Les locuteurs actifs

Sans chercher à répertorier les éventuelles variantes propres à chaque individu telles que les conçoit Wolff (2000) sous l’appellation d’idiolectes, il est clairement reconnu, au sein de la société étudiée, que les anciens sont détenteurs d’un plus grand savoir culturel. En effet, quelque soit le village visité, le savoir linguistique des anciens s’est généralement avéré précieux lors d’une recherche précise de terme oublié ou inconnu par l’informateur.

Il est, bien entendu, évident que l’écart de génération joue un rôle dans la détention de connaissances, les personnes apprenant tout au long de leur vie, mais ce n’est pas le seul élément en cause. En effet, d’après plusieurs entretiens auprès de tranches d’âge très variées, il semble y avoir une cassure aux alentours des 40 ans244. Selon les récits des anciens, cette période correspond au changement de résidence, au passage de villages ou campements éloignés des routes aux villages actuels. Ainsi, la majorité des jeunes interrogés n’a que très peu, voire pas du tout, vécu dans ces villages ou campements, contrairement aux anciens qui y ont grandi et souvent fondé une famille (et qui se rendaient seulement sporadiquement en ville, cf. partie 3.1). C’est certainement l’une des raisons pour lesquelles tous les individus interrogés, d’une quarantaine d’années ou plus – considérés et se considérant eux-mêmes comme des anciens – n’ont montré aucune difficulté à répondre aux enquêtes linguistiques ainsi qu’ethnologiques. A contrario, les réponses des individus plus jeunes étaient beaucoup plus hétérogènes et variaient en fonction de l’individu lui-même (i.a. son attitude vis-à-vis de la langue, son aspiration à la « modernité » et, de fait, son attirance pour la ville) mais surtout du lieu de résidence. Nous verrons dans la partie suivante concernant la localisation des villages que les deux aspects, attitude du locuteur et lieu de résidence, sont étroitement corrélés dans une perspective de préservation linguistique et culturelle.

En se référant à la carte des villages p 129, l’on constate que la majorité des Baka vivent au sein d’une communauté fang ou en contact permanent avec celle-ci (leur village jouxtant celui des Fang). Seul le village de Bitouga semble isolé. La taille du village joue également un rôle significatif, tout comme le taux de sédentarisation245.

Prenons l’exemple du village de Mimbang où seules quelques familles vivent au sein d’un village majoritairement fang. Les anciens continuent de se rendre régulièrement en forêt et passent en définitive peu de temps au village. Par contre, les jeunes errent au village et conversent beaucoup plus en fang que dans leur propre langue. Il en est de même pour les quelques Baka qui désirent aller à l’école. Généralement, ils n’achèvent pas leur année scolaire. Les entretiens avec ces jeunes ont montré des lacunes importantes et non soupçonnées en baka ; plusieurs termes d’animaux fréquemment rencontrés en forêt n’ont pu être collectés auprès d’eux (i.a. bdéogale, les différents éléphants) et certains animaux, comme le galago, n’étaient même pas reconnus. Le manque de mobilité de ces jeunes – certains d’entre eux développent une activité agricole sous le joug de leurs voisins et la pratique quasi-permanente de la langue fang – non seulement ne leur permet pas d’augmenter leurs connaissances linguistiques baka, mais surtout les amènent progressivement vers une connaissance plus passive de leur langue.

Quant à Mféfélam, village de plus de 150 habitants, la situation peut sembler identique si l’on s’en tient aux entretiens (là encore les jeunes sont peu performants pour les lexiques spécialisés du fait qu’ils se rendent eux aussi de moins en moins en forêt, aspirant à vivre comme les citadins, la ville ne se trouvant qu’à deux kilomètres). Or, la pratique du baka est effective dans le village malgré la présence fang à proximité. Quotidiennement, les jeunes parlent baka, et du fait du nombre d’habitants plus élevés, les anciens (ne pouvant plus chasser) présents au village peuvent parfois jouer un rôle de revitalisation auprès de ces jeunes.

Le village de Bitouga fait quelque peu exception dans la mesure où la dynamique du village s’apparente à celle décrite dans la littérature au sujet des campements de forêt. Un peu moins d’une soixantaine d’individus peuplent ce village et seules quelques vieilles personnes (ou autres malades) demeurent de manière permanente en son sein. Tous les autres membres du groupe se rendent régulièrement en forêt pour des périodes plus ou moins longues (de un à six mois, voire une année pour certains). L’attitude des jeunes diverge considérablement de celles que nous venons de décrire. Ainsi, lors des entretiens, même si leurs performances étaient plutôt remarquables comparativement à leurs homologues des villages voisins, ils cherchaient activement à se remémorer les termes baka oubliés. Pour ce faire, ils faisaient appel aux anciens du village.

Figure 67. Schéma simplifié de performance linguistique corrélé à l’âge et considérant le taux de sédentarisation
Figure 67. Schéma simplifié de performance linguistique corrélé à l’âge et considérant le taux de sédentarisation

Somme toute, plusieurs facteurs entrent en jeu dans la performance linguistique des locuteurs actifs, l’âge, l’attitude, la résidence, le nombre d’habitants, les contacts et le taux de sédentarisation.

Notes
244.

Comme déjà évoqué, les âges ne peuvent qu’être approximatifs.

245.

J’entends par là, le temps réel passé au village.