3.3.2 Contextes d’utilisation de la langue baka

Le baka est la langue maternelle de tous les individus de père et de mère baka (un seul parent baka sur les deux n'est pas suffisant pour garantir la transmission de la langue comme nous venons de le voir dans la partie précédente). La transmission se fait de génération en génération, au travers notamment de toutes leurs activités quotidiennes. De même, au sein des villages baka ou lorsque la communauté se retrouve, même en ville, ils parlent leur langue entre eux. Les Baka sont fréquemment en relation avec les autres villages proches du leur du fait de leur mobilité permanente (rencontres en forêt lors de la pose de pièges – comme par exemple les villages d’Ovang-Alène, d’Etogo et de Bitouga, cf . cartes p 129 et p 133 –, regroupement au marché en ville pour la vente des feuilles de marantacée entre autres). Leurs rencontres donnent lieu à l’échange de nouvelles (faits divers, contrats de chasse, etc.), les hommes entre eux, les femmes entre elles. Il n’est pas rare de voir se constituer en ville des petits groupes de Baka à cet effet. Ils parlent alors essentiellement baka dans ce contexte.

En revanche, lorsqu’un Fang arrive en pleine conversation, les Baka vont parler fang afin que celui-ci puisse comprendre la conversation, quelque soit l’environnement dans lequel ils se trouvent (forêt, village, ville de surcroît), et ceci quasi instantanément ; ce changement de langue renvoie à la notion de code switching tel que l’entend Wolff (2000 : 317-318)249. Cette langue est systématiquement utilisée en présence de locuteurs fang : c’est la langue de communication interethnique par excellence. Lorsqu’ils se rendent au marché, en ville, ou dans les commerces tenus par les Hausa250, la langue utilisée est systématiquement le fang.

C’est pour ces diverses raisons que les Baka sont bilingues dès leur plus jeune âge, et ceci dans de nombreux domaines. Comme je viens de le mentionner, même en forêt ceux-ci peuvent parler fang si un Fang est présent (i.a. un mari ou un patron ayant « établi » un contrat de chasse251), aussi les vocabulaires spécifiques relatifs à la faune, à la flore, aux diverses techniques et à l’environnement seront énoncés en fang. Ce constat prévaut également pour l’exemple décrit dans le chapitre 3 (partie 4.2.4) où une femme fang guérisseuse a décidé de parfaire ses connaissances en pharmacopée et est venue se faire initier au village de Bitouga. Les Baka ont donc une vaste connaissance de la langue fang, couvrant plusieurs domaines, et parlent parfaitement cette langue d’après certains Fang de Minvoul ou autres Baka de la région de Makokou252. Or, si ce genre de situation se renouvelle trop souvent, comme cela semble le cas dans les dynamiques actuelles, non seulement les termes fang peuvent venir insidieusement supplanter ceux en baka, mais surtout la langue fang pourrait être utilisée aux dépens du baka.

De plus, étant donné le prestige dont jouissent les Fang (se reporter à la première partie du chapitre 2), les Baka sont fiers de montrer qu’ils peuvent parler la langue d’autrui mais, certains d’entre eux tiennent également à préserver tout un pan culturel secret. Ainsi, le désintérêt général des Fang pour la langue baka, que la majorité d’entre eux ne considère pas comme une langue d’ailleurs, rend service aux Baka qui peuvent alors converser en aparté sans être compris (leur attitude est alors très différente, ils font comme si le (ou les) Fang présent(s), n’était pas concerné par la conversation). Or, quelques rares Fang mariés à des Baka, vivant au sein de cette communauté méprisée, comprennent leur langue mais ne sont pas productifs en baka, ils s’expriment essentiellement en fang. Cette situation pourrait s’avérer équilibrée si chacun des interlocuteurs utilisait sa propre langue mais très souvent, pour ne pas dire systématiquement, le locuteur baka va changer de langue en faveur du fang (notion de code switching, cf. supra)253. Cette compréhension de la langue baka par certains Fang va quelquefois poser problème aux Baka qui souhaitent ne pas être compris. Par exemple, lors de retour de chasse, les Baka ne souhaitent pas que les Fang sachent quel type de gibier a été tué, de part la position dominante que ceux-ci occupent (i.a. prêt de fusil) et qu’ils peuvent estimés être en droit d’exiger en conséquence certains gibiers de choix. Aussi, les Baka vont créer une sorte de langage secret faisant autant appel à la créativité lexicale (métaphores, métonymies, anciens termes réactualisés, etc.) que gestuelle (signes de la main, etc.). Plusieurs canaux sont donc impliqués dans ce type de communication qui s’avère souvent très discret. L’utilisation de ce langage a pour fonction non seulement de renforcer les liens entre les individus ayant participé à l’activité, en l’occurrence la chasse, mais également entre tous les membres du village et/ou au sein de la communauté baka dans son entièreté face aux Fang.

