4.2.1 Application du modèle de la sémantique du prototype à la faune

Si nous appliquons la théorie de la sémantique du prototype aux animaux, le niveau de catégorisation privilégié n’est pas toujours clair en ce qui concerne les spécialisations, ou plutôt peut varier en fonction des situations. Car même si l’on reconnaît que le modèle de Berlin n’est pas universel c’est-à-dire qu’il « ne vaut pas pour toutes les communautés et qu’il est valide essentiellement pour les sociétés non industrialisées, l’hypothèse d’un niveau de catégorisation privilégié peut être maintenue » d’après Kleiber (1990 : 82). Le schéma ci-dessous présente la « dimension verticale » proposée par Rosch et al. (dans Kleiber, 1990 : 83) intégrant une hiérarchie en trois niveaux.

‘Superordonné animal fruit meuble
Niveau de base chien pomme chaise
Niveau subordonné boxer golden chaise pliante’

Le niveau de base serait le niveau de catégorisation privilégié. Or je pense que les choses ne sont pas aussi simples dès que nous avons affaire à une société où la différenciation des objets à catégoriser est primordiale dans leur activité quotidienne de subsistance telle que la chasse. Il s’avère alors nécessaire de distinguer plusieurs stades de chasse qui correspondent à différentes situations. En début de chasse, le repérage des traces d’un animal appelle l’utilisation du niveau de base : c’est un éléphant versus un buffle, par exemple, quoique de petites traces d’éléphant peuvent d’ores et déjà renvoyer au niveau subordonné d’éléphanteau. Lorsque les chasseurs vont s’approcher de l’animal pisté, ils vont tenter de l’identifier au mieux afin de pouvoir prévoir le type de comportement à adopter face à l’animal. Un éléphanteau ne réagit pas du tout de la même manière qu’un éléphant solitaire face au danger. A ce moment-là, il est essentiel de transmettre des informations précises quant au spécimen à tuer. Ainsi le niveau subordonné sera privilégié. Cette situation est extrêmement fréquente et se retrouve non seulement dans les grandes chasses (i.e. chasse à l’éléphant) où les hommes risquent leur vie, mais également dans des chasses à l’antilope (à ce sujet, il est à noter qu’il n’existe pas de terme générique pour « céphalophe »). De plus, la catégorie des suiformes n’étant pas dénommée (cf. partie 4.2.2), les appellations spécifiques (des Cephalophus callipygus et monticola) [ŋgɛ̀ndì] et [dɛ̀ŋgbɛ̀] correspondant à [ndzàbò] et [bèndùm] pour les éléphants (le plus gros et l’éléphanteau) dont le terme générique [ìjà] serait au niveau de base, ne se situeraient pas au même niveau d’après le classement proposé. En effet, les différentes dénominations de céphalophes sont, de fait, directement placées au niveau de base (i.e. sans niveau subordonné). Cette présentation peut s’avérer satisfaisante dans certaines situations, mais dans la majorité des cas ŋgɛndi, dɛŋgbɛ, ndzabo et bendum sont appelés au même niveau. Ce qui implique de placer i ja (comme ebobo et kema, cf. infra) au niveau intermédiaire (sans niveau subordonné renseigné).

Figure 73. Données baka suivant les différents rangs du modèle de Berlin
Kingdom non dénommée *
Life form sɔ́ * sɔ́ sɔ́
Intermediate, covert category non dénommée
suiforme, bovidé
kémà
singe à queue
non dénommée
singe sans queue
non dénommée
(grande chasse)
nú
volant
(oiseau)
sī
poisson
Generic ŋgɛ̀ndì
dɛ̀ŋgbɛ̀
mbèmbà
mbɔ̀kɔ̄
buffle
kémà
ŋgítì
màmbè
èbōbō
gorille
tāmbā
mandrill
sèkò
chimpanzé
ìjà
éléphant
(èbōbō)
(mbɔ̀kɔ̄)
Specific, varietal     ndòngà
gòlè
ndzòmbó
ndzálē
ndzàbò
mòsɛ̀mbì
bèndùm
   

* ne correspond qu’aux animaux qui se consomment, ainsi le terme [dzó] « le mangé » peut également être utilisé. Pour toutes les traductions non fournies, cf. partie suivante.

