4.1.3 Présentation des catégories ethnobiologiques de Berlin

Les principes énoncés par Berlin (1992 : 21) seront présentés dans cette partie et la majorité d’entre eux fera l’objet d’une discussion.

‘« 1. Traditional societies residing in a local habitat exhibit a system of ethnobiological classification for a smaller portion of the actual plant and animal species found in the same area. This subset is comprised of the most salient plant and animal species in that local habitat, where salience can be understood as a function of biological distinctiveness. (Following traditional biological usage, recognized groupings of species of whatever degree of inclusiveness will be referred to as taxa.)
2. The categorization of plant and animal taxa into a general system of ethnobiological classification is based primarily on observed morphological and behavioural affinities and differences among the recognized taxa »’

Ce principe est intéressant, non seulement du fait que le critère morphologique joue effectivement un rôle essentiel dans l’élaboration de catégorie au niveau populaire mais également sur le plan scientifique, mais aussi surtout du fait que l’affinité comportementale perçue est énoncée. Je pense effectivement que ce dernier critère s’avère essentiel au même titre que le critère morphologique. Or il me semble qu’il n’est pas pris en considération comme il se doit puisque le système proposé privilégie le biologique aux dépens du comportemental perçu. Berlin dit que ce dernier est placé au niveau secondaire dans presque tous les systèmes dont ils possèdent une description complète.

Plusieurs questions se posent : Qui effectue les descriptions ? Est-ce que le chercheur qui présente les données ne s’attache pas prioritairement aux critères qu’il reconnaît comme siens ? Pourquoi, a priori, tel critère devrait prévaloir par rapport à tel autre ?

D’après mes expériences de terrain, je n’ai pas réussi à mettre en évidence un système de priorité permanent (c’est-à-dire valable quelles que soient les situations). Tous les interlocuteurs ont leur approche du système (de la réalité) et peuvent débuter par le biologique puis ensuite passer au comportemental et/ou inversement285, cela ne signifie pas pour autant qu’ils vont privilégier tel critère de manière exclusive par rapport à tel autre. En effet, un seul et même schéma de représentation en résulte et est ensuite validée par la communauté. Le système s’avère alors plus complexe et prend en compte plusieurs dimensions. Or, ce type de classification ne semble pas vraiment possible sous la forme d’un arbre simple tel qu’il est proposé par Berlin (1992). De mon point de vue, il serait très instructif d’avoir affaire à des systèmes établis sur le plan local et présentés par les populations elles-mêmes sans passer par un système écrit qui de fait implique une éducation scolaire « formative 286».

‘“3. Recognized plant and animal taxa are grouped into ever more inclusive groups to form a hierarchic (taxonomic) structure comprised of a small number of taxonomic ranks.”’

Berlin précise néanmoins que, bien entendu, dans certains systèmes de classification, d’autres types de relation ont été décrits, permettant une autre organisation conceptuelle. C’est ce fait, souligné par Hunn and French (1984) qui est intéressant et dont Berlin dit que de tels systèmes sont rares et ne peuvent supplanter la notion de taxonomie naturelle. De mon point de vue, ces systèmes ne sont pas rares mais les logiques qu’ils impliquent sont très différentes des logiques habituellement rencontrées dans les systèmes scientifiques occidentaux. Aussi, soit le chercheur passe totalement à côté de ces notions, soit cette observation revêt un caractère négligeable ou secondaire pour lui et il ne daigne pas l’évoquer. Quoiqu’il en soit, il me semble que pour Berlin la question de l’existence d’une taxinomie naturelle étant primordiale, il pose le problème à un niveau supérieur (existence versus absence) de celui qui devrait être posé. En effet, le fait que d’autres logiques sont présentent ne remet pas forcément en question l’existence de son idée de taxinomie naturelle mais la prise en compte de ces différentes organisations conceptuelles mises en évidence auront forcément des conséquences sur le système proposé. Ainsi, la présentation de Berlin (1992 : 23) de sa notion de taxinomie naturelle hiérarchisée sous forme de représentations graphiques multidimensionnelles pourraient intégrer parallèlement d’autres critères de classification non exclusifs comme le schéma proposé par Roulon-Doko (1998 : 63).

Figure 72. Schéma de Roulon-Doko
Figure 72. Schéma de Roulon-Doko

Le quatrième principe présenté par Berlin est le suivant :

‘“4. Recognized ethnobiological taxa are taxonomically distributed as members of six mutually exclusive ethnobiological ranks comparable in content to the ranks of Western zoology and botany. Taxa of each rank share similar degrees of internal variation as well as being separated from each other by comparably sized perceptual gaps. The six ranks, in descending order of taxonomic inclusiveness, are the kingdom, life-form, intermediate, generic, specific, and varietal.”’

