La modernité atteint les Baka via les médias, via les voisins fang ou encore par l’intermédiaire d’autres groupes ethniques vivant dans la région. Toutefois, l’introduction d’objets occidentaux était d’ores et déjà visible dans les années soixante grâce aux photographies du Père Morel (1960-1961), et Turnbull (1962) confirme ce phénomène à propos des Pygmées de l’Ituri. De nos jours, la possession d’un lit composé d’un matelas et agrémenté de draps est symboliquement perçue comme un signe de richesse et de réussite (sachant que même certains Fang ne peuvent acquérir ces biens).
Du fait de s’ouvrir sur le monde d’une manière plus globale, donc pas simplement pour copier le mode de vie des Fang, au travers notamment de la radio, de la télévision (dans les foyers fang auxquels ils ont accès) et peut-être aussi de la présence d’une église au sein même du village, les habitants de Mféfélam en arrivent à se marier entre individus de même lignage. Cette pratique naissante est expliquée par les anciens de la communauté comme une perte des valeurs traditionnelles baka, presque au même titre que la coloration des cheveux et l’introduction de nouvelles manières de danser dans les rituels. Elle est vécue comme un non-sens, une pratique « contre-nature » proscrite par tous les groupes ethniques de la région, exception faite de la situation particulière des grands centres urbains comme Libreville.
Finalement, la société baka du Gabon semble de plus en plus marquée par une dualité, plus ou moins forte selon les villages de la région, qui apparaît dans plusieurs domaines de la vie des nouveaux « villageois » et semble désormais faire partie intégrante de leur identité. Se dessine ici un jeu subtil, où des transformations de surface (au sens cartésien du terme et de l’ordre du paraître) tâchent de masquer l’absence (peut-être passagère) ou le faible nombre de transformations profondes (toujours au sens cartésien du terme et de l’ordre de l’être). Les Baka ne se laissent pas aussi facilement déposséder de leur identité culturelle. Toutefois, le nouvel équilibre dont certains villages témoignent est un équilibre fragile, et d’autres semblent déjà plus avancés sur la voie de la sédentarisation/bantuisation. Les centres urbains et les biens réels ou imaginaires du monde moderne exercent actuellement une forte attraction, surtout sur les jeunes Baka. Voici un bref aperçu des domaines où, d’après mes observations, l’on relève cette dualité.
Les transformations décrites ci-dessus n’affectent pas tous les villages de la même manière ni avec la même intensité. On distingue des villages plus conservateurs et des villages plus innovateurs, et il est possible, en dépit du risque de produire une simplification réductrice, de parler d’un gradient calqué sur le continuum précédemment proposé (cf. figure ci-dessus), sur lequel on pourrait tenter de placer l’ensemble des villages baka de la région), en tenant compte de la diversité des comportements collectifs observés. A l’une des extrémités de ce gradient (soit à la catégorie 5), on situerait alors le village de Bitouga, isolé du point de vue géographique. L’organisation spatiale de ce village (la disposition des cases et des huttes) et le nombre d’habitants qu’il loge en son sein sont (encore) assez représentatifs de la situation antérieure. Le nombre d’habitants de Bitouga correspond à ce qu’on attendrait pour des groupes de chasseurs-cueilleurs (entre 40 et 60, un nombre qui est lié à la viabilité et au bon fonctionnement d’un groupe vivant au sein de la forêt et vivant de ce milieu). Le fait d’être le seul et l’unique village baka de la région à ne pas se trouver à proximité d’un village fang, ou ayant un chef fang (cf. plan villages p131), et assez éloigné de la ville de Minvoul explique sans doute en partie le caractère plus conservateur de ce lieu. La plus grande distance géographique et la position isolée font que les habitants de ce village ne vivent pas en contact permanent avec les Fang. C’est ici que l’on trouve l’attachement le plus marqué et le plus explicite aux valeurs nomades ancestrales.
Le village de Mféfélam, au contraire, se situerait à l’autre bout de cette échelle (soit dans la catégorie 2 de la figure ci-dessus). Le nombre de ses habitants s’élève à 150, ce qui est très proche de ce que l’on observe pour les villages bantu voisins. Ce village jouxte un village fang (Esseng), comme la quasi-totalité des villages baka, mais est en outre celui qui se trouve être le plus proche, du point de vue géographique275, de la ville de Minvoul, principal centre urbain de la région étudiée (cf. plan villages p131). Il possède en son sein une église pour Baka. Comme déjà indiqué plus haut, les enterrements à Mféfélam sont de type chrétien traditionnel et se déroulent en langue fang ; ce fait atteste d’une dynamique de changement en faveur de pratiques culturelles qui vont au-delà d’une simple appropriation de pratiques voisines. C’est effectivement au sein de ce village que l’on observe les pratiques qui dévient le plus des schémas socioculturels antérieurs et que la langue et les savoirs culturels sont les plus menacés, en particulier parmi les jeunes Baka. Ce dernier point montre que l’âge joue également un rôle, bien que non nécessairement prépondérant. Les savoirs des jeunes résidant à proximité des Fang, tendent à adopter leur mode de vie, leurs habitudes et perdent peu à peu les connaissances des anciens. Leurs savoirs diffèrent considérablement des jeunes résidant en forêt ou éloignés des Fang.
De manière générale, on peut considérer que les villages baka jouxtant un village fang mais se trouvant à plus grande distance de Minvoul, se situent quelque part entre ces deux pôles. Il en est de même pour les villages où les Baka vivent à l’intérieur même du village fang. Cependant, il est difficile de généraliser du fait que la disposition dans l’espace n’est pas le seul facteur de transformation. Il y a aussi l’accessibilité, le nombre d’individus et les aspirations de ces personnes276. Il est rappelé, à ce propos, l’exemple assez extrême du village de Mimbang. Ce village, situé à six kilomètres environ de Minvoul, est relié à cette ville par la route et ne compte que deux maisons baka, au sein d’une majorité de maisons fang (cf. ibid.). Les (quelques) jeunes baka qui vivent ici se rendent de moins en moins en forêt et ont, par voie de conséquence, d’une part, du mal à fournir le vocabulaire de la faune (cf. partie 3.3) et, d’autre part, n’arrivent même plus à reconnaître certains animaux pourtant très présents dans l’environnement forestier, comme le galago.
Cette opposition culturelle semble s’être projetée symboliquement dans l’espace du « village » baka.
A deux kilomètres seulement de Minvoul, et directement relié à cette ville par la route.
Sans doute liées aux raisons pour lesquelles ils ont fini par côtoyer les Fang.