Le classement des différents troubles s’effectue en fonction de leur causalité. Trois types ont ainsi été mis en évidence. Les informateurs n’ont pas indiqué de manière systématique la cause des multiples symptômes répertoriés. N’ayant pas la possibilité de vérifier rigoureusement de quel type de causalité chaque maladie relève, je préfère ne pas me hasarder à de telles spéculations (les causes seront présentées essentiellement lorsque les Baka les ont explicitement fournies) car j’ai souvent constaté, non seulement, que les informateurs ne donnent pas toujours toutes les informations relatives aux soins, mais surtout, que les conditions dans lesquelles le traitement est administré ne sont pratiquement jamais dévoilées. Or, le mode d’administration s’avère essentiel dans la guérison du malade comme nous le verrons ultérieurement dans la partie concernant le traitement.
Les différents types de causalité envisagés sont les suivants :
Il est important de garder à l’esprit qu’un même symptôme peut avoir plusieurs causes. Il peut effectivement dans un premier temps apparaître comme bénin puis s’il ne disparaît pas, les causes présumées du trouble peuvent varier. Ainsi, une fièvre chez un enfant peut être relativement courante (poussée dentaire, paludisme, etc.) et soignée rapidement, mais si cette fièvre persiste, elle pourra alors être interprétée comme l’acte d’un esprit malfaisant par exemple.
Les deux derniers types de troubles font référence à une conception mystique de la maladie où le traitement indiqué va fréquemment impliquer des cérémonies où les esprits vont jouer un rôle primordial comme lors de « la danse du feu » [bōmbā]. Or, le domaine mystico-religieux est très particulier dans le sens où les mystères partagés par la communauté doivent être gardés secrets. Il s’est donc avéré impossible d’aborder ce thème de la maladie sans aborder le domaine des esprits, comme je l’ai spécifié en introduction, et certaines informations m’ont été révélées sous couvert d’une interdiction de divulgation. Le contenu est effectivement intéressant dans le sens où il permet d’envisager de manière plus précise la conception que les Baka ont du monde qui les entoure, et plus largement de la cosmogonie. Néanmoins, les conditions de divulgation de ce contenu nous renseignent également sur leur conception du monde, la place de l’Homme dans celui-ci, les relations mises en place entre les différents membres au sein de la communauté et celles établies entre eux et les personnes étrangères à leur groupe. Il n’est donc pas inintéressant de présenter succinctement les conditions de révélation de ces informations.
‘Lors de mon dernier terrain, en février 2007, quand j’expliquais à Sumba que je ne viendrais plus pendant une assez longue période car je devais maintenant me consacrer à l’écriture de ma thèse, il décida alors de me dévoiler quelques informations confidentielles. C’était comme s’il voulait sceller un pacte relationnel, un pacte de confiance « absolue ». En réalité, comme je le disais précédemment, ce ne sont pas tant les informations données qui sont importantes mais la manière de les révéler qui renvoie à des conditions d’acte d’initiation. En effet, ces révélations ont été faites en catimini, seulement entre lui et moi, pratiquement à mi-voix, comme si personne ne devait nous entendre, avec la restriction de ne pouvoir les divulguer ; une sorte de pacte secret qui m’engage totalement dans leur destinée. Au préalable, Sumba me précisa : « Nous sommes de la même famille maintenant »350, gage de confiance mais également de responsabilité l’un envers l’autre, de solidarité du fait d’appartenir à la même famille.’On peut se demander pourquoi ces révélations ont été faites, alors qu’elles n’étaient pas nécessaires à la réalisation de l’ouvrage. C’est là qu’intervient leur conception des relations entre les différentes personnes en présence et leur manière de mettre en place une valeur symbolique importante à leurs yeux. Cela va de fait impliquer un lien dit « familial » entre le « neveu » et la « tante », cette dernière est ainsi installée dans une situation de « responsabilité de famille » ayant des conséquences affectives plus prégnantes351.