Si cet auteur considère qu’un taxa ne peut être membre de deux rangs différents, cela revient à nier la notion de polysémie qui « caractérise les dénominations populaires » (Mouguiama-Daouda 1999) ou de champ sémantique. En effet, comme le souligne ce dernier auteur :

‘« Un même nom peut désigner plusieurs taxa reflétant ainsi la chaîne prototypique. […] En punu par exemple ngole désigne « Clarias pachynema » le silure commun. Mais il désigne également l’ensemble des poissons sans écailles avec une nageoire dorsale sans épine. »’

Il s’agit bien ici de deux rangs différents alors qu’il n’existe qu’un seul terme pour les deux, un seul taxa pour deux rangs non exclusifs du point de vue de la dénomination. Par contre, au niveau conceptuel, les deux sens ne renvoient pas au même référent, laissant ainsi chaque rang dans son exclusivité. Il apparaît donc essentiel ici de faire la distinction entre dénomination et catégorisation. Ce que fait Berlin (1992 : 27) par ailleurs lorsqu’il dit que l’absence de dénomination n’implique pas nécessairement l’absence de catégorie.

Le lien entre le rang générique par exemple et le rang spécifique peut effectivement être révélé par les dénominations comme serpent /serpent à sonnette ou serpent noir, mais qu’en est-il de serpent /cobra ou vipère ? Il en est de même pour les dénominations baka où je peux facilement rapprocher kpolo (serpent) et kpolo-na-bibi (litt. serpent-connectif-noir) ou kpolo-na-ndzɛnɛ (litt. serpent-connectif-rouge, serpent d’eau non dangereux, hydraethiops melanogaster d’après Brisson) mais pas ija (éléphant générique) et ekuambe (petit éléphant solitaire) ou likomba (éléphante).

Les propos de Kleiber (1990 : 155), concernant la version étendue de la sémantique du prototype, ne font que renforcer cette position :

‘« Il en résulte [de la notion de ressemblance de famille] une version polysémique ou multi-catégorielle qui, plutôt que d’expliquer pourquoi telle ou telle entité particulière appartient à telle ou telle catégorie, rend compte de ce qu’un même mot peut regrouper plusieurs sens différents, c’est-à-dire peut renvoyer à plusieurs types de référents ou de… catégories. »’

Cette notion de « ressemblance de famille » ne plaît guère à Wierzbicka (1996 : 158) qui épingle Wittgenstein287.

‘“Wittgenstein’s idea of “family resemblance” has played a colossal role in the development of “prototype semantics”, and the popularity of this school is no doubt due substantially to his intellectual charisma. […] … I think the time has come to re-examine his doctrine of “family resemblances”.”’

Elle préfère plutôt s’atteler à définir les concepts des termes en affirmant que les frontières existent.

‘“Boundaries do exist, and they have been drawn differently in different languages, and native speakers subconsciously know them and respect them.” (Wierzbicka, 1996 : 159-160)’

Le cinquième principe de Berlin (1992 : 23-24) se présente comme suit.

‘“5. Across all folk systems of ethnobiological classification, taxa of each rank exhibit systematic similarities in their relative numbers and biological content.
a. The most numerous taxa in folk biological taxonomies will be taxa of generic rank. In both ethnobiological and ethnozoological systems of classification, the number of folk generics reaches an upper limit at about five hundred to six hundred taxa in systems typical of tropical horticulturalists. Roughly 80 percent of folk generic taxa in typical folk systems are monotypic and include no taxa of lesser rank. While most folk generics are taxonomically included in taxa of life-form rank (see b below), a small number is conceptually unaffiliated due to morphological uniqueness or, in some cases, economic importance. Generic taxa are among the first taxa learned by children as they acquire their society’s system of biological classification.
b. Taxa of the life-form rank mark a small number of highly distinctive morphotypes based on the recognition of the strong correlation of gross morphological structure and ecological adaptation. Life-form taxa are broadly polytypic and incorporate the majority of taxa of lesser rank.
c. Taxa of intermediate rank are found most commonly as members of life-form taxa, and are comprised of small numbers of folk generics that show marked perceptual similarities with one another. Data are inadequate to indicate the relative numbers of such taxa in actual systems of ethnobiological classification.
d. Taxa of the rank of folk species partition folk generic taxa into two or more members; in those systems where they occur, folk varietals further subdivide folk species. Subgeneric taxa are less numerous than folk generics in all systems examined to date. There is some evidence to suggest that the recognition of subgeneric taxa is loosely associated with a society’s form of subsistence. The conceptual recognition of subgeneric taxa appears to be motivated in part by cultural considerations, in that a major proportion refer to domesticated species of plants and animals. There is some evidence that foraging societies have poorly developed or lack entirely taxa of specific rank. No foraging society will exhibit taxa of varietal rank.
e. The rank of kingdom is unique in that it includes but a single member. Taxonomically, the kingdom incorporates all taxa of lesser rank. For ethnobotanical classification, the kingdom corresponds approximately to the biological taxon Plantae; in ethnozoology the corresponding biological taxon is Animalia.”’

