4.1 Introduction théorique : différentes approches de la catégorisation

4.1.1 Perspectives historiques

D’après Berlin (1992 : 4), les préoccupations des chercheurs s’attachaient davantage à la manière dont les sociétés utilisaient les ressources de leur environnement plutôt qu’à cerner les diverses conceptions qu’ils avaient de celles-ci. Les ethnologues s’attelaient à produire des ethnographies précises touchant au domaine de l’économie et de la gestion en répondant à la question de savoir comment, et de quelles manières les hommes utilisent la nature. Ce n’est que très récemment, au milieu du 20ème siècle, grâce à Conklin (1954) que l’ethnographie a réellement intégré une approche méthodologique proche du courant cognitiviste actuel. Deux pans sont donc à considérer :

  • Le pan économiste qui finalement s’attacherait à rendre compte de la diversité culturelle au sens large du terme à travers les différentes populations peuplant notre planète. En d’autres termes, il s’agit du courant relativiste qui, appliqué à mes propres recherches, permet de mettre en évidence les spécificités de la communauté baka gabonaise.
  • Le pan cognitiviste, qui peut se comprendre dans la manière qu’ont les sociétés de percevoir la nature, où les chercheurs, du fait de s’intéresser au fonctionnement de la cognition humaine, s’efforcent de trouver des similitudes entre les diverses cultures (littérales278 versus non littérales) afin de mettre en place un système fonctionnel cohérent. Au sein de ce courant cognitiviste, Berlin, en désaccord avec l’hypothèse Sapir-Worf, par le biais de son étude sur les Tzetal ainsi que plusieurs comparaisons d’études portant sur des populations littérales ou non, offre un modèle cohérent de classification. Ce courant comparatiste où la notion de caractéristiques « cognitives » universelles, rejoignant ici l’idée de « cross-cultural regularities » dont parle Berlin et qu’il a détecté également dans le travail de Conklin, côtoie les spécificités des multiples communautés étudiées qui créent la diversité culturelle. Cette idée est intéressante mais, de mon point de vue, elle n’est pas réellement intégrée à sa juste valeur au sein du modèle proposé, jugée comme secondaire comme nous le verrons par la suite.

Ainsi, le courant qui consiste à rechercher certains universaux a pris de l’ampleur et il n’est pas toujours aisé de repérer non seulement les niveaux d’analyse mais également les domaines où sont postulés ces universaux. En effet, les divers domaines que peut englober l’étude de la culture – que ce soit entre autres la linguistique, l’anthropologie, l’ethnologie, la psychologie cognitive, l’archéologie, l’histoire – n’offrent pas de frontières nettement définies entre eux.

Est-il possible de faire de l’anthropologie sans toucher à la linguistique par exemple, et inversement ?

Même si le chercheur essaie dans la mesure du possible de limiter son champ d’action, il est sans arrêt confronté à d’autres disciplines. Chaque domaine a, en effet, ses champs d’investigation propres mais touche également à d’autres notions plus transversales.

Les deux courants relativiste et comparatiste tendraient à s’opposer.

‘“When larger, theoretical issues are tackled, the goal of the relativist is to demonstrate how the contextual and symbolic complexities of sociocultural variation make broader comparative statements impossible…” (Berlin, 1992 : 12).’

En fait, les relativistes ont comme but ultime la description ethnographique alors qu’elle n’est qu’un point de départ à la perspective ethnobiologique qui au travers des différentes descriptions en présence va tenter de généraliser les similitudes constatées. Ma position ne sera pas ici d’opposer les deux approches279 (relativisme vs comparatisme ou économisme vs cognitivisme) ou de prendre partie pour l’une ou l’autre, il me semble plus judicieux d’essayer de trouver les applications de celles-ci à des niveaux d’analyse différents. Il s’agit donc d’observer une unité au sein d’une immense diversité, et tenter de répondre à la troisième question de Berlin (1992 : 5) qui unit inextricablement les deux pans de l’ethnobiologie soit « Why do human societies classify nature in the ways they do? ». Ceci aura bien entendu des implications dans la manière de présenter les données qui se voudra anthropologique sous un regard relativiste.

Que les aptitudes humaines soient identiques, il semble qu’un consensus existe à ce propos mais c’est justement à partir de ces mêmes capacités que la diversité va se créer dans la manière de les utiliser, de les mettre en application en fonction des besoins de chacun ; besoins exprimés en fonction de la culture des différentes populations, culture qui est elle-même fonction de l’environnement. Les aptitudes vont ainsi devenir spécifiques à chaque culture. C’est pourquoi les Baka, grands chasseurs, vont entendre le bruit des singes et sentir leur odeur à de très grandes distances alors qu’un occidental, par exemple, ne peut le faire. Ce n’est pas que ce dernier n’a pas les capacités pour réaliser ces tâches mais il n’a tout simplement pas été entraîné à le faire depuis son plus jeune âge. De même, ce n’est pas parce que des critères spécifiques ne sont pas pertinents dans une culture (et donc ne sont pas dénommés) qu’ils n’existent pas ou qu’ils ne sont pas perçus comme distincts.