L’utilisation de ces deux langues, baka et fang, est donc généralement prévisible en fonction des individus en présence mais pas toujours comme nous venons de le voir lorsqu’il s’agit de préserver certaines informations ; ceci est d’autant plus valable dans des domaines où le secret est de mise comme les diverses cérémonies rituelles.

Que se passe-t-il lorsque l’interlocuteur ne parle aucune de ces deux langues ?

Le français, langue des médias qui a le statut de langue officielle au Gabon, prend alors le relais lorsque cela s’avère possible. En effet, de nombreux Baka ne parlent pas français et il est important ici de faire une distinction entre les villages proches de la ville où les habitants entendent fréquemment parler français (via les médias entre autres), et les villages très retirés où le français est absent et seulement entendu par les habitants lors de leurs déplacements en ville. Par ailleurs, le français est omniprésent dans tous les établissements scolaires254. La politique du gouvernement est claire quant à la langue de l’enseignement qui est essentiellement le français. Il existe de rares cas d’options de langues dites nationales255, comme la méthode « Rapidolangue »256 dans quelques établissements tenus par des missionnaires. Ces langues sont notamment utilisées dans les médias (radio, télévision) lors de messages importants visant toute la population gabonaise, comme lors du changement des différents indicatifs de lignes téléphoniques.

Avant d’aborder rapidement la problématique de scolarisation en tant que telle, il est important d'évoquer l'accès à l'enseignement car le facteur d’éloignement est un problème crucial. Hormis le village de Mféfélam (ou Essang), les six autres villages de Baka se trouvent à huit kilomètres (ou plus) des établissements scolaires.

‘« Le 10 juillet 2002, il a été porté à notre connaissance, un cas de violation de droits humains relatif au Droit à l'éducation des enfants. […] “ Doum-Assi ”, à quelques 8 km de Minvoul, dans la province du Woleu-Ntem, un groupe d'enfants Pygmées non-scolarisé a manifesté auprès de certains citoyens, leur volonté de voir l'Etat garantir leur scolarisation. » (Mba Abessole, 2004 : 194)’

A ce jour, les enfants de Doumassi, comme les autres villages éloignés, n'ont toujours pas accès à un enseignement de proximité.

Lorsqu'ils vont à l'école, quelle langue les enfants baka utilisent ?

Comme je l’ai évoqué précédemment, les chasseurs-cueilleurs sont victimes de dépréciations évidentes. Ainsi, pour ne pas se faire remarquer, ils préfèrent parler fang plutôt que baka dans la cour de récréation, et en classe, la seule langue acceptée est le français. Malgré cela, les enfants baka sont quotidiennement victimes de discrimination autant de la part de certains enseignants que de leurs camarades fang (moqueries, insultes, etc.). Aussi, un grand nombre d’entre eux refusent-ils d’achever l’année commencée. Et même si certains parents voient la nécessité d’envoyer leur enfant à l’école afin d’arriver à faire valoir leurs droits aux yeux des diverses autorités du pays, entre autres, ils n’arrivent pas à forcer l’enfant à poursuivre sa scolarité. D’autant plus que le rythme scolaire, pensé pour des populations sédentaires, ne convient nullement aux Baka qui effectuent tout au long de l’année de multiples déplacements, souvent de longue durée en pleine forêt, pour de grandes chasses (et ainsi transmettre une partie de leurs savoir-faire) ou simplement pour renforcer l’unité familiale. Situation qui a l'avantage de profiter à la préservation de la langue baka. Pour plus de détails sur les problématiques de scolarisation, se référer à Paulin & al. (2009).

Notes
249.

Il s’agit d’une forme extrême (limite).

250.

Une grande communauté hausa est présente au Gabon. Dans la région de Minvoul, ce sont les Hausa qui tiennent les commerces de « grande envergure » proposant une grande diversité de produits alimentaires d’importation (riz, pâtes, conserves, etc.). Ils parlent hausa entre eux et en famille, l’Arabe Classique étant essentiellement déclamé au travers de versets du Coran appris par cœur à l’école coranique de Minvoul.

251.

Dans le cas de contrat de chasse, suivant le type de chasse (grande vs petite) et de fait sa durée (longue vs courte), la famille nucléaire du Baka concerné (femme et enfants) peut le suivre. La femme sera ainsi chargée de préparer les repas du groupe.

252.

Ces derniers estiment ne pas maîtriser le fang de la sorte. Pour plus de détails sur les rencontres entre les Baka de Minvoul et ceux de Makokou, se référer à la partie .