Certains arguments au sein de ce critère ne sont pas toujours convaincants et me paraissent contradictoires. En effet, si l’auteur avance (au point d.) qu’une grande proportion de taxa subgénérique réfèrent à des espèces de faune et de flore domestiquées tout en ayant précisé préalablement que ces éléments sont motivés par des considérations culturelles, cela ne pose pas de problème eu égard aux sociétés de chasseurs-cueilleurs qui ne domestiquent pas les plantes et peu d’animaux. Il semble effectivement logique que les populations d’agriculteurs développent des spécificités plus fines concernant les plantes cultivées qui vont contribuer à leur subsistance. Or, quelques lignes plus bas Berlin ajoute qu’aucune « foraging society will exhibit taxa of varietal rank » en ayant précisé qu’il s’agit de « society’s form of subsistence ».

Plusieurs questions se posent : De quel type de société s’agit-il alors ? Doit-on considérer les types de société comme totalement hermétiques, avec des frontières précisément définies ? Est-il possible d’envisager une société de manière statique ?

Il me semble que toute société développe des spécificités au sein de ses moyens de subsistance. Ainsi les chasseurs-cueilleurs reconnus pour leur expertise de la chasse vont devoir préciser certains termes qui vont leur permettre non seulement de cerner la proie à laquelle ils auront affaire pour la tuer plus facilement (le comportement d’un mâle solitaire est très différent de celui d’un jeune éléphant) mais également pour rester en vie. Je ne parlerais pas d’animaux domestiques dans ce cas ni dans d’autres par ailleurs. Ainsi, les différentes variétés d’éléphants, tout comme les différentes variétés de gorilles font partie du rang subgénérique alors que ija et ebobo sont des termes génériques. L’utilisation fréquente de ces termes dans les contes (cf. Brisson 1981 et Kilian-Hatz, 2002) va dans le sens des propos de Berlin (1992 : 24).

‘“Generic taxa are among the first taxa learned by children as they acquire their society’s system of biological classification.”’

Néanmoins, il me semble que cet argument ne prend pas suffisamment en compte les spécificités des populations et les croisements des champs d’application (comme les divers contextes situationnels). En d’autres termes : quelle est la place de ces termes et des conceptions qu’ils revêtent dans la société en question ? En effet, si les différentes variétés d’éléphants sont envisagées comme secondaires288 et apprises après ija, terme générique, du fait qu’il ne s’avère pas pertinent pour un enfant de connaître ces spécificités tant qu’il n’est pas en âge d’aller à la grande chasse.

Qu’en est-il des récits de chasse ou des dénominations de lignages par exemple ?

Certains de ces termes sont souvent utilisés lors de veillées, les anciens prenant grand soin d’expliciter le comportement de l’animal nommé. De plus, à ma connaissance, le terme générique ija n’est pas utilisé pour dénommer un lignage alors que ekuambe (petit éléphant solitaire) est un nom de lignage rencontré dans la région de Minvoul. Or l’identité d’un Baka ne peut être complète sans y intégrer les informations concernant son lignage. De plus, ces éléments appartiendraient au rang subgénérique, or Berlin (1992 : 24) précise qu’il existe des évidences “that the recognition of subgeneric taxa is loosely associated with a society’s form of subsistence”. Les données récoltées pour les Baka ne permettent pas d’abonder dans ce sens (cf. notamment les différentes variétés d’éléphant ou de gorille, partie 4.2.2). Par ailleurs, je ne comprends pas pourquoi ces éléments “subgeneric (i.e. specific, varietal)” seraient secondaires dans l’apprentissage de la langue par rapport aux éléments génériques puisque, d’une part, ils font justement partie des moyens de subsistance de ces populations, et d’autre part, ils sont des éléments fondamentaux dans la conception propre aux Baka. Je demeure donc prudente et réservée en ce qui concerne la primauté des taxa de rang générique dans l’apprentissage.

‘“6. Taxa of generic and subgeneric rank exhibit a specifiable internal structure where some members of a taxon, x, are thought of as being more prototypical of that taxon than others (i.e., are the best examples of the taxon). Taxa of intermediate and life-form rank may also show prototypicality effects. Prototypicality may be due to a number of factors, the most important of which appear to be taxonomic distinctiveness (as inferred from the scientific classification of the organisms in any local habitat), frequency of occurrence, and cultural importance (i.e., salience).”’