Il me semble que les données peuvent être présentées de la sorte en suivant le modèle de Berlin. Néanmoins, plusieurs problèmes persistent.

  • Le gorille et le buffle, entre autres, se retrouvent dans deux catégories d’après les quelques données prises en exemple ici, mais cela est valable pour la majeure partie des termes. De plus, les données ont été circonscrites au seul domaine du règne animal en prenant les catégories comme hermétiques. En effet, pour « grande chasse » (placée, à dessein, entre parenthèses dans le tableau) il faudrait ajouter, à titre d’exemple, tuma « Maître chasseur », kose « l’esprit de la chasse », etc.
  • La précision des niveaux de catégories. D’après les contes baka (Kilian-Hatz, 2002, Brisson, 1981) kema (au sens de « singe à queue ») et ija, ebobo, seko ou mbemba sont traités au même niveau. Cela ne correspond pas à la distinction faite ci-dessus : intermédiaire vs générique. Or, si je décide de poser « singe à queue » comme générique, son pendant « singe sans queue », non dénommé ne peut être placé sur le même niveau en lieu et place de gorille, mandrill, etc. Sinon, comment soutenir alors que les termes génériques sont appris les premiers et ne font pas défaut ?

Le même problème se pose quant à la « dimension verticale » de Rosch et al (dans Kleiber 1990) où le niveau de base correspondrait au niveau générique, évinçant de fait la catégorie intermédiaire pourtant bien présente en situation quotidienne de forêt, et plus spécifiquement de chasse ou de pêche (i.a. nu « oiseau » et si « poisson »). Il semble, effectivement, plus pertinent de présenter les données comme suit, où le niveau de base ne correspond pas au niveau générique pour kema « singe à queue », seul le sens spécifique de Cercopithecus cephus ne peut être retenu ici.

Figure 74. Données baka suivant la dimension verticale de Rosch et al.
Niveau superordonné animal
Niveau de base ŋgɛ̀ndì
dɛ̀ŋgbɛ̀
mbèmbà
kémà
ŋgítì
màmbè
èbōbō tāmbā sèkò ìjà
Niveau subordonné     ndòŋgà
gòlè
ndzòmbó ndzálē ndzàbò
mòsɛ̀mbì
bèndùm

Toutefois, certains problèmes demeurent. Le niveau subordonné fait défaut à plusieurs reprises. Or, d’après la définition du niveau de base, il ne me semble pas réaliste de présenter les données autrement. Qu’en est-il du recouvrement du niveau superordonné pour ces termes ? Doit-on se contenter du concept « animal » non dénommé en baka, ou s’agit-il de qui ne correspond qu’à une partie du règne animal ? Cette dernière proposition impliquant, de fait, que l’on ne se situe pas alors au niveau le plus élevé de Berlin, à savoir au rang « Kingdom ».

