Evaluation de la vitalité de la langue baka

Un document important de l'unesco, Language Vitality and Endangerment: By Way of Introduction 261, propose une liste de critères en vue d’évaluer la vitalité de la langue. Ces critères ont été appliqués ici au baka du Gabon. Chacun d’eux comporte un degré. Ces degrés sont notés de 0 à 5, et si l'un des critères est au degré zéro, il y aurait une menace. Dans ce cas, les autres critères doivent impérativement atteindre un bon degré sinon la disparition de la langue est à craindre ; d’autant plus lorsque le nombre de locuteurs est extrêmement faible, comme le précise Krauss (2007 : 8).

‘“For relatively small numbers of speakers to maintain their languages indefinitely, certain minimal conditions would be required, e.g. a viable literacy, and social conditions favourable enough to support or at least tolerate maintenance of that language.”’

L’application de ces divers critères262 n’est pas toujours simple, mais ils ont le mérite de poser un cadre, et de fait d’induire des discussions autour de la notion de vitalité de la langue263.

Figure 69. La langue baka face aux neuf critères mis en place par l'
Figure 69. La langue baka face aux neuf critères mis en place par l'unesco (2003)

Ce second critère "Absolute Number of Speakers" ne donne pas un chiffre définitif à partir duquel la situation serait décrétée comme dangereuse mais l'idée véhiculée est la notion de relativité entre les différentes communautés en présence.

‘"A small language group may also easily merge with a neighbouring group, giving up its own language and culture." (ibid. : 16)’

D’après le recensement réalisé par Mengué265 (étudiant en anthropologie, natif de cette région) auprès des Baka, le chiffre avancé est de l'ordre de 321, mais 364 personnes dans la région de Minvoul d’après le recensement officiel de 1993 repris par Mvé Mebia (2001). Chiffre faible même s’il n'est aucunement fait mention des différents campements provisoires qui peuvent compter une vingtaine, voire une trentaine de personnes d’après ce même auteur. Il s'avère effectivement très difficile de compter le nombre d'individus baka vu leur mobilité permanente sans avoir des relais fiables dans chaque village. Et encore, tous les problèmes sont loin d'être résolus266 mais notre propos n'est pas ici de discuter des problématiques de recensement (cf. chapitre 2). Le fait est que la communauté baka est fortement minoritaire au Gabon et qu'elle jouit d'un statut d'infériorité vis-à-vis de ses voisins fang, qui eux, en revanche, font partie des communautés majoritaires du Gabon comptant environ 10376 personnes dans la région du Haut Ntem (ibid.) pour un total d’environ 259 000 individus sur tout le territoire. D’après ces chiffres, les Baka ne représenteraient que 3,5% de la population dans cette région.

‘"It is crucial that the indigenous language serve a meaningful function in culturally important domains." (unesco, 2003 : 18)’ ‘« Lorsque la langue d'enseignement n'est ni sa langue maternelle, ni une langue véhiculaire qu'il côtoie journellement, on a de fortes chances de mettre en péril tout l'édifice éducatif. »’

En effet, non seulement l’enfant apprendra plus facilement à lire et à écrire qu’il s’agit d’une langue connue, mais surtout à travers l’enseignement sa langue, et, de fait, sa culture seront valorisées. Cet aspect est donc nécessaire mais non suffisant vu le taux d’absentéisme important répertorié dans le Rapport conjoint OHCHR-BIT-UNICEF (2008 : 39) où près de 50% des enfants n’ont pas achevé leur année scolaire 2007-2008. Donc, non seulement ces documents ne sont pas accessibles à la communauté baka gabonaise, mais surtout il s’avère essentiel de mener une réflexion de fond sur le type de scolarisation à envisager pour cette population encore en partie nomade270. Pour plus de détails sur les problématiques de scolarisation, se référer à Paulin & al. (2009 : 64-65).

L’application des critères définis par l’UNESCO pour évaluer la vitalité d’une langue, montre très clairement que le baka gabonais est une langue menacée. Sur les neuf critères renseignés, cinq n’atteignent pas le degré 3 dont deux ont un score nul. Cette situation est d’autant plus préoccupante que seule la transmission intergénérationnelle a le degré maximum 5, sans tenir compte des mariages interethniques. Ainsi, la disparition du baka s’avère étroitement corrélée au développement de ce type d’alliance mais pas uniquement. L’attitude globalement négative des locuteurs et le faible nombre d’individus sont des facteurs également primordiaux. De plus, aucune politique gouvernementale n’est mise en place pour la préservation de la cinquantaine de langues gabonaises, mais pour ce qui est du baka, l’utilisation de la langue est vivace au sein de la communauté. Aussi est-il essentiel de s’appuyer sur les points forts existants pour faire remonter les facteurs faibles qui peuvent s’avérer très néfastes dans la transmission linguistique et culturelle ; le travail de documentation et de description étant l’un de ces enjeux.

