L’intérêt de la collecte des termes d’adresse ne réside pas tant dans l’inventaire qu’il est possible d’en faire, mais dans le rôle que peuvent jouer ces termes du fait qu’ils ne suivent pas exactement la classification de référence. Il existe, en effet, peu de termes d’adresse en baka. Seuls quatre termes ont été répertoriés dont trois semblent synonymes ; tous étant des termes classificatoires comme l’entend Rivière (1999 : 66).
Le terme [bàbā] signifie « papa » et s’applique à tous les pères classificatoires susmentionnés (cf. schéma p182) mais également à tous les membres de la génération du père d’Ego. Ainsi, la catégorie des « papas classificatoires » est plus étendue que celle des « pères classificatoires », eu égard à des attitudes de respect. En effet, tous les oncles collatéraux de parenté directe ou par alliance, ainsi que les « pères » du conjoint, sont intégrés à cette catégorie des « papas » grâce à cette attitude spécifique ; il s’agit d’un amalgame respectueux. Par ailleurs, la pratique des alliances par affinité188 (à la génération G-1) amène Ego à appeler papa (en langue française189) les alliés de ses « pères classificatoires » (cf. partie 3.2.3.2).
Ces « papas » ne sont pas spontanément évoqués par les Baka, il peut s’agir d’attitudes calquées sur les « pratiques communes gabonaises » où, d’une manière générale, tous les individus correspondant à la classe d’âge de ses « pères classificatoires » peuvent être appelés papa. Cette hypothèse est renforcée par les propos de Brisson (2002) qui précise que baba « ne s’emploie pas pour le père d’un autre ». Cet aspect serait donc récent et imputable aux phénomènes de contact de plus en plus fréquents et prolongés.
Le terme [màmā] désigne la catégorie classificatoire des « mamans » est plus étendue que celle des « mères », comme pour les « papas ». Elle comprend effectivement les tantes paternelles, kale, et les « mères » du conjoint. Par contre, les femmes des oncles utérins, wɔtita, en sont exclues, sachant que ces dernières sont des épouses potentielles d’Ego par l’intermédiaire du néposat191. Le même genre d’asymétrie relevée pour les catégories des « pères » et des « mères » semble exister ici, dans la mesure où les extensions possibles par l’intermédiaire des termes d’adresse paraissent plus restreintes pour les « mamans » que pour les « papas » si l’on se limite au terme de mama.
L’extension de la classe des « mamans » peut effectivement s’étendre à la génération supérieure (i.e. G-2) si l’on prend en considération les « synonymes »192 utilisés pour désigner les « mamans » soit [îì] et [ínī]. Ces deux termes sont, en effet, également utilisés pour nommer les « mamans » des « mamans », c’est-à-dire la génération G-2. Cela renvoie en quelque sorte à la notion de parent inclus dans le terme ɲi avec une forte connotation féminine suivant le contexte d’utilisation. Au-delà de G-2, le terme [íɲō], englobant tous les ascendants quel que soit leur genre, est préféré. Ce terme serait un amalgame de ini et ɲi suivi de la marque du pluriel /íɲí-ō/.
Nous avons vu dans la partie précédente (cf. 3.2.1.1.1) qu’il existait une distinction notoire entre le côté paternel et le côté maternel dans la mesure où les femmes des « pères » sont de fait intégrées à la catégorie des « mères classificatoires » alors que l’inverse n’est pas vrai. Or, cette asymétrie s’inverse en faveur du côté maternel dans des conditions de respect où les termes d’adresse papa et maman peuvent être utilisés pour référer, respectivement, à tous les hommes et les femmes de la génération de G-1, exception faite de l’épouse de l’oncle utérin. La documentation dont je dispose à l’heure actuelle ne me permet pas de savoir si ces pratiques sont récentes et émergent d’un système englobant tous ces individus, généralisé aux communautés gabonaises, et visible notamment à travers ces termes papa/maman en « français gabonais » référant à toutes les personnes de la génération des parents d’Ego (G-1), ou si ces pratiques sont les traces d’un système antérieur qui perdure encore aujourd’hui.
Il s’avère judicieux de comparer les données d’anciennes sociétés voisines, à savoir les Ngbaka ma’bo étudiés par Thomas (1963 : 79). Dans cette communauté, le terme de tita est utilisé pour les générations ascendantes et descendantes, soit respectivement pour désigner les frères du grand-père agnatique et le grand-père agnatique de celui-ci, et l’arrière petite-fille (via la lignée du fils et du petit-fils). D’après le même auteur, il existe chez les Ma’bo une idée de cycle qui se retrouve donc dans ces appellations données tant aux ascendants qu’aux descendants. En outre, les référents des ascendants pour ce terme se retrouvent chez les Baka. En revanche, comme déjà vu précédemment, les Baka n’utilisent pas le terme tita pour désigner les générations descendantes. Toutefois, chez les Baka du Cameroun, d’après Bahuchet (1989 : 439)193 « A la génération -2, tous les hommes sont títà, toutes les femmes íyō. Le fils aîné de l’oncle maternel est aussi nommé títà … ». Cela ne se vérifie pas dans les données collectées auprès des Baka du Gabon où aucune distinction n’est faite à l’égard de l’aîné de l’oncle utérin. Est-ce une perte de distinction chez les Baka du Gabon ou une nouveauté chez ceux du Cameroun ?194
Quoiqu’il en soit, il s’avère intéressant de mettre en parallèle ces appellations identiques pour des individus appartenant à des générations différentes avec la question de l’homonymie extrêmement fréquente dans cette société. Il est, par exemple, possible d’entendre un adulte appeler un enfant baba (« papa ») lorsque celui-ci porte le nom du « père » dudit adulte. Sur le plan symbolique, l’enfant est alors considéré comme le « père » de cet adulte, du fait de son homonymie avec ledit « père » qui s’avère être très souvent le « grand-père » ou « l’arrière grand-père » de l’enfant (cf. infra partie 3.2.2.2).
cf. Laburthe &Tolra, 1993 : 90.
Et éventuellement en baka sur élicitation spécifique mais non spontanée, par traduction littérale.
Tous ces référents sont indistinctement nommés [màmā], [îì] ou [ínī].
Comme déjà évoqué, ces femmes peuvent également être nommées wale (litt. « ma femme ») par Ego masculin.
Les trois termes mama, ii et ini sont employés indistinctement à la génération G-1, mais cela n’est pas le cas pour la génération G-2 où le premier terme n’est pas utilisé.
Et chez Brisson (2000) où les référents de tita sont « l’oncle maternel (pour un garçon ou une fille) et tous ses enfants [et les] grands parents (paternel et maternel) ».
Une étude comparative plus approfondie s’avère nécessaire pour répondre à ce questionnement ; cette étude permettrait également de préciser le type de rapports probables entre la notion de cycle évoquée par Thomas (ibid.) et les relations de plaisanterie (i.a. désignations identiques des oncles utérins et des grands-parents).