D’après Mouguiama-Daouda293, il faut se méfier des situations de tests artificiels, c’est-à-dire hors contexte où certains termes ne seront pas donnés alors qu’en situation, des spécialistes, de la chasse par exemple, vont donner un série de termes composés, par exemple, qui correspondraient au niveau subordonné. Je suis effectivement d’accord avec la nécessité d’une approche des faits en situation. D’autant que Dubois & Resche-Rigon (1997 : 102) précisent l’importance du contexte dans l’expérimentation, ainsi « la fiction de représentation de l’odeur a été ici mise en échec, puisqu’une dimension écologique essentielle de la signification n’a pas pu être représentée. » J’ai toutefois suivi les Baka dans plusieurs situations de chasse mais il ne m’a jamais été donné l’occasion de récolter de nouveaux termes. J’ai également cherché, en vain, si les données de Brisson (1984, 2000) comprenaient certains termes pouvant correspondre aux divers manquements repérés, que ce soit au niveau subordonné mais aussi au niveau superordonné294. De plus, dans ce type de schéma, il n’est pas possible de prendre en considération d’autres associations d’éléments de niveaux distincts (base / subordonné) tels que « animal nocturne » versus « animal diurne ». Comme déjà indiqué à plusieurs reprises au sujet du modèle de Berlin, ce type de présentation est beaucoup trop rigide et ne permet pas de mettre en évidence les données récoltées auprès des Baka où plusieurs critères de classification coexistent.

Le principal problème – hormis l’absence de prise en compte des diverses classifications évoquées en fonction de différents critères – n’est pas tant la mise en évidence de rangs ou de niveaux qui implique une certaine hiérarchisation du fait de la notion d’inclusion, mais l’adéquation des niveaux d’affectation aux données de surcroît, qui se veut ferme et définitive quels que soient les contextes situationnels. Prenons l’exemple des contes où le kema « singe à queue » sera considéré comme le seko « chimpanzé » : soit deux niveaux différents traités de manière identique. Cependant, les Baka considèrent comme existant mais non dénommé le groupe des « singes sans queue » dont le chimpanzé fait partie, au même titre que le gorille ou le mandrill. C’est pourquoi les données ne peuvent correspondre à une vision unique (i.e. monodimensionnelle) et rigide (les différentes dynamiques de changement doivent être, en permanence, présentes à l’esprit, les sociétés et, par extension, tout ce qui les concerne ne peuvent être considérés comme figés). Comme je l’ai déjà évoqué précédemment, la prise en compte des diverses situations et plus généralement de l’environnement, c’est-à-dire la dimension écologique, est primordiale dans ce genre d’analyse qui se veut une re-présentation (le reflet) la plus fidèle possible des réalités des sociétés étudiées.

Par ailleurs lorsque je range éléphant, buffle, antilope de Peters, chevrotain aquatique, panthère au niveau de base, et animal au niveau superordonné, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de classification « virtuelle » ou catégorie masquée (coverered category d’après Berlin) entre les deux niveaux – qui différencient, par exemple, les carnivores prédateurs (panthère) des proies (céphalophe bleu) – qui n’est pas dénommée. C’est pourquoi, je peux dire qu’un fait culturel n’est pas forcément représenté du point de vue linguistique. Par contre, l’inverse n’est pas vrai dans la mesure où une dénomination linguistique correspond nécessairement à un trait culturel, même les emprunts qui sont à la frontière de cette conception puisqu’ils proviennent d’une culture voisine. Or, s’ils ont été empruntés c’est que la culture « emprunteuse » en a éprouvé le besoin ; c’est donc dans une dynamique des pratiques et des langues que les faits d’emprunt se situent, pour répondre à des changements (dans la majorité des cas, car il existe des emprunts de prestige où il est possible de trouver deux termes en concurrence dans la langue étudiée).

Je pense donc que les choses ne sont pas aussi simples que Kleiber (1990 : 84) aimerait nous le faire croire.

‘« Le niveau de base se trouve donc caractérisé comme étant le niveau le plus élevé où une simple image mentale (ou schéma) peut refléter toute une catégorie. »’

Il serait intéressant de mettre en place une série de tests visant à repérer systématiquement les niveaux de base – qui peuvent sembler évidents aux membres d’une société « industrialisée » qui apprennent dès leur plus jeune âge à catégoriser – puis de voir comment les locuteurs arrivent à s’entendre sur ces niveaux de base sans terme « générique » correspondant (tout en gardant en tête les propos précédemment cités de Dubois & Resche-Rigon, 1997 : 107, concernant la validité des résultats face aux contraintes des tests). Il ne faut pas oublier que la théorie du prototype repose sur une réalité culturelle, comme le souligne Kleiber (1990 : 70).

