Le locuteur idéal : mythe ou réalité ?

Le travail de linguiste ne consiste pas à s’attacher aux productions d’un seul individu, mais se doit d’élargir au maximum sa palette d’informateurs en fonction de divers critères précédemment énoncés en introduction de cette partie, à savoir l’âge, le sexe, l’aire géographique et la situation de communication. Il s’avère également important de préciser la « qualité » du locuteur sachant qu’il est bien entendu préférable de travailler avec des locuteurs les plus performants possible.

Or, il se trouve souvent au sein d’une société une personne qui va spontanément se positionner comme intermédiaire entre le (ou les) chercheur(s) et sa communauté. Cette particularité ne renseigne en rien sur les capacités linguistiques de cet individu mais il peut jouer un rôle important dans les relations à établir avec les membres du groupe. Il s’agit en quelque sorte d’un « facilitateur » de terrain, car d’après Laplantine (1996 : 38) l'interaction entre un chercheur et ceux qu'il étudie (…) est précisément (…) ce qui mérite d'être appelé « terrain ».

A Bitouga, cette personne se nomme Sumba Ngongo (f.1, fiche en annexe). Ce dernier a actuellement un peu moins de 30 ans. Son père était un grand guérisseur, réputé, qui l’a choisi pour lui transmettre son savoir247. Ainsi, malgré son jeune âge, Sumba possède des connaissances culturelles spécifiques que ne possèdent que certains anciens du même village (ayant au moins plus d’une vingtaine d’années que lui), et qu’il est prêt à partager dans une certaine mesure (tout ne peut être révélé).

Sur le plan linguistique, il s’est avéré un informateur très performant, sachant siffler les tons sans grande modulation248, ce qui n’a pas souvent été le cas avec les autres locuteurs. Il est intéressant de noter comment le travail régulier de mise en confrontation de sa langue avec le fang lui a fait prendre conscience des emprunts à cette langue voisine, mais aussi d’une situation de concurrence lexicale aux dépens du baka. Il lui a fallu rechercher dans sa mémoire ces termes « estompés » qui, pour la plupart, sont réapparus. Dans le cas contraire, il n’a pas hésité à faire appel aux anciens. Cette prise de conscience s'est d’ailleurs avérée très importante quant aux menaces pesant sur sa langue et il prône désormais l'utilisation du baka et, surtout, demande à ce que ses congénères utilisent systématiquement le terme baka en lieu et place de son concurrent fang. Il met ainsi en place une politique de « revitalisation » des termes tombés en désuétude. Il est maintenant capable de repérer facilement les emprunts et il insiste auprès des anciens du groupe pour qu'ils se remémorent les termes baka. Son comportement est intéressant dans la mesure où les locuteurs prennent conscience de la valeur de leur langue et du fait qu'elle tend à disparaître insidieusement au profit de la langue voisine, alors même qu'ils étaient persuadés qu’ils utilisaient des termes baka.

Toutefois, même s’il n’est pas certain que cette attitude de « revitalisation » perdure, il n’en demeure pas moins que Sumba a réussi à cerner les enjeux d’une telle collaboration à court et à moyen terme mais également à plus longue échéance car il tient à ce que les pratiques linguistiques et culturelles baka soient transmises aux futures générations. Et pour ce faire, elles doivent être préservées.

C’est en effet une grande chance que de faire la rencontre d’une personne habitée d’une telle curiosité – base de toute rencontre et de toute recherche –, ayant de telles connaissances de sa culture et de sa langue, mais aussi pouvant faire le lien entre les différentes générations en présence, qui sont autant de sources additionnelles de savoirs. C’est ainsi que Sumba est devenu en quelque sorte mon informateur référent et qu’il a pris conscience des différents enjeux de la préservation de sa langue et de ses pratiques culturelles.

Notes
247.

Cet aspect est extrêmement important puisqu’un guérisseur ne peut transmettre son savoir médicinal qu’une seule fois au sein de sa famille (cf. partie chapitre 3).