurs récurrentes que sont le but et la modalité (manière), et ceci, quelque soit leur catégorie grammaticale.
  • Déplacement avec une finalité, un but, « marcher pour » : quatre termes dont « la cueillette » nɔ́-á (litt. marcher-connectif ?), « la prospection » mòyàpò et lùkà, « la chasse » ?è/sɛ̀ndɔ̀.
  • Modalité de déplacement : douze termes dont « marche en ligne » kūnō, « marche titubante » kpākālā-kpàkàlà, « marche pénible » kākālā-kàkàlà, « marche en boitant » bɛ̄lɛ̄kū-bɛ̀lɛ̀kù, « marche sur la pointe des pieds » présentant trois variations libres mà-tēngà-tēngà, tēngà-tēngà ou mà-sēngà-sēngà ; plusieurs verbes incluant implicitement la signification de « marcher » dont « en file indienne » sāmā, « en gardant l’équilibre » nānà (considéré comme simple du fait de la divergence tonale entre les deux syllabes), « très vite » kpā-kà (litt. feuilles-gratter, signifiant « gratter » en français local, c’est-à-dire « s’écorcher superficiellement »), « dessus » dɛ̄ɛ̀, « en tête » gbīɛ̀ (signifiant également « tirer »), « à la trace de » kpɔ̄, « vite sans bruit » ngōdòà (signifiant par ailleurs « prendre une pincée »).
  • A ceci s’ajoutent deux manières de « descendre » (marcher vers le bas) : « la colline » dīì, « l’arbre » gīmɛ̀.

Malgré les difficultés rencontrées face à l’étymologie de certains termes, il est toutefois possible, en se basant sur le fonctionnement général de la langue (i.a. tendance à la dissyllabicité, morphologie de composition très développée) d’envisager treize termes simples et six composés dont quatre idéophones visiblement redupliqués.

La marche, et plus précisément une « marche appropriée », est de toute évidence essentielle chez les Baka dont les déplacements en forêt sont quotidiens et nécessitent un excellent équilibre afin de suivre rapidement un groupe sans tomber malgré les nombreuses lianes qui entravent le passage.

Notes
122.

Littéralement : « Où est la forêt ? ».

123.

Comme déjà évoqué, ces jeunes enfants restent souvent au village en compagnie de la vieille Aba, excepté s’il s’agit de très longues missions de forêt.

124.

Tous ces termes n’ont pas été recensés de manière systématique auprès des Baka du Gabon.