èdzɛ̄ŋgì ou l’esprit de la forêt au village de Bitouga

Figure 45. Edzengui, l’Esprit de la forêt, cérémonie de fin de deuil, Bitouga, juillet 2004.
Figure 45. Edzengui, l’Esprit de la forêt, cérémonie de fin de deuil, Bitouga, juillet 2004.

La venue de l’esprit de la forêt au sein du village crée un climat particulier dans la mesure où cela va provoquer la fuite des femmes. Ces dernières ne pouvant en aucun cas être en contact avec celui-ci (cf. film de Linares), elles vont rapidement se cacher, généralement au sein des habitations dans lesquelles Edzengui ne peut entrer (les femmes peuvent crier de frayeur, ainsi que les enfants qui ont souvent peur de lui129). Il est fréquemment possible de l’entendre au loin avant son arrivée au village. A Bitouga, il emprunte indistinctement les différents chemins situés au sud du village soit ‘d’, ‘e’ et ‘f’ (cf. plan p 134). Il peut décider de venir sans raison particulière, mais généralement il est convié par les habitants au travers des appels présents dans les chants des femmes. En effet, certaines cérémonies nécessitent sa présence comme la cérémonie de fin de deuil rapportée ci-dessous.

Seuls les initiés seraient en mesure de saisir le sens profond de cette figure emblématique. Il existe un rideau de raphia au-delà duquel uniquement lesdits initiés et les anciens peuvent aller (cf. photo 17, annexe DVD). Il est situé au sud du village de Bitouga, non loin des habitations 15 et 16, à proximité du chemin ‘d’ (cf. plan p ???). Les jeunes hommes, en-deçà d’une trentaine d’années, ne peuvent y accéder (toutefois lors de la clôture de la cérémonie de retrait de deuil de Konokpelo, certains initiés ont franchi le rideau de raphia avec leurs très jeunes fils (1-2 ans) dans leurs bras), seuls les vieux (généralement au-delà de 40 ans) comme Mona (f.242), Gakolo (f.232) et Lemba (f.231) connaissent Edzengui et sont capables de comprendre et de traduire ses paroles130.

Pour la confection de la parure d’Edzengui, les hommes coupent les branches du palmier raphia [ɸèké] (raphia laurentii) dans lesquelles se trouvent les fibres jaunes [ndīmbā] qui constituent la parure, et des lanières de liane sont arrachées puis tendues d’un arbre à un autre pour servir de structure sur laquelle ces fibres seront tissées (cf. annexe DVD où la vidéo 5 montre les différents aspects de cette fabrication). Ce sont surtout les hommes qui réalisent le tissage de la parure, les femmes chantent et aident à l’extraction des fibres ; il est nécessaire de séparer les petites tiges dures [bándzī] (signifiant également « flèche ») des fibres afin de n’en garder que les longues parties souples [sūndīmbā] (litt. poil-ndimba). Ces opérations sont délicates dans la mesure où les extrémités des fibres sont très coupantes, mais cela n’empêche pas les jeunes, filles ou garçons, de s’amuser à confectionner des bracelets ou autres coiffes comme sur la photo 13 (annexe DVD). La parure d’Edzengui se compose de deux parties, une partie haute nommée [ndzòndzò] et une partie basse [sākàmbā]. Elle est généralement à usage unique, elle peut exceptionnellement être utilisée une seconde fois si elle n’est pas trop endommagée (ce qui a été le cas pour la cérémonie de retrait de deuil susmentionnée). Cela implique qu’à chaque cérémonie où Edzengui est pressenti, une parure sera confectionnée dans la journée ; pas moins de trois heures sont nécessaires à la confection de celle-ci (il est évident que le temps de réalisation varie suivant le nombre de personnes disponibles mais les hommes ont souvent d’autres choses à faire et ne viennent prêter main forte aux adolescents qu’en cas d’extrême nécessité : un enfant est alors envoyé pour appeler des hommes en renfort, généralement âgés de moins de 30 ans). Il existe plusieurs lieux propices à la confection de la parure, à ma connaissance : trois autour de Bitouga, où les palmiers qui fournissent ce type de fibres sont nombreux, il s’agit souvent d’endroits très boueux. Sur la vidéo 5 (annexe DVD), nous pouvons voir, sur le sol, des restes d’anciennes réalisations de parures. Ces fibres et branches séchées permettent notamment de ne pas trop s’enfoncer dans la boue.