‘« Les propriétés typiques doivent être reconnues comme typiques par l’ensemble des locuteurs d’une même communauté linguistique, sinon la théorie du prototype perd toute validité sémantique. »’

Il serait, en effet, intéressant de discuter des différentes catégories érigées par les Baka en introduisant la notion de prototype de Kleiber (1990), afin de tenter de mettre en évidence un élément prototypique pour chacune de ces catégories. De même, il s’avère pertinent de cerner les relations entre les différents groupes qui permettent d’appréhender l’organisation interne des catégories tel que Kleiber (1990 : 40) le décrit : « l’organisation interne des catégories dépend de leur organisation externe, c’est-à-dire des relations contrastives avec les autres catégories ». Ce travail revêt plusieurs niveaux de difficulté et n’a pu être mené dans la présente thèse.

En fonction des divers regroupements fournis par les informateurs baka, j’ai relevé plusieurs critères qui pourraient être répartis dans trois catégories à savoir :

  • le moment de l’activité, et son but : nocturne/diurne, proie de la panthère ;
  • le milieu où vit l’animal, l’endroit où il se nourrit : hauteur/sol, aquatique/terrestre, terrier/non terrier ;
  • les conséquences (répercussions) de l’action : piqûre.

Si l’on se contente de recueillir les différents regroupements réalisés par les divers informateurs, il peut effectivement être envisagé une sorte de hiérarchie de critères où la distinction ‘nocturne/diurne’ prédominerait, viendrait ensuite ‘le milieu’ avec la notion de ‘hauteur/sol’ et en dernier ‘la piqûre’ ; or il n’en est rien, cela ne correspond qu’à une vision superficielle de leur perception du monde animal. En effet, non seulement ces critères peuvent revêtir une importance plus ou moins grande intra- et inter-catégorie mais également, dans une moindre mesure, en fonction des diverses contextes situationnels (chasse, récolte de fruits, etc.).

Il en ressort que l’analyse de mes données à la lumière des modèles de Berlin, de Rosch & al. ainsi que de la théorie de la sémantique du prototype ne m’a pas convaincue. En effet, un modèle voulant prétendre à une hiérarchie de critères fait défaut. L’analyse monodimensionnelle ne s’avère pas suffisante et ne permet pas de refléter la vision plurifactorielle des Baka où aucun facteur ne prime sur l’autre. Cette approche à visée unique ne fait que démultiplier les schémas et ne permet pas de représenter de manière directement visible les liens entres les divers animaux en présence295. Il serait plus pertinent d’envisager un système d’associations capables de prendre en considération divers niveaux d’analyse en fonction de différentes situations explicitées ou non (donc sans nécessairement introduire de catégories croisées). Pour ces différentes raisons, les propositions de Roulon-Doko (1998) semblent plus appropriées aux données baka ; ce qui nous renvoie par ailleurs à la notion de « cross-cultural regularities » dont parle Berlin (et qu’il a également détecté dans le travail de Conklin, et qui fera l’objet d’une étude ultérieure).

Notes
293.

Patrick Mouguiama Daouda, communication personnelle, mai 2007, DDL, Lyon.

294.

J’ai cherché à savoir si Brisson avait récolté des termes pour « animal » ou pour « antilope », « céphalophe » ou autres mais cela n’est cas. J’ai quelquefois trouvé ŋgɛ̀ndì qui jouerait alors le rôle de prototype et tendrait à donner son nom au niveau intermédiaire, mais cela n’est pas toujours clair. Ce processus serait-il en cours ?

295.

D’autant que le domaine est circonscrit au règne animal. La vision des Baka étant fondée sur un système en réseau où chaque élément a sa place, l’émergence de catégories se doit d’être replacée dans un système global où lesdites catégories ne sont donc pas fermées.