4.2.4 Perception de la maladie

L’étude des maladies est un domaine fort riche qui ne peut se penser indépendamment d’autres disciplines auxquelles elle fait appel comme la linguistique, l’ethnobotanique, et en particulier la religion. D’ailleurs, la distinction entre santé et religion relève d’une vision occidentale d’après Laplantine (1992 : 347, notes de bas de page) :

‘« Il est capital de noter que seules les sociétés occidentales ont historiquement procédé à cette disjonction. De même la représentation de la maladie individuelle susceptible d’être isolée et interprétée comme la morbidité spécifique d’un individu particulier est, à notre connaissance, unique dans le champ ethnographique de toutes les sociétés connues. »’

L’auteur se place ici davantage du point de vue de la médecine scientifique, qui est majoritairement diffusée en France au travers notamment des médias (« savoirs médicaux dominants »), que du savoir populaire où les croyances et la sorcellerie demeurent (cf. les nombreux pèlerinages à Lourdes).

La maladie est donc, avant tout, un fait social comme nous le verrons plus en détail dans cette partie. Le contexte de la maladie est large et inclut toutes sortes de croyances propres à la société en question, c’est pourquoi l’interprétation peut s’avérer délicate si l’on n’a pas accès à l’arrière-plan culturel dans sa totalité. Ainsi, comme le souligne van der Veen (ci-dessous, 2008 : 9), la thérapeutique n’aurait certainement pas autant de succès sans les croyances qui l’accompagnent. Toutefois, le lien entre la valeur symbolique et l’efficacité réelle des remèdes utilisés est difficile à évaluer.

‘« Mais il est d’ores et déjà clair que l’efficacité de nombreux végétaux ne réside pas (exclusivement) dans leur composition chimique. Certaines plantes ont une valeur clairement symbolique et sont utilisées au cours de rituels sociaux et religieux dont nous ignorons souvent le détail. Sans ce contexte, elles perdraient leur efficacité. »’

Les propos de Laplantine (ibid.) ne font que renforcer cette idée lorsqu’il dit que le « recours aux plantes dont les différentes utilisations sont loin de pouvoir être expliquées par les propriétés strictement médicinales qu’on leur attribue ».

Or, cette dichotomie ou « ventilation dualiste de deux champs de connaissances » telle que la nomme Laplantine (ibid : 348-349) – séparant, entre autres, l’étiologie naturelle de l’étiologie magico-religieuse, participant ainsi au « clivage de la nature et de la culture » – « est un processus idéologique […] des préjugés non critiques de l’observateur occidental, c’est-à-dire un ethnocentrisme […] inconscient chez beaucoup d’ethnologues… ». Ainsi, tout au long de cette partie, je présenterai les données sans distinguer ces deux domaines très intriqués que sont la maladie et la religion, afin de suivre les chemins de la pensée baka.

Toutefois, des comparaisons seront parfois effectuées avec le système occidental, sans nier le « présupposé jamais explicité » tel que le qualifie S. Genest (1981 : 6) cité par Laplantine (1992 : 46) « consistant notamment dans le fait que « la tradition médicale savante occidentale devient le lieu à partir duquel on « mesure » les autres traditions. ».

Après avoir répertorié, dans la partie précédente, un peu plus de deux cents espèces d’arbres, dont quelques applications thérapeutiques liées à certaines essences d’arbre ont d’ores et déjà été indiquées, je m’attacherai dans ce chapitre à la nosologie, à l’étiologie et à la thérapeutique chez les Baka. Ce travail sera dans la mesure du possible confronté aux modèles théoriques que Laplantine (1992) veut « résolument universels, c’est-à-dire dont la valeur heuristique puisse concerner n’importe quelle société ». Cette confrontation sera effectuée principalement autour des deux couples énoncés par cet auteur, à savoir le couple ontologique/fonctionnel (ou relationnel) et le couple exogène/endogène. Le modèle ontologique est basé essentiellement sur des critères biologiques, alors que le modèle fonctionnel est pensé en termes d’harmonie, d’équilibre, entre le patient et les divers univers qui l’entourent. Quant à l’approche exogène, elle envisage la maladie comme un événement qui provient de l’extérieur et dont le malade ne peut être tenu pour responsable. A contrario, la vision endogène s’appuie sur les prédispositions du patient à la maladie, sur des notions de terrain.

La vision de la « maladie », [kò] ou [kɛ́kè], des Baka fait partie d’un tout où les divers éléments – les hommes, les animaux, les esprits, la forêt, les ruisseaux, la terre, la lune, la vie, etc. –constituent un univers homogène, équilibré ; chaque élément occupant sa place. Dès qu’un problème apparaît, comme la maladie au sein de la communauté, il est considéré généralement comme l’œuvre d’un esprit malveillant, l’équilibre est rompu. Cela renvoie au modèle fonctionnel (ou relationnel) dont parle Laplantine (1992 : 63) où la maladie est une dysharmonie, « une rupture d’équilibre » qui peut être entre l’homme et lui-même mais également entre l’homme et le monde qui l’entoure (son environnement social ou autre). L’attaque mystique portée sur une personne en particulier peut également être vécue comme un affront à la famille voire au village tout entier si celle-ci est importante et ne reçoit pas d’explication plausible comme celle d’une quelconque transgression du malade. Ce dernier peut éventuellement se soigner seul selon le type de mal qui l’atteint et si cela est en son pouvoir, ou être soigné par un guérisseur du village s’il fait la démarche d’aller le voir.

Lorsqu’une personne est malade, tous les habitants sont au courant, même s’ils ne connaissent pas forcément le diagnostic. De fait, si le malade ne demande pas expressémentà être soigné par tel ou tel guérisseur : il va s’affaiblir et sa vie pourra même s’avérer en danger, au grand désespoir de la communauté qui ne peut que penser que cette personne ne prend pas en charge sa maladie, comme si, en quelque sorte, elle avait décidé de ne pas vivre plus longtemps. Cette vision de la maladie nous apprend que la volonté de guérison doit venir du patient et non du guérisseur. Ceci est quelque peu différent pour les enfants qui ne sont pas à même d’entreprendre une telle démarche, les parents sont alors à l’origine de l’itinéraire thérapeutique. Néanmoins, vers deux ans, l’enfant acquiert une « responsabilité personnelle » qui le fait compter dans la communauté comme un membre à part entière. Les Baka sont persuadés que le bébé, qui a réussi à passer les deux premières années de sa vie, vivra. Ces deux premières années sont considérées comme une sorte de passage fatidique car le taux de mortalité infantile y est très élevé346, cette période inclut également le moment où la mère cesse d’allaiter l’enfant. Cette fin d’allaitement est une période charnière qui marque un certain changement de statut de l’enfant qui, dorénavant, ne sera plus considéré comme un « bébé »347, [díndó]. A partir de ce moment là, si l’« enfant », [là] ou [lɛ̀], tombe malade et que, malheureusement, il n’arrive pas à surmonter son mal et décède, ses parents seront déçus par son attitude car il est, à ce stade de la vie, de sa responsabilité de guérir.

Notes
346.

Aucun chiffre officiel ne peut être avancé concernant les Baka, d’autant que la majorité d’entre eux n’a pas de certificat de naissance, mais il suffit de se référer aux fiches généalogiques en annexe pour s’apercevoir qu’il est exceptionnel de ne pas compter au moins un décès infantile au sein de chaque foyer ayant en moyenne cinq ou six naissances.

347.

Comme évoqué dans les chapitres précédents, les dates de naissance ne sont pas connues et même si cela était le cas, il serait illusoire de penser que du jour au lendemain l’enfant ne risque plus rien.