Les différences répertoriées entre les groupes de chasseurs-cueilleurs baka tiennent énormément à la position de leur village ou de leur campement en fonction des villes ou des villages des populations voisines et donc à la fréquence et à l’intensité des contacts avec ces populations. Le choix du lieu n’incombe pas toujours aux chasseurs-cueilleurs eux-mêmes, qui sont parfois contraints par les exploitations forestières, les ONG ou le gouvernement de quitter leurs zones. Comme le soulignent Binot & Joiris (2007 : 4) : « les politiques publiques ont toujours encouragé la sédentarisation, la mobilité étant largement considérée comme une entrave au contrôle des personnes », ce qui entraîne inévitablement des transformations plus profondes du mode de vie de ces populations de chasseurs-cueilleurs. Plus le changement est abrupt, plus les conséquences peuvent s’avérer dramatiques. Il semble que ce changement de mode de vie nomade en mode vie sédentaire passe par un stade de semi-nomadisme comme a pu le décrire Clastres (1972 : 63) pour les Guayaki du Paraguay qui « vécurent dès lors mi-nomades, mi-sédentaires : ils continuaient à parcourir les bois, chassant ou collectant leur provende, mais finissaient toujours par revenir, après un temps plus ou moins long qui tantôt ne dépassait pas la journée tantôt atteignait un mois entier, au campement fixe… ». Il en est ainsi des Baka du Gabon de la région de Minvoul qui se trouvent entre deux modes de vie antagonistes sur plusieurs points.
En définitive, c’est la pression simultanée de plusieurs facteurs, exogènes et/ou endogènes, prépondérants et/ou (a priori) mineurs, qui détermine le degré d’avancement des différentes transformations. Les mélanges de facteurs de même que l’impact des facteurs pris individuellement semblent varier d’une situation à l’autre. Il n’en demeure pas moins que le processus de sédentarisation forcée induit, directement ou indirectement, l’ensemble des transformations observées. Il paraît évident que ces transformations occasionnent des tensions au sein du groupe, voire au sein de la communauté.
L’étude de l’espace, du territoire et de la mobilité chez les Baka du Gabon a permis de mettre en évidence plusieurs points importants. Ceux-ci conduisent à une meilleure compréhension des transformations en cours et des dynamiques en présence. Les transformations dont il est question ici concernent la perception de l’espace naturel et culturel, la nature et l’organisation du territoire au sein de cet espace pluriel et les types de mobilités attestés chez des communautés très minoritaires qui se trouvent confrontées à un environnement « naturel » changeant, à des pressions exercées par d’autres groupes d’humains (politique de fixation dans l’espace national afin de faciliter le recensement des individus, processus d’assimilation ethnique intentionnelle ou induit par les rapports de force ou l’interaction entre systèmes, etc.) et à des interrogations collectives concernant la validité de leur propre mode de vie et la pérennisation de celui-ci.
La sédentarisation imposée et la dynamique du monde contemporain sont deux facteurs exogènes importants entraînant bon nombre de transformations. Les villages se situant désormais à proximité des Fang, le contact devient de l’ordre du quotidien et la nature des contacts se modifie également. Il s’ensuit un certain nombre d’adaptations et de changements dont un aperçu relativement détaillé a été présenté dans ce chapitre, comme les constructions en dur, les conséquences pour la langue et les conséquences pour la mobilité. Pour ce qui est de la vie au village, on note une diminution de certaines pratiques culturelles, ayant une incidence manifeste sur l’ambiance au sein de ce nouveau lieu d’habitation. On entend beaucoup moins de contes au village qu’en forêt. Il en est de même pour les rituels intimement liés au milieu forestier. Si des pratiques rituelles comme Edzengui se maintiennent, celle du Kose, par exemple, sont moins visibles au village. L’atmosphère et l’ambiance du village étant moins propices que celles de la forêt. Cette dernière paraît effectivement très vivante dans la mesure où beaucoup de bruits d’animaux constituent un fond sonore permanent, et constitue le décor « naturel » et donc tout désigné pour certaines pratiques ancestrales.
Les adaptations introduisent une certaine dualité au sein de l’espace et des comportements linguistiques et culturels, opposant forêt et village. Toutefois, la majeure partie des changements documentés se présentent selon des degrés d’avancement variables qui sont fonction d’une multiplicité de facteurs, comme notamment la distance géographique (proximité des Fang et intensité des contacts) et les mariages mixtes.
