3.1.4 Conclusions ayant trait à la mobilité

La conception que les Baka ont de l’espace est en effet bien différente de celle que l’on trouve chez les Bilo. Pour les Baka, la forêt est leur espace socioculturel dont ils font partie intégrante. Elle est la matrice nourricière et protectrice dans laquelle ils évoluent activement, leur lieu de vie, même encore à l’heure actuelle. Espace naturel et espace culturel forment un tout, se confondent. La forêt est ainsi perçue comme un espace englobant, non fermé, fluide, faisant partie d’un tout cosmogonique. La forêt étant considérée comme une unité parentale (« père-mère ») bienveillante et nourricière (cf. aussi Turnbull 1962), cette conception se retrouve dans le système « familial » dans la mesure où tous les enfants du groupe sont pratiquement considérés comme siens, et même les enfants issus de mariages mixtes et donc reconnus comme fang, sont intégrés au cercle familial. Il en est de même pour la notion d’appartenance au village où tous les membres des lignées présentes au sein de ce village seront considérés comme appartenant au village. De la même manière encore, il n’existe pas de réel découpage du territoire de chasse, les chasseurs pouvant pister du gibier librement, dans tout l’espace forestier. Seule la pose des pièges peut amener à une certaine conception de zone d’appropriation (temporaire) dans la mesure où les chasseurs n’ont aucun intérêt à poser des pièges trop proches les uns des autres. La notion de frontière, si elle existe, n’apparaîtra que lorsque la forêt laisse place à la savane ou à d’autres espaces dégagés.

Cette conception de l’espace forestier rejoint très largement l’hypothèse du géographe Roland Pourtier concernant la fluidité de l’espace qui caractériserait l’essentiel de l’espace gabonais (Pourtier 1989). Selon ce chercheur, cet espace fluide sans bornes est entièrement dominé par une écologique forestière et se caractérise par une faible densité démographique. Le sens territorial s’enracinerait « dans le rapport au milieu et aux ressources qu’il procure. La précision spatiale importe peu dans des sociétés vouées à un relationnel en réseau ». Cette conception correspond bien à ce qui a été observé pour les Baka du Gabon. Même certains villageois bantu, pratiquant une forme d’agriculture rudimentaire et vivant en bordure de forêt, « gardent encore une bonne dose de fluidité (…) n’imposant pas de bornage précis. » 135 . L’espace fluide s’oppose à l’espace solide. Pour Pourtier, le figement progressif de l’espace est dû à l’émergence de bornes dans l’espace fluide qu’est l’environnement forestier et à la réduction progressive de cet espace par l’exploitation sauvage. Auxquels il est important d’ajouter la sédentarisation forcée.

Bien que pour les villageois bantu136 l’espace demeure assez largement fluide, la conception qu’ils ont de la forêt est bien différente de celle qui a été décrite pour les Baka. Les Bantu sont des gens du village, même si la forêt est souvent proche et, théoriquement, à portée de main. Pour vivre (villages, plantations), ils créent donc des espaces ouverts en faisant reculer quelque peu la forêt et la gardent à distance. Pour les Bantu, le milieu forestier est un lieu menaçant, voire hostile. Cette idée est présente dans de nombreuses populations de Bilo comme en témoignent les propos de Thomas & Bahuchet (1988 : 306) ci-dessous.

‘« Malgré leur parfait adaptation au milieu forestier, les Ngbaka entretiennent une idéologie d’hostilité, de crainte – voire de terreur – à l’égard de la forêt profonde. »’

Les Baka ont toujours été en contact avec des populations d’agriculteurs (Leclerc, 2001 : 104), et/ou de pêcheurs (Thomas & Bahuchet, ibid.). Par ailleurs, l’adoption d’une langue oubanguienne témoigne d’un contact prolongé, soit, mais également ancien dans la mesure où d’après Thomas & Bahuchet (ibid. : 304), les Baka ont commencé leur migration en direction du Cameroun, sans les Ngbaka-Monzombo, aux environ du 17ème siècle. Toujours d’après les mêmes auteurs et en fonction des conclusions linguistiques du chapitre précédent, il semble que les Baka aient été davantage en contact avec les Monzombo que les Ngbaka. Ceci peut s’expliquer par le fait que les « Monzombo sont incontestablement les seigneurs du fleuve » (ibid. : 305), d’une part et qu’ils « détiennent la puissance du feu et du fer » (ibid.), d’autre part ; les plaçant ainsi dans une complémentarité évidente avec les Baka, chasseurs-cueilleurs. Par ailleurs, ces mêmes auteurs précisent (ibid. : 307) qu’ « une femme monzombo n’épousera pas un Ngbaka » : ce qui implique, de mon point de vue, une différence de statut social entre les deux groupes que sont les Monzombo et les Ngbaka. En effet, à partir du moment où les unions matrimoniales ne sont pas symétriques c’est-à-dire qu’il s’agit essentiellement d’alliances entre hommes monzombo et femmes ngbaka, les échanges ne sont donc pas, de fait, équilibrés. Et dans ce cas de figure, ils sont en faveur des Monzombo (de telles pratiques sont fréquemment observées entre des Bilo et des chasseurs-cueilleurs) ; il est par ailleurs essentiel de prendre en considération le mode de filiation, de surcroît, lorsqu’il s’agit de sociétés patrilinéaires. Ainsi, il n’est pas surprenant que les Baka aient été davantage en contact avec l’ethnie dominante, se positionnant en premier chef (première place), comme cela est encore visible aujourd’hui dans de nombreuses situations pluriethniques.