Il est à noter que la confection de cette parure est une occasion supplémentaire pour renforcer la cohésion sociale non seulement au sein du village mais également de manière plus large au sein de la communauté baka. Ce phénomène est d’autant plus important lors de cérémonies de fin de deuil que de très nombreux visiteurs affluent et peuvent alors participer à cette fabrication (elle est également l’occasion pour les jeunes gens de se trouver un partenaire). De manière générale, tous les visiteurs baka participent de près ou de loin à la réalisation de ce type de cérémonie.

Résumé succinct de la cérémonie de retrait de deuil [lìbàndì]

‘Konokpelo Ndabeke (f.2), reconnu comme un grand guérisseur, sous le nom fang de Ndong Boula Azombo, est décédé en 2003. Son fils aîné, Sumba (f.1), se doit d’organiser une cérémonie de fin de deuil. Pour ce faire, il est nécessaire de réunir une somme d’argent conséquente afin de réaliser certains achats, comme des cartouches, du tissu, du pétrole ou de l’alcool. La durée prévue pour la cérémonie est d’environ une semaine, et étant donné la notoriété dont jouissait Konokpelo, beaucoup de personnes vont se déplacer en son honneur. Le début des festivités est fixé au mardi 27 juillet 2004 pour se terminer le lundi 2 août. Le dimanche de la semaine précédente, soit le 25 juillet, Sumba envoie six personnes en forêt131 pour lui ramener du gibier afin de nourrir les invités attendus. Les chasseurs partent pour cinq jours avec quatre fusils, dont trois fusils de calibre 12, et seulement deux cartouches. Quant à la nourriture, ils n’emportent que quelques tubercules. Ils se construiront des huttes mbere rapides à réaliser.
Au village de Bitouga, les invités commencent à arriver, des Baka mais également des Fang132, et dès le mardi soir les chants et les danses débutent suite à un autre flux d’invités. En l’honneur du défunt, les danses doivent durer jusqu’à l’aube. Il est à noter que pour cette première nuit, les chants ne sont pas des yodles. Tard dans la soirée, deux des chasseurs missionnés, Mémé (f.9) et Somva (f.342), les plus jeunes, donc certainement les plus rapides, sont revenus pour annoncer la bonne nouvelle : ils ont réussi à tuer un éléphant la veille (soit lundi, le lendemain de leur départ). La viande se trouve encore en forêt, avec les autres chasseurs, à une distance évaluée à environ 80 km ; c’est très loin, à une bonne journée de marche pour de jeunes hommes (i.e. départ à 5h du matin du village pour arriver sur place à 19h). Sumba est ravi, il va ainsi pouvoir nourrir tous les convives estimés à environ une centaine d’individus ; il n’avait effectivement pas les moyens d’acheter des cartons de poules dans les magasins de Minvoul. La viande d’éléphant est découpée et fumée sur place afin d’être transportée, puis conservée plusieurs jours aux fumoirs. Meme et Somva se sustentent et se reposent une journée au village avant de retourner en forêt chercher la viande.
Par ailleurs, il s’avère nécessaire de trouver d’autres gibiers pour préparer les repas avant le rapatriement de la viande d’éléphant. Aussi, Famda (oncle utérin de Sumba, considéré comme un maître chasseur tuma) part chasser mercredi soir et ramène un céphalophe [ŋgbɔ̌m] (cephalophus dorsalis). Pour comprendre la dextérité de ces tuma, il est nécessaire de préciser que l’éléphant (par exemple, et à plus forte raison les céphalophes ou autres singes) a été tué grâce à une seule balle : Mesono est également reconnu comme un Maître chasseur et il n’est pas rare qu’il travaille pour des Fang. Dès le vendredi, au retour des chasseurs missionnés, la viande d’éléphant est servie aux différents repas, et ceci jusqu’au départ des invités, soit une bonne dizaine de repas pour une centaine de personnes. L’éléphant était petit, pourtant il reste encore une bonne quantité de viande fumée à la fin de la cérémonie. [Ce type d’observation permet d’évaluer l’importance de la grande chasse pour cette communauté dans la mesure où un seul petit éléphant peut suffire à nourrir trois ou quatre familles pendant un mois.]
Les invités circulent en permanence dans les deux lieux que sont la cuisine n°7 et le corps de garde n°10 communs aux clans mombito et makombo (cf. plan de Bitouga p 134). Comme déjà évoqué, même si le village est en quelque sorte divisé en deux, voire trois parties en fonction de l’appartenance clanique, tous les membres de la communauté sont mis à contribution pour accueillir les visiteurs. Tous les logements sont utilisés, et le vendredi plusieurs femmes construisent une demi-douzaine de huttes vu le nombre de personnes encore attendues ; les maisons en pisé ne pouvant contenir tous ces convives (huit huttes exactement du n°29 à 38 ainsi que le 27, cf. plan ibid.).
Pendant cette semaine de festivités, les invités s’affairent tout autant que les hôtes. Comme indiqué précédemment, ils prennent part à l’organisation et à la réalisation des cérémonies. Dès le vendredi soir, Edzengui est présent aux veillées jusqu’au lundi à l’aube (cf. photo ci-dessus) pour honorer la mémoire du défunt. Le nombre de convives atteint son apogée le week-end, pressenti pour clôturer la cérémonie. Une distinction est à faire entre les membres de la famille du défunt – qui arrivent chargés de nourriture, généralement des légumes issus de leurs plantations (bananes, manioc), ou parfois des cochons (les habitants de Mféfélam possèdent des petits cochons contrairement aux habitants de Bitouga) – et les connaissances du défunt qui peuvent venir sans offrande et assister passivement à la cérémonie (i.e. ne pas prendre part aux différentes tâches afférentes à la vie quotidienne comme la cueillette ou la préparation de nourriture, et la mise en place des rituels).
Sumba a acheté du tissu pour la confection de vêtements des personnes présentes lors de la cérémonie de fin de deuil. Il précise qu’il veut bien payer le tailleur pour les membres de son village mais qu’il aimerait que les personnes extérieures prennent eux-mêmes en charge leurs confections. Cette pratique courante chez les Fang133 ne sera pas suivie lors de cette cérémonie. Il est évident que la priorité n’est pas mise sur cet aspect, d’autant que cela ne fait aucunement partie de la tradition baka. [Cette pratique fait écho au phénomène récent observé concernant le changement des tenues vestimentaires avant d’arriver en ville (cf. supra).]’
Notes
129.

