3.2.3.1 Mariage

Les demandes en mariage se font généralement à l’initiative de l’homme. Celui-ci aborde la femme désirée, et si cette dernière est d’accord, il contacte alors les parents de sa future épouse. L’homme devra s’acquitter d’une dot envers sa belle-famille, sorte de compensation de la force de production perdue dans la famille de l’épouse.

‘« Dans les ethnies patrilinéaires, la dot compense théoriquement deux types de “ perte ”, l'épouse en tant que génitrice, et l'épouse en tant que productrice agricole. » (Mayer, 2002 :196)’

Encore de nos jours, les Baka ne peuvent en aucun cas être considérés comme des populations d’agriculteurs. Ils sont encore tous actuellement majoritairement chasseurs-cueilleurs223.

‘« Le mariage par prestation a complètement éliminé le système préférentiel ancien ou le système par échange : maintenant, dans ces huit villages, nous ne trouvons que des mariages basés sur la dot. »’

Les propos d’Althabe (1965 : 574) présupposent que les Baka n’avaient pas de système de mariage par prestation224. Cela peut s’entendre si Althabe ne comprend pas dans les prestations, les services du gendre rendus auprès de ses beaux-parents. En effet, d’après les entretiens que j’ai pu récolter, les notes de Morel (1960-61) et les propos de Brisson225, la dot était autrefois surtout constituée de services rendus à la belle-famille ; les nouveaux mariés restaient quelques années au campement de l’épouse. De nos jours, les jeunes époux continuent à vivre quelques années au village de la femme mais la dot est principalement constituée de présents (pagne, objet forgé, marmite, etc.) et de monnaies. Ainsi, l’obtention de ces produits se fait essentiellement auprès des Bilo, soit par un système de troc avec les Fang pour lesquels les Baka travaillent (gibiers fournis ou journées de travail promises dans les plantations par exemple), soit en achetant directement les objets dans les commerces. Cette dernière option est de plus en plus fréquente, évitant ainsi aux Baka de contracter des dettes insolvables auprès de leurs « patrons » profitant de cette opportunité pour exiger sans cesse de nouveaux services. L’achat direct, dans la mesure où le jeune homme a réussi à réunir la somme d’argent nécessaire sans l’aide d’un Bilo, ne place pas celui-ci dans une position de subordination vis-à-vis d’un tiers.

Seitz (1993 : 182) insiste sur le fait que la dot n’a été qu’une occasion pour les Bantu « d’exploiter la situation à leur profit et, en prenant en charge les prestations des Pygmées, ils arrivèrent à les entraîner dans un rapport de dépendance ». Les dettes ainsi contractées vont effectivement permettre aux populations dominantes d’asservir les Baka ; à ce titre, prenons l’exemple de Mba et d’un de ses neveux. Comme décrit précédemment, une relation particulière existe entre un tita et un nɔkɔ, ce dernier pouvant hériter de la responsabilité de la femme de son oncle et de ses enfants à la mort dudit oncle. Or, de son vivant, l’oncle, doit assumer un certain nombre de responsabilités vis-à-vis de ce neveu. Dans le cas précis de Mba, son neveu contracte une dette auprès d’un Bantu, un Fang, mais n’arrivant pas à rembourser sa dette, il se tourne alors vers son oncle. Ce dernier va être dans l’obligation de régler cette affaire pour le compte de son neveu auprès du Fang. Ne pouvant réunir la somme d’argent réclamée, Mba se trouve en position d’infériorité et se voit présenter une solution alléchante par son créancier. Non seulement le Fang propose d’annuler la dette mais il est prêt à ajouter une somme modeste, en contrepartie de quoi Mba devra donner sa très jeune fille âgée d’environ huit ans (f.213) en mariage à cet homme. Ces problématiques financières, dont les Baka ne sont pas encore bien habitués, et son devoir de responsabilité amènent Mba à accepter cette proposition qui lui semble la plus simple (ou plutôt la moins inextricable). Ces situations, de plus en plus fréquentes, ont de multiples conséquences dans la société baka et créent souvent des déséquilibres difficiles à rétablir comme le fait que :

  • les jeunes filles à épouser pour un jeune Baka commencent à manquer dans la région de Minvoul ;
  • le conjoint est imposé à la jeune fille contrairement aux pratiques traditionnelles où les deux époux se choisissent mutuellement ;
  • ces femmes et leurs progénitures sont souvent des locuteurs perdus pour la langue et la culture baka ;
  • les Baka se laissent piéger par les problématiques financières qui les dépassent et ne considèrent pas les pertes culturelles dans leur ensemble : bien-être psychologique des jeunes filles (mariage imposé), appauvrissement des filiations baka, dispersion des membres du groupe et perte de sa cohésion sociale, disparition des Baka au milieu de la communauté fang226, etc.