D’après les récits des anciens, les deux dernières décennies du 20ème siècle correspondent à un changement de résidence, au passage de villages ou campements éloignés des routes aux villages actuels. De nouvelles habitudes se mettent en place, les Baka tendent à vivre comme les villageois et aspirent au confort matériel. Ils se rendent ainsi de plus en plus dépendants de travaux rémunérés, et passent alors plus de temps en compagnie des Fang, parlant la langue de leurs voisins aux dépens de la leur (cf. 3.3). Les Baka installent quelques plantations, leur mode d’alimentation change mais il n’est pas toujours adapté à leur organisme. Le désœuvrement gagne du terrain du fait de l’éloignement de la forêt et la dépendance à l’alcool devient fréquente dans certains villages. Tous ces changements provoquent de nouvelles maladies (liées à l’hygiène, l’alimentation et aux contacts), et, d’après Hélène Nzé Andou137, de plus en plus de jeunes Baka décèdent prématurément, à peine âgés d’une trentaine d’années. Ainsi cette modification d’environnement a un impact essentiel sur le mode de vie des Baka, déjà visible à court terme au village de Mféfélam (i.a. endogamie clanique), avec des conséquences importantes à moyen et long terme tant sur le plan culturel (i.a. perte des divers savoir-faire liés au monde forestier, etc.) que de leur santé physique et morale (fuite des valeurs structurelles sociétales, etc.).

Le fondement de la culture de tous les chasseurs-cueilleurs est la forêt. S’ils ne devaient plus partager entre eux qu’un trait culturel, ce serait certainement l’ultime à disparaître, leur rapport intime à la forêt138. En effet, cet environnement est le lieu de vie par excellence. La forêt leur offrait la quasi totalité de leurs ressources (cf. Turnbull 1961/62, Brisson139) et encore la majeure partie pour bon nombre d’entre eux, tels des parents responsables veillant à l’alimentation de leur progéniture et au bien-être de celle-ci grâce à sa richesse environnemental. Ainsi la forêt est le lieu des pratiques culturelles dont les rituels permettent de resserrer les liens entre les individus (au sein de la communauté mais également au sein de la famille) et d’assurer une cohésion de groupe indispensable à toute société pour se perpétuer. De nos jours, les Baka continuent de puiser la majeure partie de leurs ressources en forêt : gibier, tubercules sauvages, cœur de palmier, miel, pharmacopée, feuilles de marantacée, etc. Or, comme le village est devenu le lieu de retour systématique après chaque chasse, ils s’enfoncent moins profondément et moins durablement dans la forêt qu’auparavant. Ceci entraîne, entre autres, une perte progressive de certaines connaissances de cet environnement naturel, notamment celles qui sont liées aux principes actifs de certaines écorces d’arbres. Néanmoins, la chasse demeure la pratique de subsistance la plus fondamentale des Baka, même si la chasse à l’arme perd un peu de son importance (coût excessif, possibilités restreintes d’entraînement pour les jeunes) et que le piégeage se pratique de plus en plus. Ce dernier permet d’avoir du gibier non loin du village. Cependant, les restrictions du nombre de pièces de gibier, voire les interdictions de chasse à l’éléphant présentes sur leur territoire devenu Parc National (géré par une ONG) forment des contraintes sérieuses pour la pratique de la chasse140.

Tant que la conception spécifique des Baka demeurera en place, elle constituera un facteur endogène important, voire essentiel, agissant comme force conservatrice et unificatrice. Cependant, la sédentarisation, à laquelle ces derniers doivent se soumettre, pourrait très bien déplacer cette vision en direction d’une conception de type bantu (bantu-villageois).

L’espace socioculturel des Baka se modifie, pour les raisons et suivant les modalités indiquées plus haut, et leur conception de l’espace se transforme immanquablement. La mobilité demeure, mais elle change de nature et se diversifie : d’autres types de mobilités se développent et s’ajoutent aux types plus anciens. A la mobilité au sein de la forêt s’ajoutent à présent la mobilité au village et ses environs immédiats (petites plantations, etc.), la mobilité entre les villages baka (axée sur le maintien du lien social), la mobilité entre les villages baka et fang et la mobilité entre les villages baka et les centres urbains de la région 141 . Plusieurs de ces nouvelles formes de mobilité entraînent un rapprochement spatial entre Baka et Fang et une intensification des échanges. La mobilité se restreint du fait du retour systématique au village, point durablement fixé dans l’espace (et premier signe de solidification de l’espace).

Notes
135.

Pourtier (2002).

136.

Ceci est également vrai pour une bonne partie des Bantu vivant dans les grands centres urbains, à l’exception des jeunes générations.

137.

Hélène Nzé Andou (f. 538), Baka de père et de mère, est Présidente de l’Association Edzengui oeuvrant pour la préservation et la valorisation de la nature et de la culture baka. Communication personnelle, Libreville, Gabon, février 2007.

138.

Chez les Baka du Gabon, « aveugle » se dit [índēàmù-bèlè] soit littéralement « ne voit pas la forêt ».

139.

Communication personnelle, Vitrolles, 2007. Robert Brisson a vécu une quarantaine d’années auprès des Baka du Cameroun.

140.

Comme évoqué à de nombreuses reprises, la gestion des ressources naturelles a toujours fait partie du quotidien des Baka qui refusent, de fait, toutes restrictions. Au-delà même d’une gestion séculaire, il s’agit de protection d’après Vansina (1985 : 1321) : « Les chasseurs/récolteurs ont protégé les plantes utiles (palmerais dites naturelles)… ».

141.

Il n’est pas uniquement question de Minvoul ici. Plusieurs Baka se sont déjà rendus à Oyem (certains y ont même vécu quelque temps), à Mitzic (il s’agit généralement de bons chasseurs qui seront missionnés localement, souvent pour du braconnage) et à Libreville (certains malades demandent à leur guérisseur de se déplacer jusqu’à eux).