Quelquefois, l’argument de la venue d’Edzengui peut servir à faire obéir (ou entendre raison) à un enfant.

130.

Lorsqu’il arrive au village, surtout pour des cérémonies particulières, comme le deuil, au bout de quelques minutes, l’esprit de la forêt peut demander tout simplement à se sustenter (eau et alcool, et nourriture).

131.

Il s’agit de Meme, Amaya, Mesono, Gakolo, Mona et Somva, soit respectivement, son frère, son oncle utérin, le mari de sa nièce, et les trois derniers du lignage ‘likemba’ dont Somva, « frère religieux » de Meme (cf. partie alliance), et Gakolo son père.

132.

Un Fang, chef de village, dont l’anonymat sera préservé, arrivé avant le début des festivités ne restera que deux nuits, demandant à être prévenu du jour J. (il ne sera pas revu par la suite). Il a épousé une Baka avec qui il a eu 7 enfants dont 2 sont décédés ; il vient en tant que famille par alliance du défunt. Il s’indigne lors de notre entretien quand il s’agit d’envisager un éventuel mariage de sa fille qui l’accompagne avec un Baka.

133.

Les familles doivent avoir un certain niveau de vie pour arriver à mettre en place cette pratique, Pither Medjo-Mvé, communication personnelle, DDL, Lyon, décembre 2006.