La notion de prototype est intéressante – non pour structurer une catégorie car le prototype comme représentant des concepts des catégories et comme structuration de la catégorie a disparu dans la version étendue de la sémantique du prototype (Kleiber, 1990 : 151) – et mérite effectivement d’être discutée.Les données baka présentent un exemple intéressant en ce qui concerne le groupe des singes à queuedénommé kema comme un singe en particulier, le Cercopithecus cephus. Ce dernier aurait les caractéristiques prototypiques de cette catégorie qui aurait alors été dénommé comme lui. D’après Mouguiama-Daouda (1999), cela reflète la chaîne prototypique . Est-ce à dire que kema est le prototype de la catégorie singe à queue ? D’après Kleiber (1990 : 49) :

‘« Le point définitoire nouveau est que le prototype n’est vraiment considéré comme le meilleur exemplaire d’une catégorie que s’il apparaît comme étant celui qui est le plus fréquemment donné comme tel. Fait souvent oublié dans la version étendue, le statut de prototype n’est accordé dans la version standard que sur la base d’une fréquence élevée, seule garante de la stabilité interindividuelle nécessaire à sa pertinence. […] D. Dubois (1982) ne retient comme prototypes que les exemplaires qu’au moins 75% des sujets ont cités. ».’

Il devient effectivement convaincant de penser que le singe kema est perçu comme prototypique au point que sa dénomination soit utilisée pour la catégorie « supérieure » de singe à queue. Ces données peuvent en un sens valider cette notion mais je pense qu’il est essentiel de vérifier ces affirmations par des séries d’expérimentations adaptées car, de mon point vue, il s’agit plus en réalité d’une interprétation du chercheur au travers de son calque culturel pour lequel cette notion fonctionne très bien que de représentations réellement adaptées aux conceptions culturelles de la société étudiée. En effet, ce phénomène peut éventuellement s’expliquer d’un point de vue écologique – Dubois & Resche-Rigon (1997 : 98) parlent de « validité écologique » – du fait d’une grande proportion de cette espèce particulière de singe (i.e. la plus fréquemment chassée, soit la plus consommée). Cependant, les Baka ne considèreront pas forcément kema comme l’exemplaire prototypique de la catégorie en question, car comme le précisent ces auteurs un peu plus loin (ibid : 107) : « les résultats sont peut-être imputables aux contraintes même de la tâche proposée aux sujets ».

Quant aux expérimentations proposées aux sociétés non littérales (i.e. non scolarisées) auxquelles j’ai pu avoir accès dans la littérature spécialisée, je demeure sceptique sur l’interprétation validant les résultats. Ainsi l’idée de Lopez et al (1997 : 259)289 d’utiliser l’écrit pour ne pas faire intervenir l’image dans le visuel est extrêmement intéressante.

Néanmoins, il ne me semble pas réaliste de considérer des sociétés capables de lire les mots présentés comme des sociétés non littérales, car elles ont, de fait, été en contact avec une instruction « formative ». D’autant que l’auteur précise lui-même que la moitié d’entre eux peuvent lire les noms itzaj de la faune locale écrits en alphabet maya standard.

Il est clairement établi que tout chercheur insistant peut quelquefois arriver à recueillir ce qu’il désire dans sa collecte de données auprès de ses informateurs qui, fatigués ou désirant bien faire, donneront l’information tant souhaitée afin de s’en débarrasser. L’analyse des données ainsi recueillies ne peut prétendre correspondre à leur manière d’appréhender le monde. Et j’ai l’impression d’être précisément dans ce cas de figure lorsque j’essaie de faire coïncider les différents niveaux (rangs) catégoriels proposés par Berlin. Je peux, théoriquement, forcer les données à entrer dans ces cases pré-établies, même si certains problèmes subsistent. Mais cela ne fait que m’éloigner de la conception du monde qu’ont les Baka.290

Notes
285.

L’approche inverse est moins facile d’accès pour moi qui suis habituée (formatée) à une classification scientifique fondée sur des catégories biologiques où la place du comportemental est négligeable voire nulle.

286.

Chacun de nous peut se souvenir des apprentissages scolaires à l’école primaire avec les catégories « vertébrés/invertébrés » « mammifères/ovipares/etc. », catégories qui peuvent être présentées dès la maternelle suivant la sensibilité de l’instructeur.

287.

Elle trouve, en effet, des définitions avec des traits distincts même pour le terme game sans passer par cette théorie des ressemblances de famille.

288.

Les enfants ne se rendent pas à la grande chasse avant l’adolescence.

289.

“Name cards were used instead of drawings or pictures to avoid biasing participants toward visual attributes.”

290.

Comme déjà évoqué précédemment : « les résultats sont peut-être imputables aux contraintes mêmes de la tâche proposée aux sujets. » (Dubois & Resche-Rigon, 1997 : 107)