Comme je l’ai explicité en fin de partie précédente, aux générations G-1 et G-2, les lignées maternelles sont aussi importantes que les lignées paternelles. Au-delà de G-2, seul le lignage paternel transmis sur plusieurs générations revêt une importance capitale. Ainsi, les restrictions matrimoniales concernent non seulement les individus de même lignée qu’Ego c’est-à-dire de même lignée que son père, son grand-père et arrière grand-père paternels, etc., mais également les individus de même lignée que la mère de son père, de même clans que sa mère (et donc, de fait, du père de sa mère) et de la mère de sa mère. La fiche de Mesono (cf. annexe 6.2.4.42, f.338) illustre parfaitement cet aspect, puisqu’il a respecté cette règle en épousant une femme Mbongo, clan absent de sa parentèle visible jusqu’à G-3.

Il semble, en effet, difficile d’envisager qu’Ego puisse alors contracter une union avec une personne du clan maternel sachant qu’il considère ses cousins parallèles maternels comme ses germains, et ses cousins croisés maternels comme ses propres enfants227. Cet interdit s’avère donc implicite du fait même de leur propre conception parentale. Ainsi, aux vues des 39 fiches généalogiques (cf. annexe 6.2.4) et des compléments d’informations récoltés pour la base de données Puck, soit 285 alliances pour la région de Minvoul, cet interdit aurait seulement été enfreint huit fois, soit un peu moins de 3% (2,8% exactement). Lors de recherches ultérieures, il peut être intéressant d’enquêter sur les circonstances de ces alliances dans la mesure où certaines conditions très particulières, comme des dots non honorées notamment, peuvent permettre leur réalisation (la fiche de Wowo est d’ailleurs très complexe à ce sujet, cf. annexe 6.2.42).

Prenons, à titre d’exemple, la fiche de Papo (cf. annexe 6.2.4.5), où à la génération G-3, plusieurs alliances endogames ont été contractées. Dans un premier temps, il est toujours possible de supposer une erreur de la part de l’informateur, même si les données ont été vérifiées plusieurs fois avec insistance auprès d’Ego dans ce type de contexte précis où le soupçon est de mise mais également auprès de parents de celui-ci généralement présents lors de la collecte des données. Dans un second temps, nous pouvons postuler divers degrés de parenté au sein d’un même clan et il peut être permis de se marier avec une personne n’ayant plus de relation de consanguinité reconnue au sein du groupe (la parenté étant trop éloignée de nos jours pour que les anciens ne s’en souviennent) ou une règle permet, après une ou deux générations suivantes de se marier avec une personne de même clan (cf. supra, discussion en introduction sur la distinction clan et lignage). Cette fiche va donc à l’encontre de nombreux interdits quant aux alliances contractées pour les générations ascendantes. Il en est de même pour Ego lui-même qui s’est marié une première fois avec une Ndzembe, donc de même clan que lui, et une seconde fois avec une Mombito, c’est-à-dire une femme issue du même clan que sa propre mère.

Les autres fiches, hormis les exceptions mentionnées228, respectent cet interdit à deux générations d’intervalle. Ceci suppose qu’Ego ait une connaissance parfaite des différents clans de ses ascendants, au moins à la génération G-2.