Il s’avère donc essentiel de faire la distinction entre les capacités et l’utilisation de celles-ci qui de fait renvoie à une diversité de perception du monde. Ainsi, la question de Berlin (1992 : 5) « Why is it notable that nonliterates « know so much » about nature ? » trouve aisément réponse. Il est évident que non seulement ces populations sont en contact quasi permanent280 avec la nature mais surtout qu’ils tirent la majeure partie de leurs ressources de celle-ci ; les Baka, comme la plupart des groupes de chasseurs-cueilleurs, en est un exemple frappant. Ainsi, de la connaissance de leur environnement dépend leur survie, et ce savoir s’acquiert au fil des années dès leur plus jeune âge. Holmberg, cité par Berlin (1992 : 6), a constaté au sein de la population Siriono de Bolivie que les enfants de dix ans détenaient d’ores et déjà beaucoup de connaissances concernant la faune (habitudes des animaux, etc.) et la flore (floraison, comestibilité, etc.). La relation entre la nature et leur survie n’est plus à prouver, c’est pourquoi ils doivent être capable de transmettre leurs connaissances aux générations à venir.

‘« People must be able to recognize, categorize, and identify examples of one species, group similar species together, differentiate them from others, and be capable of communicating this knowledge to others ». (Berlin, 1992 : 5)’

Je suis effectivement d’accord avec ce propos mais il me semble essentiel de faire la distinction entre une situation nouvelle et une situation connue (ou reconnue). En effet, il paraît nécessaire d’analyser les caractéristiques d’un animal, ou d’une plante, inconnu(e) par exemple afin de rapprocher ce nouvel élément à d’autres plus connus, ce qui évitera de s’empoisonner dans le cas d’une plante toxique ou d’être attaqué par un animal féroce. Ce qui tend à renforcer l’idée de Simpson (1961 : 3), cité par Berlin (1992 : 5), qui affirme que la « classification is an absolute and minimal requirement of being or staying alive ». Le nouvel élément a donc été identifié, il est intégré et reconnu avec ses caractéristiques propres par les membres de la communauté, l’élément n’est plus nouveau. Ainsi, lorsque les individus se trouveront face à lui, ils le reconnaîtront et l’identifieront quasi instantanément sans avoir recours à la démarche classificatoire nécessaire à une identification adéquate puisque celle-ci a déjà été effectuée. Il me semble que le simple fait d’établir une distinction entre ces deux situations nouvelle vs (re)connue permet d’éviter un certain nombre de critiques comme celles de Dournes (1975 : 353) cité par Roulon (1998 : 32) qui se demande si les Jörai se préoccupent tellement de classer. (« … le réseau étant plus dans leurs habitudes mentales que la taxonomie ou l’arbre… »). En d’autres termes, les sociétés ne passent pas leur temps à classer. Ce qui, par ailleurs, ne veut pas dire qu’elles ne le font pas.

Quant à la manière d’acquérir ce savoir et de le transmettre, les pratiques peuvent varier considérablement suivant les cultures. Nous verrons, effectivement, comment les stratégies didactiques des Baka diffèrent grandement d’un enseignement explicite281.

‘“One of the main claims in this book is that human beings everywhere are constrained in essentially the same ways – by nature’s basic plan – in their conceptual recognition of the biological diversity of their natural environments.” (Berlin, 1992 : 8)’

Effectivement, les contraintes environnementales jouent un rôle essentiel. C’est pourquoi, il pourrait être envisagé de poser une corrélation exacte entre la diversité environnementale et la diversité de vision du monde. Ainsi, il est possible de mettre en parallèle des approches de populations très éloignées mais vivant dans un environnement semblable comme les Papous, les chasseurs-cueilleurs, les Indiens d’Amazonie, etc. Les photographies de Eder (1999 : 294 et 295) concernant les Batak des îles Palawan aux Philippines me permettent de relever des similitudes avec les Baka. En effet, les paniers des deux images sont non seulement construits avec des matériaux identiques à ceux utilisés par les Baka mais les techniques de fabrication semblent également les mêmes. De plus, le port du panier sur le front renvoie aux illustrations de Bahuchet (1989) et à certaines photos de Morel (cf. photo 19, annexe DVD). Or la corrélation entre environnement et vision du monde (cosmogonie) ne peut être exacte car d’autres facteurs comme l’histoire du groupe (son héritage historique lié aux migrations par exemple), les éventuels contacts avec différentes populations voisines, etc.,doivent être pris en considération.

Notes
278.

Au sens premier du dictionnaire Le Petit Robert 1 (1991) : « Qui utilise les lettres. ».

279.

Dubois & Resche-Rigon (1997 : 108) parlent de faux-débat (comme celui qui oppose universalisme / relativisme).

280.

De nombreuses populations tendent à suivre le mode de vie occidental et aspirent à vivre au sein des grands centres urbains, s’éloignant ainsi de la nature.

281.

Leur stratégie d’apprentissage est essentiellement basée sur un mode d’observation et d’imitation, exceptés les domaines où il est question d’initiation comme, entre autres, les pratiques thérapeutiques.