Comme cela a déjà été indiqué précédemment, il s’avère essentiel de faire une distinction entre les différents villages en fonction de leur situation géographique proche ou éloignée d’une ville ou d’un village bilo.Hormis la présence de Bilo au sein du village, la proximité de celui-ci d’une ville joue un rôle primordial dans les dynamiques de changements. Il existe en effet une corrélation entre mode de vie traditionnel et éloignement géographique de la ville et des Bilo. Cette constatation – qui paraît logique dans la mesure où les chasseurs-cueilleurs sont des peuples de forêt – n’est pas toujours évidente à première vue, et surtout n’est pas forcément prise en considération. Cette distinction s’avère primordiale car en fonction de la configuration du village incluant le nombre d’habitants, le type d’habitation (hutte, maison en terre), la présence ou l’absence d’un Bilo se considérant comme le chef ou le propriétaire des chasseurs-cueilleurs, la proximité de la ville ; les attentes et les problématiques des différents groupes divergent et se répercutent sur les dynamiques de changements.
En fait, d’un côté, certains groupes aspirent à suivre le modèle occidental proposé à travers le prisme de l’ethnie dominante, et d’autres s’attachent à leurs valeurs ancestrales avec une note nostalgique renvoyant à leur vie nomade au cœur de la forêt. Il s’agit effectivement de tendance et non de scission réelle entre deux groupes extrêmes, ces populations étant appréhendées d’un point de vue dynamique, le continuum proposé peut être représenté schématiquement de la sorte.
Ces tendances ne sont pas exclusives aux Baka (cf. infra), elles se retrouvent dans toutes les communautés de chasseurs-cueilleurs étudiées. Au sein d’une même communauté, plusieurs groupes existent en fonction d’aspirations différentes. Au Gabon, les Baka ont des groupes positionnés en 2, 3, 4 et 5, les Bongo en 2, 3, 4, 5 et 6, les Akoa et les Rimba en 1, alors que les Koya peuvent se retrouver dans tous les cas de figure (pour plus de détails, se référer à Paulin & al. 2009). Une fois de plus, il est question de tendances et surtout de dynamiques de populations où les groupes ne sont pas figés. Il semble que les changements suivent plutôt la direction de la catégorie 6 à la catégorie 1, que l’inverse. Néanmoins, cette tendance peut s’inverser brusquement si un groupe se sent menacé et décide de retourner en forêt comme cela s’est produit récemment en RCA273.
L’intérêt d’une telle distinction est qu’elle met en évidence, de manière globale, les attentes et les désirs des différents groupes. En effet, la corrélation entre les catégories 1 et 2 et les aspirations à suivre le mode de vie des Bilo est très forte, la majorité d’entre eux souhaitent se sédentariser – si cela n’est pas déjà fait de manière permanente, avec la possibilité d’accéder de manière non restrictive à la forêt – font des plantations conséquentes, désirent que leurs enfants soient scolarisés et vaccinés, se rendent prioritairement à l’hôpital en cas de maladie importante, etc. De l’autre côté du continuum, une forte corrélation existe entre les catégories 5 et 6 et la préservation de leurs pratiques ancestrales qu’ils désirent transmettre aux futures générations. Ces chasseurs-cueilleurs ne souhaitent aucune domination de la part d’ethnie voisine, et peuvent refuser catégoriquement les plantations comme le souligne Ambianzi (2008 : 36) au sujet des chasseurs-cueilleurs du Congo.
‘« Noël Ballif rapporte un témoignage édifiant sur le mépris de l’agriculture. A la proposition qui a été faite par le commandant (l’administrateur) de venir s’installer près des villages des bantous et y construire de vraies cases en terre et se livrer aux plantations, le chef des pygmées répond : « Nous ne voulons pas cultiver la terre. Ce n’est pas un travail pour nous. Komba, notre dieu nous a envoyés dans la forêt pour chasser. La chasse doit être notre seule occupation. Le mondele (le blanc) ne peut nous empêcher de chasser, danser et chanter…voilà ce qui est bon pour nous, les babenzele. Faire des plantations et cultiver la terre, c’est votre affaire, à vous les bilo (les noirs) ». »’Toutefois, il s’avère pertinent de ne pas mettre en confrontation « tradition » et « modernité » car ces deux aspects ne sont pas exclusifs. Ainsi, certains membres de la catégorie 5, préférant vivre à l’écart de la ville et souhaitant préserver au maximum leurs pratiques traditionnelles, possèdent un téléphone cellulaire (le manque d’électricité n’étant pas un problème, il est pallié par un système de recharge sur piles fabriqué par ces mêmes personnes). Il est donc naïf de penser que la modernité peut être un frein, voire un procédé antagoniste, à la vie de chasseurs-cueilleurs encore en partie nomade.
Quant aux catégories 3 et 4, ce sont certainement les chasseurs-cueilleurs qui sont le plus victimes de discrimination, étant en contact réguliers avec les Bilo, sans forcément adopter leur mode de vie, renforçant ainsi le mépris des ethnies dominantes envers eux. Ils sont, contrairement aux catégories extrêmes 1 et 6, en pleine transition. Ce dont il est question pour la majorité des villages baka de la région de Minvoul (cf. infra).
Cette distinction renseigne également sur le niveau de dépendance des chasseurs-cueilleurs à leurs voisins agriculteurs. Plus le village est profond en forêt, moins les CC sont dépendants car, de fait, ils demeurent éloignés du mode de vie des voisins et de leurs besoins matériels, n’ayant que des rapports ponctuels pour certains échanges particuliers. De même, lorsque les chasseurs-cueilleurs, installés depuis quelques générations proche d’une ville, ont développé une pratique d’agriculture, ils ne sont pas non plus dépendants de leurs voisins. A chaque extrémité de la chaîne, les chasseurs-cueilleurs ne sont pas dépendants (catégorie 1 et 6).
De plus, il est important de ne pas envisager les dynamiques de populations dans une dimension mono-factorielle mais de bien garder à l’esprit qu’un grand nombre de critères doivent être pris en considération, comme l’attitude des ethnies voisines envers les chasseurs-cueilleurs, et réciproquement, les politiques distinctives, les conditions d’accès à la forêt, etc.
Cet exemple a été rapporté par Prince Dondia (Aka de RCA) dans Paulin & al. (2009). Un groupe de Aka vivait très proche de ses voisins Bilo depuis de nombreuses années, ces derniers ayant des relations de domination évidentes envers eux. Lorsque plusieurs problèmes sont survenus, les Aka, victimes de discrimination et de mauvais traitements, ont décidé de se réfugier en forêt, coupant les liens de dépendance qui les reliaient aux Bilo. Ils appartiennent dorénavant au groupe 6 et préfèrent vivre de manière autonome.