Dans les faits, les règles sont parfois transgressées ‑ l’exogamie clanique ne serait donc pas toujours respectée ‑ et il n’est pas souvent aisé d’avoir des explications claires quant à ces attitudes bravant les interdits. De surcroît, lorsqu’il s’agit de générations éloignées qu’Ego n’a pas forcément connu. Certains diront que l’Amour triomphe de tout, sachant que traditionnellement les mariés se choisissent. D’autres préfèreront une version plus scientifique mettant en avant des possibilités d’alliance exogame d’un point de vue lignager quelquefois restreintes par, entre autres, le manque de contact fréquent entre communautés éloignées229, une pénurie d’épouses lorsque les femmes baka sont prises parfois dès leur plus jeune âge en mariage chez des Bilo voisins (point évoqué ci-dessus), etc. A contrario, le manque de connaissance d’Ego des appartenances claniques de ses ascendants est peu probable puisqu’il les a lui-même renseignées (au moins à G-2). Ce n’est pas nécessairement un seul de ces divers éléments qui peut effectivement être à l’origine de ces transgressions mais souvent une combinaison de plusieurs de ces facteurs.

Malgré ces prohibitions, connues et reconnues socialement par tout individu baka (âgé d’une dizaine d’années), il est surprenant de constater que de telles alliances peuvent être contractées et entérinées (le paiement de la dot faisant foi). Les cas qui suscitent le plus de récriminations sont les mariages entre individus de même clan. Néanmoins, comme chaque personne est responsable de ses actes, elle peut, de fait, aller à l’encontre des conseils prodigués par les membres de la communauté. Auparavant, il aurait été difficile pour un jeune comme Sèdzèmi (f.514) de résister à la pression sociale, et il aurait sans doute été obligé de quitter le campement230. Or, à Mféfélam, village d’environ 150 habitants, la pression est plus diffuse car ce n’est pas le seul problème à « régler ». Et même si la situation s’avère scandaleuse pour bon nombre de Baka de la région, la transgression de cet interdit ancestral a déjà eu lieu plusieurs fois et Sèdzèmi fils de Mosolobo (f.504, cf. annexe 6.2.4.8) de lignage ndzembe avance à la concrétisation de son union avec une Ndzembe de Doumassi.

Ce n’est pas tant la transgression des interdits qu’il faut relever ici comme phénomène nouveau mais le manque de sanction « réelle ou feinte » infligée aux individus ayant transgressé les règles. D’après les fiches généalogiques, il est clair que la quasi-totalité des mariages se réalisent à l’intérieur de l’ethnie baka (endogamie ethnique) avec une pratique d’exogamie clanique (et/ou lignagère) encore de règle de nos jours malgré quelques rares cas de transgression cités ci-dessus. Peut-être doit-on voir dans ce cas, un phénomène nouveau qui tendra à se multiplier avec les futures générations ? Ces changements de comportements bravant les règles sociales établies peuvent à terme influer sur les fondements structurels de toute la société en question.

Il est possible de trouver quelques constantes dans les alliances matrimoniales entre certains clans. Prenons l’exemple des fiches de Babou et de Seko (cf. annexe 6.2.4.14 et 6.2.4.15) dont les pères respectifs Uwaa et Douma sont frères, issus du clan ndonga et épousent chacun une femme de clan esilo. De même, deux sœurs Mombito (mère de Dikelo et mère de Papo, cf. annexe 6.2.4.5) ont épousé des hommes ndzembe. Plusieurs exemples peuvent effectivement être trouvés mais le nombre d’alliances étudié ne permet pas de tirer des conclusions d’union clanique préférentielle. De plus, le faible effectif de Baka au Gabon peut aisément biaiser les résultats sachant que certains clans ont rapidement disparus de la région de Minvoul, manquant de successeurs masculins pour pérenniser la transmission (cf. supra). Par ailleurs, les Baka ne revendiquent nullement de mariage préférentiel.

Notes
223.

Ou chasseurs-collecteurs. Cette appellation apparaît peu à peu dans la littérature, mais elle ne diverge pas fondamentalement de la précédente et peut également correspondre à l’abréviation CC.

224.

Les données recueillies ne m’ont pas permis de mettre en évidence un système de mariage préférentiel ou d’échange chez les anciens (notion pourtant évoquée par Brisson). Il serait nécessaire de compléter la base de données Puck lors de missions ultérieures afin de tenter de mettre en évidence, sur un échantillon plus étendu et grâce au traitement automatique, ce type de mariage spécifique.

225.

Communication personnelle, Vitrolles, décembre 2009.

226.

Sur la question des dynamiques de transformation ethnique, se référer à Agyune Ndone (2009).

227.