Notes
261.

Par UNESCO Intangible Cultural Heritage Section's Ad Hoc Expert Group on Endangered Languages, 13 mars 2003 (Approved 31 March 2003 by the Participants of the International Expert Meeting on the UNESCO Program Safeguarding of Endangered Language, Paris, 10-12 March 2003.

262.

Chaque degré est spécifié en fonction du critère. Prenons l’exemple du 3ème facteur concernant la proportion de locuteurs au sein de la communauté, en résumé : « Tous les membres de la communauté parlent la langue. » renvoie au degré 5, « Presque tous parlent la langue. » degré 4, « Une majorité parle la langue. » degré 3, « Une minorité parle la langue. » degré 2, « Très peu parlent la langue. » degré 1 et enfin « Personne ne parle plus la langue. » degré 0. Pour avoir plus de détails concernant la notation des différents critères, consulter sur internet Language Vitality and Endangerment de l'Unesco à partir d'un moteur de recherches ou http://portal.unesco.org/culture.

263.

Prenons l’exemple du 3ème critère résumé dans la note précédente :  qui sont les membres qui composent la « communauté » ? Devons nous prendre en considération les enfants issus de mariage mixte ? Ce sont deux sociétés patrilinéaires, et malgré la paternité reconnue par un Fang, les Baka considèrent ces enfants comme des membres de leur communauté. Doit-on privilégier le point de vue endogène ou le point de vue exogène ?

264.

"The language is spoken by all generations. The intergenerational transmission of the language is uninterrupted."

265.

Mengué Modeste, Communication personnelle, DDL, Lyon, juin 2004.

266.

Homonymie et/ou comptage double voire triple du même individu du fait de ses nombreux patronymes et de déplacements incessants : seules des fiches généalogiques complètes peuvent permettre d’établir un recensement rigoureux.

267.

Il existe un programme d’éducation populaire à la télévision et à la radio réalisé dans les 10 langues « nationales ». Mouguiama-Daouda Patrick, communication personnelle, Lyon, DDL, oct 2005.

268.

Il existe un projet de radio en cours d’élaboration au profit des chasseurs-cueilleurs Mbenzele de la République du Congo (langue proche du aka) sous la responsabilité de Jerome Lewis, communication personnelle, SOAS, Londres, juin 2009. Ce projet est intéressant et peut servir de modèle pour une éventuelle implantation au Gabon et au Cameroun, ce qui permettrait une émulation sans précédent favorisant la revitalisation du baka gabonais (exception faite des changements autres que cela peut également impliqués dans la langue).

269.

Il s’agit d’un internat avec prise en charge intégrale des frais de scolarisation par cette association religieuse.

270.

Ce qui fait défaut dans la majorité de ces programmes, c’est, d’une part, que les préoccupations des CC ne sont pas prises en considération ‑ aucune réflexion de fond n’a été réellement menée sur les rythmes scolaires en fonction des différentes saisons de chasse, de cueillette, etc., sur les matières à enseigner (en adéquation avec leur vision du monde), les méthodes d’apprentissage (par imitation plutôt que par enseignement explicite et argumenté) et, de fait, leurs contenus, le but à atteindre (seulement quelques années pour savoir lire et écrire ou plus ?) – et, d’autre part, que les enfants sortis de leur contexte socioculturel ont énormément de mal à réintégrer leur groupe d’origine sans souffrir d’un manque d’expériences indéniable. De surcroît, leurs compétences scolaires ne sont pas spécialement utiles en milieu forestier. L’essentiel pour les CC étant l’épanouissement affectif et culturel de leurs enfants, ils veilleront à ce que ceux-ci prennent leur place au sein de la famille et plus largement dans la société. Ainsi l’idée d’intégrer éventuellement une partie de l’apprentissage ancestral des traditions culturelles, essentiellement réalisé au sein de la communauté, vient seulement de germer dans l’esprit de certains. Il reste toutefois à envisager les articulations possibles avec le système scolaire à mettre en place.

271.

Les écrits (i.e. Mvé Mebia, 2001, Mayer, 1987), ou autres documents ‑ audio (Pierre Sallée a collecté de nombreux enregistrements musicologiques dans les années 1960, ils sont en cours de numérisation par Nolwenn Blanchard, Doctorante en musicologie à Paris X) et vidéo comme notamment le film de Mayer (1982 : « Les Bakoya ») ‑ existant portent essentiellement sur des aspects anthropologiques et non sur des études linguistiques précises. Néanmoins, cette documentation doit nécessairement être intégrée à un projet visant la documentation et la préservation de la langue et de la culture baka, afin notamment d’être plus facilement accessible.