Les résultats de cette étude basée sur l’observation participante, des enquêtes de terrain et l’examen du stock lexical des Baka font ressortir un paradoxe. Les Baka, tout comme les autres groupes de chasseurs-cueilleurs du Gabon au contact des Bilo277, sacrifient une part de leur héritage socioculturel et procèdent à des adaptations que l’environnement leur impose dans le but de préserver, le plus longtemps possible, ce qui leur semble être le cœur même de leur identité. Cela implique nécessairement des « choix ». Il n’est pas clair comment ces choix s’opèrent : d’un commun accord, suite à une concertation, spontanément sur la base d’une intuition collective ou en mélangeant les deux ? Cette manière de procéder et de composer avec les exigences venant de l’extérieur évoque une résistance subtile et pacifique, assurant la continuité d’une dynamique sociétale dans un environnement changeant et de plus en plus contraignant.
Un autre facteur endogène, très étroitement lié au précédent, est l’attachement à la forêt. Cet attachement est encore très visible au sein de la communauté baka (exception faite des enfants issus de mariages mixtes), même si pour certains de ses membres la fréquentation de la forêt diminue. Quoiqu’affectés de manière inégale par les différentes transformations en cours, les Baka demeurent (encore) fondamentalement un peuple de la forêt, des chasseurs-cueilleurs nomades « dans l’âme », dont la mobilité est supérieure à celle des Bantu. De nombreux domaines comme les pratiques de la chasse et de la collecte, le système lignager et les rituels intimement liés à la dynamique de la forêt, fondant la spécificité socioculturelle du groupe, témoignent encore d’une grande stabilité. Les Baka sont très solidaires entre eux, soudés face à la présence d’une autre ethnie. Une telle attitude est nécessaire pour la pérennisation du groupe (cf. Clastres 2005). Le maintien de leur langue (très différente des langues bantu et de ce fait incomprise par leurs voisins), en dépit des pressions extérieures, leur permet de converser secrètement, ce qui ne fait que renforcer la cohésion interne du groupe.
De toute évidence, l’avenir des Baka et de leur rapport à l’espace de vie actuel est incertain. Une étude approfondie focalisant sur les perceptions et les comportements des sujets appartenant aux plus jeunes générations permettra sans doute de mieux cerner dans quelle direction la société baka évoluera. Bon nombre de jeunes ne veulent pas être reconnus comme Baka (et encore moins comme « Pygmées »), du moins pas publiquement. Ils semblent, de plus en plus, sous l’emprise d’une vision très dépréciative de leur spécificité culturelle et sociale. Le bilinguisme baka-fang pourra assez facilement basculer en faveur du fang, voire dans un second temps du français, notamment chez ces jeunes, étant donné l’impact croissant de ces langues dans le contexte local et national et l’exposition des jeunes aux médias.
Leur avenir est imprévisible, bien que certains effets de la sédentarisation s’observent « à l’œil nu ». Les communautés sont des systèmes dynamiques en équilibre instable, en constante interaction avec leur environnement. La société et la culture baka se trouvent-t-elles à l’heure actuelle dans une phase d’accélération ? Il manque le recul nécessaire, mais étant donné les faits observés, cela semble probable vu la complexité des pressions environnantes et la politique de sédentarisation. Pendant combien de temps encore, les Baka resteront-ils un peuple de la forêt ? Et plus fondamentalement, les Baka seront-ils encore reconnus comme tels ?
En effet, étant donné les changements culturels, tant sur la mobilité, le mythe fondateur, la parenté et les pratiques linguistiques, qui ont d’observés au cours de ce chapitre, et d’après les propos de Godelier (2004 : 47-48), il est possible de se demander si les Baka de la région de Minvoul seront encore reconnus comme Baka, au même titre que les Baka du Cameroun.
‘« Par « ethnie » nous entendons l’ensemble de ces groupes locaux … qui se reconnaissent une origine commune, parlent des langues proches appartenant à la même famille, et partagent en outre des modes de pensée et des modes de vie, c’est-à-dire des représentations de l’univers et des principes d’organisation de la société, qui manifestent par leurs différences mêmes leur appartenance à une même tradition dont ces différences apparaissent comme autant de transformations possibles. »’Mais sans doute pour des raisons qui peuvent varier en fonction des époques et des circonstances.