La malchance est considérée par les Baka et les patients issus d’ethnies bantu qui viennent les consulter, comme une maladie (cf. troisième type de trouble indiqué précédemment). Faisant un parallèle avec les propos de Laplantine (1992 : 63) concernant la dysharmonie en référence au modèle fonctionnel déjà évoqué, la malchance est considérée comme une rupture d’équilibre entre l’homme et son environnement social, entre ses actions et les conséquences de celles-ci. Cette conception de la maladie est très différente du modèle ontologique essentiellement basé sur le biologique où la responsabilité du malade est totalement dégagée. Que ce soit la transgression d’interdits ou de mauvaises paroles proférées, la malchance ou une maladie comme le pian par exemple, n’arrivent pas par hasard, le malade en est en partie, voire totalement, responsable.
Le stade ultime de la maladie est la mort, vécue comme une décision de « Dieu » [kōmbā]. Prenons l’exemple de ce petit enfant de deux ans atteint d’une bronchite sérieuse, difficile à soigner.
‘Son père, un guérisseur très réputé, décide de l’amener à l’hôpital vu son état de santé critique : le médecin diagnostique une bronchite. L’enfant sort guéri en un peu moins d’une semaine. Or, un ou deux jours après sa sortie, il contracte le paludisme qui va l’affaiblir progressivement pendant une longue semaine pour déboucher sur un décès : la dernière journée, l’enfant a refusé non seulement de s’alimenter mais également de boire.’Pour le père de l’enfant, c’est une décision de Dieu. Le médecin occidental, quant à lui, invoque une cause physiologique comme la déshydratation et pense que la mort aurait pu être évitée. Cela ne veut pas forcément dire que les parents de l’enfant estiment qu’il devait de fait mourir, mais s’il est mort, c’est que Dieu l’a voulu. C’est la mort qui est ici imputée à Dieu mais pas nécessairement le fait de contracter la maladie (les esprits malveillants sont nombreux) ni même le cheminement de celle-ci. Parallèlement à cette interprétation, les parents s’avouent déçus de l’attitude de l’enfant qui détenait la responsabilité de sa guérison. Il apparaît clairement ici que la guérison n’est pas attendue comme une action essentiellement extérieure au malade – cette notion de responsabilité qui place l’individu au centre de sa maladie est essentielle dans la conception baka et renvoie à une notion plus large visant l’autonomie (évoquée au chapitre 3) –, contrairement à l’idée répandue en occident comme l’attestent les propos de Laplantine (ibid : 89) ci-dessous.
‘« … il nous est apparu que le discours du médecin contribue le plus souvent à renforcer l’interprétation spontanément, c’est-à-dire en fait culturellement, exogène du malade qui estime qu’il n’est pas directement impliqué dans sa maladie et que, corrélativement, la guérison ne peut être attendue que de l’extérieur. ».’Lorsqu’une personne meurt, ce qu’il advient d’elle est différent suivant qu’elle se sera bien comportée ou non au sein de sa famille, dans sa communauté ou ailleurs d’une manière générale.
Certains esprits de morts peuvent s’immiscer dans le corps d’une personne vivante qui de fait risque de tomber malade, les esprits qui visitent les corps de la sorte sont malveillants. Les esprits bienveillants, quant à eux, ont des actions plus anecdotiques comme « brouiller » les repères des chasseurs en forêt, par exemple, leurs actions sont appréhendées (interprétées) sur le mode de la plaisanterie (cf. Maget 2007). Lors de la cérémonie de la danse du feu [bōmbā], il est possible de voir ces esprits qui sont dans un autre monde.
Ce type de « sorcier, vampire, esprit maléfique », capable de lancer des fusils nocturnes ou diurnes, se transforme en gorille après sa mort, puis lorsqu'il est tué, il renaît en enfant non sorcier.
Pour avoir une idée en images de cet aspect, se référer à la dernière séquence du documentaire de Agland.
Sumba me considère comme la petite sœur de son père, [kàlè], et réciproquement il est mon neveu [nɔ̄kɔ̄], voire mon fils (de même lignée, cf. chapitre 3).
L’affect est forcément sollicité dans toute relation humaine mais dans le cas de relations familiales les implications sont plus importantes en ce qu’elles posent, entre autres, des responsabilités les uns envers les autres, donc le fait de poser la relation dans ce cadre dit « familial » aura comme conséquence un devoir de responsabilité - que l’on respectera ou non, la question n’est pas là, les faits sont posés, les actes sont à suivre.